Ordinateurs antropomorphes
novembre 22nd, 2008 Posted in indices, VintageToujours dans ma quête de compréhension des clichés (fondés ou fantasmatiques) qui entourent l’informatique, je profite de la mise en ligne du fonds d’images de Life magazine sur Google images pour retrouver d’anciennes couvertures du magazine américain Time (le propriétaire de Life).
Time magazine est un journal extrêmement important, notamment parce qu’il est bien plus international que ses concurrents Newsweek et USA Today. Qu’un sujet ou une personne soit en couverture de Time est généralement la preuve qu’il s’agit d’un sujet qui compte, pas d’un sujet forcément très original, mais au contraire d’un sujet qui synthétise les préoccupations du moment ou qui mérite de le faire. Les couvertures de journaux constituent un média à part entière, et celle de Time, à égalité avec celle de Life lorsque ce journal était encore publié, plus qu’aucune autre. Ce sont peut-être les couvertures de Time qui ont transformé en stars populaires internationales des non-américains comme le commandant Cousteau, le mahatma Gandhi ou encore Albert Einstein.
Les couvertures de Time dans les années 1950 sont presque exclusivement des illustrations de Boris Artzybasheff, et il s’agit presque toujours de portraits de personnes en vue. Boris Artzybasheff, ukrainien d’origine, dont l’œuvre est extrêmement prolifique, est un illustrateur assez étonnant, qui dessinait des portraits assez classiques d’après photo, comme pouvait en faire aussi Norman Rockwell par exemple, mais qui aimait semble-t-il surtout réaliser des illustrations qu’on a souvent qualifié de « surréalistes » et dans lesquelles, à la manière des studios Disney, il appliquait un traitement anthropomorphique à des objets.
Il a eu très peu d’occasions d’exprimer cette obsession « animiste » en couverture du très sérieux Time magazine, mais ça lui est tout de même arrivé plusieurs fois, et notamment avec l’ordinateur.
La première couverture, datant de janvier 1950 est intitulée Mark III – Can man build a superman? Elle fait allusion à l’annonce de la création du Harvard Mark III, l’ordinateur le plus puissant au monde en 1950. Le dessin nous indique qu’il s’agit d’une machine pensante et agissante de la marine américaine. La légende (l’homme peut-il fabriquer un surhomme ?) induit l’idée d’une supériorité de la machine sur ses créateurs et rentre en droite ligne dans le sentiment de fascination à la fois inquiète et enthousiaste qui saisissait la conscience mondiale de l’après-guerre au sujet de la science et de la technologie (qui n’ont jamais tant progressé que pendant la seconde guerre mondiale justement) et qui était loin de se limiter à la peur de la bombe atomique. Les ordinateurs, qu’on appelait déjà radio brain (cerveau-radio, car comme les postes-radio, ils fonctionnaient à l’aide de lampes à vide) faisaient eux aussi partie de cette mythologie de la technique-qui-dépasse-l’homme.
La seconde couverture (mars 1955) représente Thomas J. Watson Jr, fils du fondateur d’IBM et lui-même directeur de la compagnie depuis 1952. La légende est : IBM’s Thomas J. Watson Jr – clink clank think. Derrière le portrait du businessman, on peut voir un ordinateur à la limite du robot dont les yeux sont composés d’un lecteur de bandes magnétiques1 . Les trois mots, Clink, clank, think sont intéressants. Clink et clank sont deux onomatopées qui peuvent être utilisées comme verbes en anglais et qui évoquent des sons métalliques mécaniques (c’est à dire quelque chose de bête). Le mot suivant, think (qui, je le précise pour ceux qui ont fait allemand, signifie « penser ») est autrement lourd de sens. L’attitude de l’ordinateur me semble extrêmement étrange : est-ce qu’il n’a pas l’air d’être en train d’appuyer sur un bouton (lequel ?) en nous faisant malicieusement signe de ne pas en avertir le président d’International Business Machines, son fabriquant ? Curieux, non ? Cette fois non seulement la machine pense, mais elle pense de manière indépendante puisqu’elle se montre capable de cacher quelque chose à son propre créateur.
Dans un autre registre je trouve amusantes les deux couvertures reproduites ci-dessus. La première, datée de juin 1953, parle du cinéma en 3D, qui venait juste de prendre son envol (la théorie et les brevets existaient depuis longtemps mais les projections destinées à un public nombreux en étaient à leurs débuts, avec les films Bwana Devil, It came from outer space, etc. La légende est 3D – Euclyd had a word for it (3D – Euclide avait un mot pour ça) et je ne suis pas sûr de comprendre le mot dont il est question, Euclide s’étant penché sur un grand nombre de sujets en rapport avec les formes dans l’espace (géométrie) ou leur représentation (perspective).
La dernière couverture de cette sélection (novembre 1953), qui représente un être anthropomorphe composé, un peu à la manière d’Arcimboldo, d’objets en rapport avec la photographie (appareil, flash, sacoche, pellicule, posemètre, trépied) m’intéresse pour sa légende : Amateur photographer – Every man his own artist. C’est à dire : Photographe amateur, chacun est son propre artiste. La bizarerie principale de ce sujet de couverture est qu’en 1953, la photographie amateur est plus que cinquantenaire (si on veut bien considérer que son histoire commence avec les pellicules et les appareils Kodak en 1888). Ensuite, il y a cette affirmation que l’on peut devenir son propre artiste, s’approprier le fait créatif/artistique par la grâce d’un progrès technologique. Aujourd’hui, un peu plus de cinquante ans plus tard, en pensant à tous les débats qui entourent la question de l’amateurisme sur Internet (Wikipédia, MySpace, eBay, blogs journalistiques, etc.), et sans en déduire quoi que ce soit de précis d’ailleurs, je trouve cette légende assez intéressante.
- L’utilisation du lecteur à bandes comme mémoire de masse en informatique était à l’époque récente, mais elle a symbolisé l’informatique, à égalité avec les cartes perforées, jusqu’à la toute fin des années 1970 [↩]
5 Responses to “Ordinateurs antropomorphes”
By Wood on Nov 22, 2008
Ce qui est amusant, c’est que personne n’irait qualifier, par exemple, une pelleteuse de « surhomme ». Pourtant elle développe une force bien supérieure à celle de l’homme. D’une façon générale, si on construit des outils c’est pour faire des choses que nous ne pouvons accomplir tous seuls.
By Jean-no on Nov 22, 2008
Ni la pelleteuse, ni l’automobile, qui prend sûrement plus de place que l’homme sur terre, géographiquement parlant, et qui est peut-être la première force géopolitique.
Mais l’idée de concurrence avec l’ordinateur est quelque chose de très fréquent. Il faudra que je fasse un post sur l’histoire des joueurs d’échecs mécaniques, de Vaucanson à Big Blue, et de la panique qui entoure l’idée que le meilleur joueur humain puisse perdre contre le meilleur IBM.
By Wood on Nov 22, 2008
Je ne crois pas que Vaucanson ait construit de joueur d’échec mécanique. Je ne me souviens plus du nom du type qui avait construit le « grand turc », mais ce n’était pas lui…
Cet automate était d’ailleurs une imposture, comme tout le monde le sait aujourd’hui.
By Jean-no on Nov 22, 2008
oui ce n’est pas Vaucanson c’est Kempelen bien sûr, au temps pour moi. C’était un canular mais il a beaucoup frappé les esprits sur le mode de la machine supérieurement intelligente à l’homme.
Chez Vaucanson il y a aussi des mystifications : la digestion de son canard, censée expliquer la machine-organisme était en fait un tour de passe-passe, ainsi que l’a découvert Robert Houdin.
By Rama on Nov 25, 2008
Oh, un Leica III avec un 50mm téléscopique.