Profitez-en, après celui là c'est fini

Les jeux de l’esprit

mars 25th, 2013 Posted in Écrans et pouvoir, Lecture, Sciences

jeux_de_l_espritJe n’avais jusqu’ici jamais lu Pierre Boulle, je ne connaissais son œuvre que par des adaptations cinématographiques : Le pont de la rivière Kwaï et La planète des singes. Antoine Blanchard m’a recommandé de lire Les jeux de l’esprit, paru en 1971 et apparemment plus réédité depuis le milieu des années 19701. Ce roman m’intéresse pour deux de ses grands thèmes : celui des jeux télévisés violents, et celui du gouvernement par les savants.

Au début du XXIe siècle, le monde désespère de sa classe politique, et la classe politique elle-même se décourage de l’exercice du pouvoir. Révoltés par la bêtise ambiante, un petit groupe de savants se lance dans un projet révolutionnaire, au sens politique du mot : en secret, ils mettent au point un nouveau système de gouvernement, où l’élection est remplacée par le mérite scientifique. L’idée est révélée le même jour au monde entier, par des tribunes dans la presse, signées par la totalité des titulaires du prix Nobel. Les prix Nobel, qui ne sont pas habilités à postuler à la présidence, constituent le jury qui permet de déterminer quels valeureux scientifiques seront élus. Les concurrents doivent être âgés de trente-cinq à cinquante ans. Les épreuves de mathématiques, d’astronomie, de chimie ou de physique permettent d’éliminer la plupart des candidats. Les treize derniers sont alors évalués sur leur programme politique, sur ce qu’ils proposent de réaliser au cours de leur mandat, lequel doit durer neuf ans. Le vainqueur devient président, et les autres deviennent ses ministres, dans un ordre d’importance qui dépend de leur classement au concours.
La « conspiration des Nobels », comme on la surnomme rapidement, tombe à point nommé et ses propositions sont immédiatement acceptées par tous les gouvernements du monde. La communauté scientifique, qui a toujours été internationale, abolit aussitôt les nations, élit le président et ses ministres, et change la face du monde en délaissant le jeu politique pour un rationalisme pragmatique et égalitaire qui, très rapidement, abolit la faim dans le monde, endigue le problème de la surpopulation et permet de limiter le temps de travail de chacun à deux heures quotidiennes. Le pari des savants semble gagné et leur permet un temps d’oublier la terrible rivalité qui sépare les physiciens des biologistes, qui s’accusent mutuellement d’anthropocentrisme.
Seulement voilà, ces succès sont rapidement entachés par une épidémie de mélancolie qui frappe les habitants de la Terre et provoque une épidémie de suicides. De plus, de nombreuses personnes sont atteintes d’un autre mal : une totale perte de confiance en soi, qui amène des gens habituellement compétents, comme les pilotes d’essai, à perdre leurs moyens lorsqu’ils ne sont plus assistés par des machines. Le reste du monde s’abrutit de confort et en demande toujours plus.

Cela ne suffisait pas aux anciens habitants des taudis qui exigeaient l’air conditionné partout, le téléphone et la télévision dans chaque pièce, des fenêtres et des stores à commande automatique qu’on pût manœuvrer du lit et, en général, un équipement mécanique, électrique, électronique destiné à éviter tout effort. Chaque famille voulait avoir sa piscine. Cette soif de bien-être, ce désir du monde de s’approprier les acquisitions de la science et de la technique sans en comprendre l’esprit et sans avoir participé à l’effort intellectuel de découverte, ne se limitaient pas aux habitations. Pour les satisfaire il fallait construire des villes nouvelles, où les rues et les places étaient chauffées l’hiver et rafraîchies l’été.

Les scientifiques sont bien conscients que le confort ne suffit pas et qu’il faut remplir les existences de manière « spirituelle ». Ils inventent un hymne à la science, un drapeau, des rites, et tentent de pousser chacun à assister à des conférences pour découvrir l’émerveillement intellectuel que l’on peut ressentir face aux prodiges de la nature. Les populations s’y engagent, mais sans grand enthousiasme. Et lorsqu’un astronome ou un mathématicien parviennent à faire naître un peu d’intérêt chez leurs auditeurs, c’est parce que ces derniers pensent que les étoiles servent à établir des horoscopes et que les mathématiques sont un moyen pour gagner aux jeux de hasard. Les scientifiques voulaient absolument éviter que ne naisse, comme dans de nombreux romans de science-fiction, une société divisée en deux classes : des savants qui dirigent et la masse superstitieuse qui accepte d’être gouvernée pour peu qu’on la laisse tranquille. Les scientifiques sont déçus, mais aussi inquiets de voir le nombre de suicides augmenter sans cesse. Désespérés, ils décident de confier la vice-présidence à Betty Han, une psychologue brillante qui avait prévu tous ces écueils et qui propose, pour tromper l’ennui de la population mondiale, d’organiser des jeux ultra-violents aptes à faire vibrer à l’unisson les milliards d’humains.

Mad Max

Un photogramme extrait de Mad Max: Beyond Thunderdome. Le «dôme du tonnerre» est une cage où ont lieu des duels à mort : deux personnes y entrent, une seule en sortira et tous les coups sont permis pour satisfaire la soif de sang du public. Les jeux ultra-violents sont un thème classique de la science-fiction.

Et ça marche. Face à un spectacle odieux et sanglant, où des équipes mixtes de « super-catch », vêtues d’un simple slip et équipées d’un couteau s’entre-égorgent jusqu’à la mort de tous les membres d’une des deux équipes, la foule exulte et les scientifiques ne sont pas les derniers à s’enthousiasmer. Tous les coups sont permis. Les équipes défendent des théories scientifiques dont ils portent le nom et qui opposent sciences physiques et biologie : Théorie du quanta, néo-darwinisme,…
Voilà comment se termine le premier championnat du monde, où la foule admire une jeune étudiante en sciences physiques surnommée « Miss Lovely » et qui semble pouvoir vaincre n’importe quel adversaire :

Infatigable, Miss Lovely se déchaînait. Une puissante détente de tous les muscles de son admirable corps nu, rougi du sang de ses précédentes victimes, tendu comme un arc, volait littéralement à travers les airs. (…) Comme, enfin assommée, la femme restait affalée sur le sol, la jeune fille se baissa, l’empoigna, une main entre les cuisses, l’autre sous les seins et, d’une brusque détente de ses reins qui fit saillir l’harmonie de sa musculature, souleva à bout de bras au dessus de sa tête le corps flasque qui paraissait près de deux fois plus gros que le sien. Sous les rafales d’applaudissement déclenchées par son geste, elle le fit tourbillonner ainsi, l’offrant en sacrifice à son public, deux fois, trois fois, dix fois, jusqu’à ce qu’elle-même fût étourdie, grisée par cette valse triomphale. Alors, elle laissa tomber la femme inerte sur le sol, la retourna sur le ventre, mit un de ses genoux divins sur son dos et, empoignant le cou, lui brisa les vertèbres cervicales.

Mais voilà, ces spectacles lassent vite, les idoles d’un jour sont vite oubliées (d’autant que leur espérance de vie n’est pas bien longue) et après quelques tournois mondiaux de « super-catch », il faut inventer d’autres sports violents, inspirés des tournois médiévaux ou des combats de gladiateurs. Les scientifiques délaissent leurs travaux de recherche fondamentale pour perfectionner les techniques de diffusion du spectacle et pour en rendre l’expérience toujours plus réaliste, grâce à une diffusion stéréoscopique : relief, odeurs, sons,…
Les candidats au suicide ludique ne manque jamais, et on vient même à profiter de leur nombre pour inventer une nouvelle forme de jeux, des reconstitutions des plus grandes batailles historiques : Waterloo, la bataille de la Marne, Trafalgar ou encore le débarquement sur les plages de Normandie. L’issue des batailles peut être différent de celle des guerres historiques et chaque équipe a le droit de perfectionner son armement, à condition de s’en tenir à des améliorations qui auraient été possibles à l’époque décrite. Afin de défendre leurs équipes respectives, les Nobels de physique et de biologie n’hésitent pas à mettre toute leur intelligence au service de leur victoire, quitte à tricher un peu. À la fin du roman, les brillants scientifiques ne sont pas parvenus à hisser le peuple à leur niveau intellectuel, ils sont juste parvenus à devenir bêtes eux-mêmes.

naumachie_ulpiano_checa_1894

Naumachie (reconstitution de bataille navale, pendant les jeux du crique), par le peintre espagnol Ulpiano Checa, 1894 (museo Ulpiano Checa, à Colmenar de Oreja)

Rien dans ce roman n’est complètement inédit : sa supposition que les sports du futur seront forcément violents2 est postérieure aux récits écrits par Robert Sheckley dès le début des années 1950, qui ont inspiré des films comme La Dixième victime (1965), Le Prix du Danger (1983) ou Running Man (1987). En revanche, il est antérieur à Rollerball (1975) et on peut même se demander si Les jeux de l’esprit, paru en Anglais en 1973 sous le titre Dangerous games, n’a pas un peu inspiré la nouvelle Rollerball Murder (William Harrison, 1973 aussi), dont est tiré le film Rollerball. Bien sûr, cette histoire de jeux violents encouragés pour tromper l’ennui du peuple face à un trop-plein de confort ont en commun une référence bien plus ancienne, antique, même, à savoir les jeux du cirque à Rome sous l’Empire (qui en a doublé le nombre) tels que les présentent la formule de Juvénal : panem et circenses3. On se souviendra d’ailleurs que les reconstitutions de batailles font partie des spectacles qui étaient donnés dans les amphithéâtres romains.
Pourtant, certains aspects du roman évoqueront au lecteur actuel des sujets plus modernes, comme la télé-réalité, où la frontière entre spectacle et « vraie vie » s’estompe, et peut-être plus encore comme l’industrie du jeu vidéo qui pousse toujours plus loin la sensation d’immersion, et qui est souvent accusée de surenchère complaisante en termes de violence et de thèmes sordides. La différence étant, bien sûr, que dans le jeu le « spectateur » est aussi « acteur », et que les blessures sont virtuelles.

Le

Le projet de cénotaphe à Newton d’Étienne-Louis Boullée (1728-1799). Ce monument à la raison et à la science, qui aurait dû être constitué d’une sphère de cent-cinquante mètres de diamètre, n’a jamais été construit.

Quand au gouvernement par les savants, c’est une utopie qui est régulièrement proposée depuis La République, où Platon voulait voir la cité dirigée par des philosophes (ce qui jusque récemment avait autant le sens de « sages » que de « scientifiques ») faussement modestes à qui l’on ne confie le pouvoir que parce qu’ils n’en veulent pas. On peut mentionner aussi La Cité du Soleil de Campanella (1602), La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1622) et les Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains (1802) par Saint-Simon. Dans les années 1840, le positiviste Auguste Comte pensait quand à lui que les gens devraient avoir la modestie d’abandonner la prise de décisions aux gens plus compétents qu’eux, c’est à dire aux savants. On retrouve aussi le thème dans la science-fiction, notamment dans The Shape of things to come, de H.G. Wells4.

Ce qu’apporte Pierre Boulle à tous ces thèmes, c’est le mauvais esprit dont il fait preuve, et qui apparaît dès le début de l’histoire, alors que les scientifiques se remémorent une vieille anecdote : tous les membres d’une équipe de recherche s’étaient trouvés incapables d’appuyer sur le bouton d’arrêt d’un bête moteur électrique, de peur de commettre une bévue et parce que Joë, le simple machiniste « sans culture » habituellement préposé à allumer et à éteindre le moteur, avait quitté le laboratoire en oubliant de s’en charger. On trouve ici un peu de la méchanceté de Jonathan Swift vis-à-vis des savants de l’Île volante de Laputa, qui sont incapables de faire face aux contingences matérielles. L’implication volontaire de la communauté scientifique dans la Guerre « moderne » et les ravages qu’elle produit ont bien entendu pesé sur l’écriture : lorsque le gouvernement scientifique envisage des massacres télévisés pour faire baisser le taux de suicide, on peut penser au bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki officiellement acceptés par une partie de la communauté scientifique pour épargner les hypothétiques morts qu’aurait provoqué la guerre si elle avait continué.

1953 http://www.nv.doe.gov/library/photos/photodetails.aspx?ID=65 GRABLE EVENT - Part of Operation Upshot-Knothole, was a 15-kiloton test fired from a 280-mm cannon on May 25, 1953 at the Nevada Proving Grounds. Frenchman s Flat, Nevada - Atomic Cannon TestHis Domaine public

Un essai nucléaire de 15 kilotonnes, le 25 mai 1953, dans le Nevada.

L’ironie grinçante de l’auteur face à une nature humaine désespérément attirée par la facilité comme face au manque de bon sens des scientifiques est assez savoureuse, malgré une construction du récit un peu déséquilibrée, qui prend un temps exagéré pour mettre en place certaines situations et en évacue d’autres en une ligne — la facilité avec laquelle le monde accepte de se soumettre à un Gouvernement Scientifique Mondial me semble, par exemple, un peu rapide. Ces défauts, et le fait que les personnages soient assez médiocrement construits, n’empêchent pas de grandes questions de parcourir le livre. L’appétit de connaissance et de l’espèce humaine persistera-t-il lorsque le confort de chacun sera assuré ? Le progrès scientifique peut-il rendre bête5? Le confort peut-il devenir un handicap ? Est-il pire de ne pas avoir de temps libre que de ne pas savoir comment occuper son temps libre ? À quoi sert vraiment le spectacle sportif ? La science est-elle si rationnelle qu’elle le pense ?
Ce n’est pas un grand roman de science-fiction, mais il a malgré tout marqué nombre de ses lecteurs et il n’est pas déplaisant. Plus qu’une réédition, il mériterait sans doute une adaptation contemporaine au cinéma ou en bande dessinée.

Lire ailleurs : Retour sur le colloque pari d’avenir : pourquoi changer les pratiques de la culture scientifique ? par Antoine Blanchard, qui traite de la question du partage des connaissances scientifiques en s’appuyant sur Les Jeux de l’esprit.

  1. À vrai dire j’ai vu le livre au format numérique mais je n’ose poster le lien car il me semble qu’il n’est pas particulièrement légal : à vous de chercher. []
  2. Lire l’article Sport Fiction, dans Amusement #9 (août 2010), pp134-137, où je recensais de nombreux exemples de sports du futur cruels et brutaux dans Death Race, Cobra, Gunnm, Future Sport, Ranxerox, etc. []
  3. Dans Le Pain et le cirque (1975), l’excellent Paul Veyne démontre cependant (m’a-t-on dit, car je ne l’ai pas lu) que les rapports entre politique et jeux du cirque sous l’Empire romain sont bien plus raffinés et intéressants que ne le veut le cliché qui fait des ludi un simple moyen pour abêtir et gouverner la plèbe. []
  4. Sauf erreur de ma part, The Shape of Things to come (1933), d’H.G. Wells, n’a jamais été traduit en Français. On en trouve le texte intégral sur le Projet Gutenberg. Le film qui en a été tiré par Alexander Korda, l’excellent Things to come, ne semble pas non plus édité en DVD en France. []
  5. Voir aussi : Idiocracy. []
  1. 9 Responses to “Les jeux de l’esprit”

  2. By Ardalia on Mar 25, 2013

    Pff, le nom du film que j’attendais dans la dernière ligne de la dernière note ! Merci pour ce résumé qui m’évite même la tentation de lire ce livre. En film, à la rigueur…

  3. By Jean-no on Mar 26, 2013

    @Ardalia : c’est un bon roman de plage à mon avis. Il est écrit de manière un peu je-m’en-foutiste, avec des passages bouffons, d’autres plus sérieux, quelques belles pages… Ce qui en fait un de ces livres modestes qu’on n’oublie pas forcément et auxquels on ne doit aucune forme particulière de déférence : on en prend ce qu’on veut. Le genre de livres qui créent ou véhiculent les mythes les plus puissants.

  4. By Baptiste on Mar 26, 2013

    Sur le « gouvernement par les savants », est-ce que tu connais « Les géants chauves » de Gabriel Tarde
    http://www.enap.justice.fr/campus/pdf_bi/________________T13G7____.pdf ?

  5. By Jean-no on Mar 26, 2013

    @Baptiste : ah mais non, du tout, merci. De Gabriel de Tarde comme auteur de SF, j’ai juste lu Fragment d’histoire future, j’ignorais qu’il avait écrit autre chose dans le domaine.

  6. By Baptiste on Mar 26, 2013

    Ses oeuvres littéraires sont ici
    http://www.enap.justice.fr/campus/06biblio_tarde_fonds_historique.php

  7. By Jean-no on Mar 26, 2013

    @Baptiste : Je viens de lire ton article Gabriel Tarde, très intéressant.

  8. By Bastien on Mar 26, 2013

    Pour information, la bibliothèque d’Alexandrie fut constitué d’une équipe de savants…

  9. By Jean-no on Mar 26, 2013

    @Bastien : oui, mais c’est comme les universités, les musées,… c’est même assez logique que ce soient les savants qui les dirigent. Par contre que le savant dirige la cité, l’État, c’est à ma connaissance resté une utopie.

  10. By No_me on Mar 30, 2013

    Le film Things to come d’Alexander Korda est visible là

    http://archive.org/details/things_to_come_ipod_version

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