Profitez-en, après celui là c'est fini

Ada Lovelace day

mars 24th, 2009 Posted in Interactivité

Sans aucun anniversaire-prétexte particulier, Suw Charman-Anderson a décidé que le 24 mars1, à compter de cette année 2009, serait le Ada Lovelace Day. L’opération consiste à s’engager à publier aujourd’hui un article consacré à une femme admirable du domaine de la technologie, dans le but de donner aux femmes des modèles positifs auxquels s’identifier.
Il se pose en effet une question : pourquoi diable les carrières technologiques sont-elles à ce point sexuées ? Une amie de ma fille, qui vient de s’inscrire dans une école d’ingénieur a découvert pour sa promotion une proportion de vingt-cinq étudiants pour une étudiante. On peut imaginer diverses raisons à une telle situation, des raisons culturelles, traditionnelles,… beaucoup iront même chercher des raisons psycho-biologiques. Quoi qu’il en soit, des femmes ayant pesé sur l’histoire des sciences, des techniques, et notamment de l’informatique, il y en a tout de même eu.

Je pourrais parler ici de Grace Murray Hopper (1906-1992), qui a inventé le compilateur, logiciel qui permet de transformer un programme intelligible à l’humain en une série de zéros et de un adaptés à l’ordinateur. C’est une des évolutions les plus déterminantes de l’histoire de l’informatique. Accessoirement, c’est à Grace Hopper que l’on doit la découverte du premier véritable « bug »2.
Je pourrais parler aussi de Susan Kare, née en 1954, à qui on doit une autre forme d’interface entre hommes et machines puisqu’elle est l’auteur des icônes et autres éléments visuels (typos, curseurs…) des premiers systèmes Macintosh, Windows, OS/2 et NeXT. En quelques pixels noirs ou blancs, il a fallu qu’elle invente des signes suffisamment simples et lisibles pour devenir évidents. C’est une œuvre de designer et non d’ingénieur, mais elle marque l’histoire de l’informatique d’une empreinte profonde.

Mais j’ai surtout envie de profiter de l’occasion pour parler d’Ada Byron elle-même, qui fut d’ailleurs, comme les précédentes citées, animée par le souci de faciliter la communication entre humains et machines.

Ada Augusta Byron King, comtesse de Lovelace (1815 – 1852) a grandi sans connaître son père, le célèbre Byron. La mère d’Ada s’était séparée du poète à la naissance de l’enfant, sans dire pourquoi (on a su bien plus tard que la raison était une liaison incestueuse entre Byron et sa sœur Augusta, dont il avait eu un enfant), ce qui fit courir les pires rumeurs et força Byron à quitter l’Angleterre pour toujours.

Parmi les faits qui avaient rendu Byron très populaire dans son pays, il n’est pas inintéressant de se rappeler qu’il a prononcé à la Chambre de Lords un discours pour défendre les Luddites, ces nouveaux compagnons de Robin des bois (venus de Nottingham !) qui combattaient par le sabotage la mécanisation des métiers du textile, au nom d’un énigmatique et mythique personnage, Ned Ludd. Les luddites combattaient en fait les inventions de Vaucanson et de Jacquard, qui ont eu une énorme influence sur Ada Lovelace et Charles Babbage.

La mère d’Ada, Annabella Milbanke, semble avoir eu pour obsession d’éloigner sa fille de l’art et de la poésie. Elle l’a donc encouragée à s’intéresser aux mathématiques (étant elle-même mathématicienne) et lui a présenté des précepteurs dans ce but dès son plus jeune âge. À onze ans, dans ses lettres à sa mère, Ada parlait avec enthousiasme de son apprentissage de la règle de trois et des nombres décimaux. Deux ans plus tard, elle lui réclamait des livres et des planches ornithologiques afin de mettre au point une machine à voler calquée sur les ailes d’oiseaux mais rapportée aux proportions humaines.
L’ingénierie n’était pas une occupation habituelle pour les jeunes filles. Il y a des précédents, comme Hypatie d’Alexandrie (lapidée par de peu charitables chrétiens au cinquième siècle de notre ère qui l’accusaient d’avoir éloigné de la religion son ami le préfet d’Alexandrie), Émilie du Châtelet ou encore la scientifique Mary Sommerville qui, justement, a présenté Ada, alors agée de dix-sept ans, à Charles Babbage. Séduit par le talent de cette jeune femme qu’il a un jour surnommée « l’enchanteresse des nombres », Babbage l’a embarquée dans l’aventure de la machine analytique, le premier véritable ordinateur (resté inachevé par manque de fonds), qui aurait dû fonctionner avec des engrenages et un moteur à vapeur.

Ada Lovelace s’est mariée jeune (à William King, premier comte de Lovelace, né en 1805 et décédé en 1893), mais elle a toujours manifesté le souhait d’avoir une « profession » malgré une position qui ne s’y prêtait pas puisqu’elle était issue de familles extrêmement riches et célèbres3.

En 1842-43, elle a consacré des heures de travail aux côtés de Babbage à comprendre son œuvre, à l’expliquer à d’autres et à réfléchir à ses applications. Devenue une figure du panthéon de l’histoire de l’ordinateur, elle est créditée par beaucoup de la création du premier programme informatique, un algorithme pour le calcul des nombres de Bernoulli, publié en annexe de sa traduction (copieusement annotée) d’un article de Luigi Menabrea publiée en 1843 dans la collection Scientific Memoirs — publication savante qu’elle n’a pu signer que de ses initiales AAL (Augusta Ada Lovelace), car une contribution scientifique signée d’un nom féminin, ça n’aurait pas été convenable.

D’autres considèrent sa récente célébrité posthume comme une imposture, tel l’historien de Babbage Bruce Collier qui, à la lecture de la correspondance des mathématiciens explique de manière extrèmement catégorique : It is no exaggeration to say that she was a manic depressive with the most amazing delusions about her own talents, and a rather shallow understanding of both Charles Babbage and the Analytical Engine…4
Je doute que l’histoire tranche car il s’agit d’une affaire de conviction intime, presque d’une question de foi. En effet les historiens qui voient en Ada Lovelace une fondatrice de la science informatique se basent exactement sur les mêmes documents que ceux qui considèrent son apport comme négligeable.
Pour moi, l’apport d’Ada Lovelace aux travaux de Charles Babbage est à la fois immense et impossible à quantifier. Elle a été la personne qui a le mieux compris la machine analytique et la machine différentielle après Babbage lui-même, peut-être même la seule à en avoir réalisé toute la portée, au delà de Babbage lui-même : tandis qu’il se passionnait pour les questions mécaniques et sautait d’une idée à l’autre, Ada, elle, avait perçu avec un siècle d’avance que ce que l’on nomme désormais ordinateur irait bien au delà du simple calcul mathématique — elle a même prédit que l’ordinateur pourrait un jour servir, par exemple, à générer de la musique en transformant les règles de la composition harmonique en un programme. Rien que pour cela, elle a été un interlocuteur irremplaçable pour le mathématicien et nous époustoufle par ses prémonitions éclairées.

On montre généralement d’Ada Lovelace deux portraits.
L’un est une belle peinture réalisée par Margaret Carpenter5 en 1836 (Ada avait donc vingt-et-un ans) et qui est aujourd’hui la propriété du gouvernement britannique. La mathématicienne est représentée en pied dans une pose  conquérante et digne. L’autre image classique est un dessin, très souvent copié et reproduit, bien plus « girlie à la mode victorienne » d’après un portrait d’Edward Chalon (1838) : petit sourire bête, regard fade et joue rose. On dit qu’elle ne l’aimait pas.

Il existe aussi un beau daguerréotype qui date d’avant son mariage et des miniatures réalisées pendant son enfance.

Et puis il y a la photographie, que je reproduis en tête de l’article, et qui a été prise en 1850, c’est à dire deux ans avant la mort d’Ada. C’est une photographie étrange. La mathématicienne semble triste et angoissée. Il est vrai que la vie qu’elle menait ne lui plaisait pas. Ada avait une certaine estime pour son époux mais leurs rapports n’allaient guère plus loin, ainsi que le voulait la convention de l’époque, et puis il semble que ç’ait été un homme violent. Elle s’occupait de ses enfants comme d’un devoir, d’une corvée, sans grande conviction — elle les mentionne d’ailleurs assez rarement dans ses lettres.
Bien que sa famille ait été richissime, l’argent de poche que lui donnaient son mari et sa mère la forçaient à compter chaque sou. Sa seule vraie dépense, c’étaient les livres… Et plus tard les paris au derby d’Epsom (qui la ruinèrent littéralement). Souvent malade, traitée au laudanum (une drogue dérivée de l’opium, extrêmement répandue à l’époque), elle est morte à trente-sept ans d’un cancer de l’utérus et plus encore, de son traitement à base de saignée.

Trois mois avant de mourir, Ada a appelé son époux auprès d’elle pour lui confesser ses pêchés. On ne saura rien de leur conversation exacte (on sait qu’elle a évoqué une liaison), mais le récit d’Ada rendit William King fou de rage : il a alors fait savoir à ses domestiques qu’Ada ne serait plus la maîtresse de la maison, rôle qu’il confie à sa belle-mère, Lady Byron, venue assister aux derniers mois de l’agonie de sa fille et lui expliquer longuement que la souffrance physique est le plus sûr chemin vers l’absolution.

Bien qu’elle ait eu, comme elle le voulait, une profession (non-rémunérée, mais peu importe), et bien qu’elle ait compté parmi ses amis des gens aussi brillants que Florence Nightingale, Charles Dickens ou Michael Faraday, Ada semble avoir vécu sa courte existence comme un oiseau en cage. Le sommet de sa carrière aura été la publication semi-anonyme d’un article sur la machine de Babbage.

Échappant in fine à l’autorité envahissante de sa mère — qui d’ailleurs n’a pas assisté à l’enterrement —, elle a finalement été inhumée aux côtés du père qu’elle n’a jamais connu, à l’église St Mary Magdalene de Hucknall Torkard, dans les environs de Nottingham.

C’est en son honneur qu’a été nommé le langage de programmation ADA, créé par Jean Ichbiah pour le ministère de la défense américaine au cours des années 1970.
Le nom du site Internet äda’web (une des premières galeries d’art contemporain en ligne, fondée en 1994 par Benjamin Weil et John Borthwick) est aussi un hommage à la mathématicienne.
Ada Lovelace est évidemment un personnage clé du roman The Difference Engine (La Machine à différences – titre qui aurait plus judicieusement été traduit par La machine différentielle), de Bruce Sterling et William Gibson. Ce roman, qui constitue un peu le manifeste de la science-fiction « Steampunk », dont l’argument ici est : comment serait le monde si Charles Babbage avait achevé son oeuvre et que l’histoire de l’informatique industrielle avait commencé cent ans plus tôt ?
La britannique Lynn Hershman-Leeson a réalisé en 1997 un film étrange et un peu pénible intitulé Conceiving Ada, dont je parlerai un jour, qui établit un parallèle entre la vie d’une jeune londonnienne contemporaine et l’existence d’Ada Byron.

  1. La date de cette célébration change désormais sans cesse : en 2013, le Ada Lovelace Day, est le 15 octobre. []
  2. Contrairement à ce que j’avais écrit dans un premier temps, le mot « bug » est ancien a et on l’utilisait en éléctricité et en télégraphie. En revanche ce que Grace Hopper a découvert, c’est une erreur informatique causée par un véritable insecte. Voir la précision signée « shadow » en notes []
  3. Dans ADA The enchantress of numbers, Betty Alexandra Toole explique que de nos jours, Ada Lovelace aurait été en couverture de la presse people []
  4.  The Difference Engine. Charles Babbage and the quest to build the first computer by Doron Swade  []
  5. Margaret Carpenter, née en 1793 et décédée en 1872, est un peintre britannique très célèbre en son temps, héritière de la manière de Sir Thomas Lawrence. Elle a principalement peint les célébrités de son temps.  []
  1. 5 Responses to “Ada Lovelace day”

  2. By david t on Mar 24, 2009

    même si ada lovelace n’avait pas entièrement compris le travail de babbage, comme le laissent croire certains historiens, il est certain d’abord que cette technologie était, à l’époque, incompréhensible sans un grand effort d’abstraction hors de portée même des gens cultivés. quand on fait de l’histoire, il faut se garder des anachronismes: des mathématiques à l’automatisation des calculs, et éventuellement au concept d’ordinateur, il y a un pas énorme, que l’on ne mesure plus car il a été franchis maintes fois pour nous. ada était donc très certainement l’une de celles qui a le mieux compris, à l’époque, l’idée de babbage.

    ce que je comprends également, c’est qu’ada a, en quelque sorte, poétisé la recherche de babbage, et en ce sens son travail est un véritable pont vers le futur, qui relève autant de l’essai technique que de la littérature de science-fiction. on pourrait dire qu’elle a, en quelque sorte, révélé, non seulement le fonctionnement, mais aussi le fantôme de la machine, qu’elle a donné mots à cet apparent mystère qui rend l’informatique si fascinante aux non-initiés…

    le rôle d’ada est aussi un peu celui de la muse présidant à la naissance de l’informatique, l’inspiration d’un homme vieillissant qui autrement n’y aurait sans doute pas cru lui-même. bien sûr, ça peut sembler réducteur de la présenter comme ça, mais la conclusion est la même: sans ada, où en serions-nous aujourd’hui?

    je surveillerai donc les prochains 24 mars pour tes articles sur grace hooper et susan kare. :) et, tant qu’à faire, pourquoi pas roberta williams, co-auteure (entre autres) de la série king’s quest? et il y a ma petite soeur qui termine sa maîtrise en informatique: quand elle me parle de ses recherches, je suis complètement largué.

  3. By Jean-no on Mar 24, 2009

    Roberta Williams, bien sûr, on lui doit directement les jeux d’aventure interactifs.
    Pour Ada Lovelace, je pense que l’historien qui est très anti-Ada est surtout vexé de ne pas avoir vu venir la popularité de la demoiselle : il a travaillé des années sur Babbage, il a longtemps dû être le seul spécialiste, et tout d’un coup, on lui parle d’une fille qu’il avait considérée comme négligeable et à qui l’on prête subitement une importance énorme.
    Je suis pour ma part persuadé que sans cette interlocutrice constante, Babbage n’aurait pas pu pousser ses travaux aussi loin.

  4. By shadow on Mar 24, 2009

    Juste une petite précision concernant l’origine du « bug » informatique :
    « Accessoirement, c’est à Grace Hopper que l’on doit la primeur de l’emploi du mot “bug”. »
    Ce n’est pas tout à fait vrai ; le terme est plus ancien, et précède les débuts de l’informatique. Edison l’avait par exemple déjà employé en 1878 dans une lettre.

    Une possible origine serait liée aux débuts du télégraphe électrique ; un clavier d’émission en morse de l’époque avait un scarabée gravé dessus, et était délicat à manier. Les débutants créaient donc des perturbations sur la ligne à cause du « bug ».

    Wikipédia ( http://en.wikipedia.org/wiki/Software_bug#Etymology ) montre une copie d’une note rapportant le « bug » de 1947, avec à côté de l’insecte l’inscription « First actual case of bug being found », ce qui indique là encore que le terme était déjà existant, même si cette fois, un véritable bug/insecte étant la cause du bug informatique.

    http://www.clve.fr/sabircyber/bug.htm donne aussi quelques informations intéressantes.

  5. By Jean-no on Mar 24, 2009

    @Shadow : Merci de ces précisions, j’ai modifié l’article.

  6. By Olivier SC on Mar 24, 2009

    Et ce 24 mars, c’est le premier Ada Lovelace day. Vous en êtes au travers de ma Revue de blogs. Merci pour ce bel article !

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