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GoldenEye

décembre 26th, 2013 Posted in Hacker au cinéma, James Bond, Ordinateur au cinéma

goldenEye_dvdL’année 1995, qui marque le début de la diffusion d’Internet auprès du grand public, est très riche en fictions mettant en scène des thèmes liés à l’informatique : Hackers, Traque sur Internet, AssassinsVirtuosity, Johnny Mnemonic…
Le sixième plus important succès cinématographique de 1995 a été GoldenEye, un des épisodes les plus rentables de l’histoire de la série des James Bond. L’agent secret britannique y était interprété par Pierce Brosnan, qui succédait tout juste dans le rôle à Timothy Dalton, dont le dernier film de la série, Licence to kill, datait de 19891.
GoldenEye est le premier James Bond à avoir été tourné après l’effondrement de l’Union soviétique et la création de la Fédération de Russie, en 1992. Le pays connaît alors une brutale mutation sous la présidence de Boris Elstine : les services publics sont ruinés, supprimés, vendus, et d’immenses fortunes d’origine souvent douteuse se constituent tandis que la majorité de la population fait face à une grave crise économique. Il est devenu possible d’être riche, mais il est plus fréquent que jamais d’être pauvre. Le Fonds monétaire international, la banque mondiale et, avec eux, tous les pays non-communistes, soutiennent cette évolution, plus intéressés par la libéralisation économique du pays que par la condition des Russes, dont l’espérance de vie et le taux de fertilité ont brutalement chuté à l’époque. Les retraites versées ne suivent pas l’inflation et la solde des militaires ou le salaire de nombreux fonctionnaires ne sont plus payés. La démocratie est encore fragile : en 1993, le président Elstine a dissous le congrès (illégalement) et envoyé des chars contre les parlementaires qui contestaient sa décision, provoquant un quasi-guerre civile de deux semaines.
C’est dans ce contexte très incertain qu’est sorti GoldenEye.

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Le générique de GoldenEye montre des statues de Lénine en train de tomber. Une séquence du film se déroule par ailleurs dans une sorte de décharge plein de statues allégoriques des grandes heures de l’utopie socialiste, visiblement abandonnées : difficile de trouver une métaphore plus claire.

La Russie, qui n’est plus vraiment un ennemi pour les services secrets britanniques, dispose d’une (en fait, deux, mais passons sur les détails) arme secrète terrible, « GoldenEye », un satellite artificiel destiné à diriger sur l’endroit de son choix une impulsion électro-magnétique capable de neutraliser voire de faire exploser tout équipement électronique2. Comme souvent dans les James Bond, l’ennemi n’est pas la Russie, mais une organisation criminelle, Janus (qui est aussi le nom de celui qui dirige l’organisation) qui comme le S.P.E.C.T.R.E. des anciens films de la série pratique le chantage à l’aide d’armes apocalyptiques dérobées aux grandes puissances militaires, amies ou ennemies.

Le dirigeant de Janus est un ancien collègue et ami de James Bond, tenu pour mort depuis des années, qui s’avère être aussi un enfant de cosaques de Lienz, des anti-communistes engagés aux côtés de l’armée allemande qui s’étaient rendus aux Britanniques à la fin de la seconde guerre mondiale mais avaient été remis par ces derniers à leur ennemi juré, Staline, qui les a massacrés, avec femmes et enfants, de manière impitoyable. Le but secret de Janus est de soumettre Londres à une impulsion électro-magnétique afin de ramener la capitale du Royaume-Uni au Moyen-âge3 juste après y avoir dérobé électroniquement des milliards de livres sterling.
Je ne vais pas raconter tous les rebondissements du film, mais s’il m’intéresse, c’est avant tout parce qu’il met en scène deux personnages d’informaticiens, qui n’hésitent pas à devenir « hackers », ou plutôt « crackers », c’est à dire pirates informatiques. L’un, Boris, pirate pour gagner de l’argent, ce qui fait de lui un « chapeau noir », comme on désigne les « crackers » malveillants, et l’autre, Natalya, le fait pour lutter contre les exactions de son collègue, ce qui fait d’elle un « chapeau blanc », comme le folklore des hackers désigne les pirates informatiques « utiles ».

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Boris s’amuse à modifier les mots de passe de Natalya et à la dessiner en petite tenue. Pour lui, tout relève du jeu, y compris la destruction d’une ville ou le massacre de ses propres collègues. Ce n’est ni la première ni la dernière occurrence du poncif qui fait du « petit génie de l’informatique » un personnage dénué de sens moral, ou même de sens commun, par ailleurs frustré affectivement et incapable de communiquer normalement avec les femmes.

Au début du récit, Boris Grishenko (Alan Cumming) et Natalya Simonova (Izabella Scorupco) sont deux employés d’une station de communications russe. Ils sont collègues et ont des rapports amicaux, mais leurs tempéraments sont bien différents. Boris est taquin et fait preuve d’un humour graveleux auquel Natalya répond avec une froideur exaspérée. Il est joueur, elle est sérieuse. On retrouve ici un motif plutôt banal mais auquel il n’est pas inintéressant de réfléchir, celui de la jouissance et de la créativité comme motivations et comme prérogatives masculines, opposées au sens du devoir comme obligation féminine4. Boris aime pirater les serveurs du ministère de la défense américain, par simple goût de l’exploit. Mais ce que les scénaristes nomment « pirater », ici, consiste surtout à trouver les bons mots de passe puis à lancer des logiciels malicieux.

Alors que Boris sort fumer une cigarette et que Natalya se sert un café en cuisine, un général russe corrompu et la meurtrière Xenia Onatopp entrent dans la station de communication satellitaire, officiellement pour effectuer une inspection, mais en réalité pour la détruire à l’aide du satellite GoldenEye. Quelques jours plus tôt, ils avaient dérobé en France un hélicoptère Eurocopter Tigre, théoriquement capable de résister à une impulsion électro-magnétique5. Boris et Natalya sont les seuls survivants, mais ignorent chacun que l’autre est en vie.

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Amusant défi pour les décorateurs du film : imaginer l’apparence à donner à une boutique informatique dans la Russie post-socialiste, qui accède à des biens étrangers jusqu’ici rares, tout en ayant la réputation d’être un champ de ruines économique et social que se disputent des organisations mafieuses, et un pays sous-équipé dont les rues restent encombrées d’automobiles minuscules et défectueuses. L’enseigne IBM crasseuse rappelle plutôt les boutiques des films d’espionnage des années 1960.

Parvenue à Saint-Pétersbourg, Natalya tente d’entrer en contact avec Boris, dont elle ignore la traitrise, par e-mail. Mais dans la Russie de Boris Elstine que décrit le film, les ordinateurs restent une denrée rare, et Natalya doit recourir à une ruse : elle laisse entendre à un vendeur informatique qu’elle compte acheter des dizaines de machines pour le compte d’écoles étrangères afin que ce dernier la laisse en essayer une. Elle réclame le dernier cri : « compatible IBM avec disque dur de 500 Mo, CD-Rom et modem 14400 »6.
L’interface de communication qu’emploie Natalya ne ressemble pas tellement à un logiciel de gestion d’e-mails, mais plutôt à une interface de messagerie instantanée : les phrases s’affichent les unes au dessus des autres, touche par touche, accompagnées d’un dessin qui représente leur émetteur. Les éléments ont une apparence énorme et encombrent tout l’écran. Ces interfaces sont assez typiques de l’époque des débuts de l’Internet personnel par leur simplicité apparente et leur didactisme : l’arrivée d’un message est signalée par un message qui occupe tout l’écran, et on nous montre le trajet des paquets de données à grand renfort de mappemondes. Toutes les communications montrées dans le film sont synchrones, c’est à dire qu’il faut se trouver devant l’ordinateur au moment où un message est envoyé pour le recevoir.

Oscilo

Dans ce qui semble être son appartement personnel, Boris dispose d’un ordinateur, mais aussi d’un oscilloscope, accessoire incongru. On notera l’énorme message « Incoming Email » qui signale l’arrivée d’un message, puis la forme des messages, qui ne ressemblent pas vraiment à des e-mails mais plutôt à des bribes de conversation instantanée du genre IRC ou Twitter.

Plus tard dans le film, Natalya fait la démonstration de ses talents d’informaticienne pour découvrir à quel endroit du monde se trouve la seconde antenne capable de piloter le satellite GoldenEye. Le trajet des données sur le réseau est présenté visuellement : on voit des lignes se tracer entre les continents, faisant des sauts d’un pays à l’autre, dans le but de brouiller les pistes. Lorsque Boris, qui se trouve à Cuba, comprend que Natalya est en train de le localiser, il court arracher physiquement des circuits électroniques de l’ordinateur qu’il utilise, plutôt que simplement de le déconnecter.

goldenEye_pass

Le hacking dans GoldenEye : trouver le bon mot de passe, puis lancer un programme qui montre sur une mappemonde le trajet effectué par les données…

Pas la peine de s’attarder à raconter qu’à la fin du film, les méchants et les traîtres périssent tandis que James Bond gagne la partie et termine l’aventure en enlaçant la jolie Natalya. Boris est trop négligeable et trop lâche pour être tué par James Bond : il survit à l’explosion de la base cubaine où il se trouvait, mais ne profite pas longtemps de sa bonne fortune, car, alors qu’il crie victoire, une citerne d’azote liquide se déverse sur lui, le transformant en statue de glace.

goldenEye_boris_endl

Comme tous les films de la série James Bond, GoldenEye exprime les mythologies de son temps (ici : la Russie post-Gorbadchev et le piratage informatique) tout en participant à les construire, à les diffuser et à les sédimenter dans l’esprit du public, et ce avec un scénario étonnamment constant : un fou mégalomane veut détruire le monde ou au moins la Grande-Bretagne pour assouvir une sombre vengeance tout en devenant riche. Et bien entendu, il échoue et est puni de sa démesure.
Tout en n’étant rien d’autre qu’un James Bond, GoldenEye se laisse regarder.

  1. Notons que GoldenEye sort exactement dix ans après Dangereusement vôtre (A view to a kill), qui accompagnait aussi l’histoire de l’informatique de son temps, puisque le « méchant », Max Zorin, était un fabricant de microprocesseurs. []
  2. L’Impulsion électro-magnétique, ou E.M.P., existe bel et bien et permet effectivement de détruire les équipements électroniques et de neutraliser les communications. Le moyen le mieux maîtrisé pour obtenir ce genre d’effet est de faire exploser une bombe atomique à une altitude déterminée dans l’atmosphère. Une allusion à l’E.M.P. est faite dans un autre James Bond : A View to a Kill. []
  3. L’idée de l’Angleterre revenue au Moyen-âge est un thème récurrent de la science-fiction post-apocalyptique depuis Le dernier homme (Mary Shelley, 1923) jusqu’à Doomsday (Neil Marshall, 2008), en passant par After London (Richard Jeffries, 1885) et The Shape of Things to come (H.G.Wells, 1933). []
  4. La question des rôles sexuels est renforcée par le personnage de Xenia Onatopp (Famke Janssen), dont le nom est un calembour assez transparent (« on the top »), âme damnée de Janus, qui atteint l’orgasme par le meurtre. L’initiative sexuelle, chez une femme, est ici assimilée à de la perversion, à un dérèglement des sens. Notons aussi que c’est dans ce James Bond qu’apparaît pour la première fois l’actrice Judi Dench dans le rôle de « M », à la tête des services secrets britanniques. C’est sans doute vers cette période que les femmes cessent d’être de simples accessoires décoratifs dans la série James Bond, sans pour autant cesser de véhiculer un discours sexiste : la maman « M », les hystériques comme Xenia Onatopp, les bonnes filles sages,…
    Les personnages féminins qui réclament l’égalité sexuelle sont généralement punie sans pitié par les scénaristes. []
  5. Là encore, il ne s’agit pas d’une fantaisie de scénaristes, le Tigre, produit depuis 1991, est effectivement prévu pour résister à la foudre ou aux impulsions électro-magnétiques. []
  6. Au passage, on remarquera la présence régulière, au cours du film, du logo du système d’exploitation d’IBM, OS/2 Warp, qui se voulait le grand concurrent de Windows à l’époque. []
  1. One Response to “GoldenEye”

  2. By Wood on Déc 27, 2013

    Goldeneye est aussi et surtout le premier rôle de Judi Dench en tant que M, qu’elle conservera durant 7 films, soit 3 de plus que Pierce Brosnan.

    Personnellement, je trouve que c’est avec elle que pour la première fois M devient un personnage intéressant.

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