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Idiocracy

août 31st, 2009 Posted in Au cinéma

idiocracy_dvdCertains films, que l’on qualifie souvent de «culte», voient leur succès augmenter et s’amplifier longtemps après leur sortie. C’est le cas d’Idiocracy, de Mike Judge (l’auteur de Beavis et Butt-head et de King of the Hill), qui n’a été diffusé à l’origine que dans 125 salles aux États-Unis et qui ne semble pas avoir eu droit à beaucoup de sorties internationales par ailleurs. Pour donner un ordre d’idées, le précédent (excellent) film du même réalisateur, Office Space, à peine rentabilisé et privé de sortie en France, avait été diffusé à sa sortie dans 1740 salles, ce qui reste bien en dessous de la moyenne habituelle de 2500 salles.

Il semble que le producteur — la compagnie Twentieth Century Fox —, n’ait rien fait pour le soutenir, ait intentionellement repoussé sa sortie de près de deux ans et ait même régulièrement laissé planer la menace d’un abandon pur et simple du tournage ou de la diffusion du film. Dan Mitchell du New York Times1 considère que la gestion calamiteuse du film par la direction du studio est un choix politique : Idiocracy présente un futur dystopique où la civilisation américaine (et ses marques, comme Starbucks, FedEx ou encore… Fox News) a conquis le monde et pousse sa logique jusqu’à une molle auto-destruction.
Idiocracy constitue une critique radicale du fonds de commerce de ses propres producteurs, et ce au plus fort des années Bush Junior2. Le film contient d’ailleurs de nombreux clins d’œils aux guerres menées en Irak par les États-Unis : il y a des tempêtes dans le désert, on manque de «french fries» et l’armée recourt au secteur privé (représenté ici par le monde de la prostitution). On ne doit donc pas s’étonner de son traitement mais peut-être au contraire s’émerveiller qu’il ait réussi à sortir tout de même et à être diffusé sur support DVD.

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Le caporal Joe Bauers (Luke Wilson) est un garçon d’intelligence moyenne. Particulièrement dénué d’ambition, il espère ne jamais quitter sa planque, une bibliothèque de documentation de l’armée que personne ne visite et où il attend tranquilement d’atteindre l’âge de la retraite. Mais ses supérieurs lui imposent une mission qui est de participer à une expérience de cryogénie. Le fait qu’il n’ait plus aucune famille fait de lui un candidat idéal. Il est accompagné d’un autre cobaye, Rita (Maya Rudolph, la fille de la chanteuse Minnie Ripperton), une prostituée empruntée contre une promesse d’impunité à un souteneur dénommé Upgrayedd. Enfermés dans des sarcophages high-tech, Joe et Rita doivent être réveillés au bout d’un an.
Les choses ne se passent cependant pas de cette façon, car le supérieur de Joe est condamné pour ses accointances avec le milieu du proxénétisme et les deux cobayes congelés sont oubliés de tous.
Lorsqu’ils se réveillent cinq cent ans plus tard, à la faveur d’une avalanche d’ordures, le monde a beaucoup changé. Privée de prédateurs naturels et encouragée par l’industrie et la facilité qu’offre la technologie, l’espèce humaine s’est peu à peu dirigée vers un abêtissement général. Les rares choses qui fonctionnent et permettent à cette société de survivre malgré tout ne le font, péniblement, que de manière automatisée. Le rapport au progrès scientifique et technique est particulièrement intéressant ici. Ces produits de l’intelligence humaine se retournent contre cette dernière en permettant à l’imbécilité de s’épanouir jusqu’à ce qu’il n’existe plus rien d’autre qu’elle.
Au réveil de Joe, le monde a atteint un point de rupture, touché par des famines et autres désastres que personne ne parvient à combattre.

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Tout d’abord séparé de Rita, Joe a du mal à se faire comprendre, l’anglais qu’il parle semble pompeux et efféminé au point de déclencher l’hillarité quand ce n’est la violence. Condamné à une peine de prison, il est temporairement grâcié et institué ministre de l’interieur car des tests de quotient intellectuel le désignent, à sa grande surprise, comme l’homme le plus intelligent du monde.
Le président Camacho, ancien champion de lutte et acteur porno, lui confie entre autres la mission de comprendre pourquoi plus aucune plante ne pousse. Joe ne tarde pas à découvrir que l’on a remplacé l’eau d’irrigation des cultures par la boisson énergétique Getorade. Cette marque, qui a racheté la Foods and drugs administration, a réussi à bannir l’eau partout, excepté dans les toilettes.
Le remplacement du Getorade par l’eau provoque un désastre économique, la marque employant la moitié de la planète : les ordinateurs décident de mettre tout le monde au chômage. Les gens sont si stupides qu’ils ne comprennent pas le lien entre l’utilisation de l’eau et la faillite de Getorade mais Joe a le malheur de l’évoquer lui-même. Il est donc condamné à une nuit de «réhabilitation» (une exécution publique) dans une parodie mécanique des jeux romains par l’exécuteur Beef Supreme (Andrew Wilson, le frère de Luke et Owen Wilson), sorti de sa retraite pour l’occasion.
Rita parvient à sauver Joe in extremis en démontrant que son plan était bon : l’eau fait pousser les plantes.
Le président Camacho descend dans l’arène pour le sauver et fait de lui son vice-président. Après avoir longtemps espéré trouver une machine à remonter dans le temps (qui s’avère être une attraction «pédagogique» de foire), Joe se résigne à vivre au XXVIe siècle avec Rita, qu’il épouse.
Devenu président, il change un peu le cours des choses, mais pour combien de temps ?

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Fourmillant de détails hillarants, Idiocracy n’en est pas moins un film engagé extrèmement sérieux. Il emprunte des choses à La planète des singes, L’âge de cristalRollerball (et autres dystopies du même genre) et bien entendu à La Machine à explorer le temps de H. G. Wells dont il partage l’intérêt pour la théorie de l’évolution.
La question que posent Mike Judge et son co-scénariste Ethan Cohen, c’est celle de la viabilité de notre civilisation du loisir et de l’instant où les plus bas instincts sont érigés en modèles, où tout est spectacle, où les problèmes (environnement, notamment) sont lâchement confiés aux générations futures, où les marques règnent au point de ne même plus avoir besoin de dirigeants, où la femme est un objet et où toute ambition intellectuelle est considérée comme suspecte. Le populisme, qui est un des fondements de la civilisation américaine (ce qui a de nombreux aspects positifs du reste), en prend pour son grade : Mike Judge nous dit assez pédagogiquement que l’intelligence est quelque chose de précieux.
Contrairement au charmant Wall-E, qui en est très proche par bien des aspects, Idiocracy ne nous laisse pas vraiment d’espoir pour l’avenir et semble affirmer que la bêtise est plus puissante que l’intelligence.  Le film vaut à mon avis bien plus que la dénonciation pontifiante et un peu facile de la «beauferie» qu’ont cru y voir, par exemple, Les Cahiers du cinéma3, et ce d’autant que le héros, Joe, est précisément un homme moyen dénué de culture ou de conscience politique. Idiocracy ne prend à mon sens personne de haut : il utilise les codes de la comédie standard et s’adresse donc au public le plus large. Je suppose que c’est précisément cette accessibilité qui l’a rendu trop subversif pour que Fox se risque à le diffuser.

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On peut trouver ce film en DVD francophone sous l’incompréhensible titre Planet stupid.

  1. Dan Mitchell, Shying away from Degeneracy, The New York Times, sept 2006 []
  2. Le plus fort des années bushistes (entre le vote du Patriot Act fin 2001, la préparation de la guerre en Irak en 2003 et le changement de majorité au Sénat en 2006), indissociables de la politique industrielle de Ruppert Murdoch, seront à mon avis racontées un jour dans les livres d’histoire au même titre que le McCarthysme des années 1950, notamment pour leur rapport à la production d’œuvres cinématographiques et télévisuelles (excellent sujet de thèse à mon avis). Outre le cas d’Idiocracy, on peut parler du virage idéologique de la série 24, de la mise sur la touche d’auteurs Fox tels que Joss Whedon et de séries telles que Futurama ou encore d’un grand retour des références religieuses dans diverses séries… []
  3. Stéphane Delorme et Jean-Philippe Tessé, Idiocracy, Les cahiers du cinéma, mai 2007 []
  1. 16 Responses to “Idiocracy”

  2. By Stan Gros on Sep 1, 2009

    Je ne connaissais pas du tout, je le commande tout de suite, j’avais adoré Office Space (« 35 heures c’est déjà trop » en Français), qu’on doit pouvoir rapprocher d’un autre Pixar, Monster & cie.

  3. By Jean-Michel on Sep 1, 2009

    Vu qu’amazon le propose en achat groupé avec « Sex Movie », c’est vrai que l’on hésite… Mais sur tes conseils allons-y. Pour une fois, je ne lis pas dans son intégralité ce post, j’y reviendrais après l’avoir visionné.
    +

  4. By Jean-no on Sep 1, 2009

    @Jean-Michel : Pour une fois je me suis forcé à ne pas (trop) raconter le film.

  5. By Christian Fauré on Sep 1, 2009

    Ahh…tu m’as eu !
    J’ai tenu 45 min puis je n’en pouvais plus : l’idée peut séduire mais la réalisation est une catastrophe. Je serais plutôt de l’avis des Cahiers sur ce coup là.

    Je suis curieux d’avoir l’avis d’autres personnes.

  6. By Jean-no on Sep 2, 2009

    @Christian : J’ai trouvé la réalisation assez « transparente » (donc ni brillante, ni opaque, ni troublante, ni remarquable en rien). Et à vrai dire je suis même épaté par ce qui est fait à partir de rien puisque le budget du film est de deux millions de dollars (celui d’office space était de dix par exemple).

  7. By Hobopok on Sep 3, 2009

    Coup de bol, j’étais justement en train de regarder ce film, qui ne m’a pas franchement enthousiasmé mais s’est révél plus malin que ce que je craignais. Le problème est qu’en cherchant à s’adresser au plus grand nombre en reprenant comme tu dis les codes de la comédie classique, son humour est assez peu mordant, et le miroir déformant qu’il tend à une civilisation en voie de débiliquescence nous inflige une esthétique assez hideuse, qui parle peut-être aux masses étasuniennes, mais il y manque le petit clin d’œil qui rendrait la chose plus digeste pour nous autres européens raffinés, comme Brazil savait le faire. C’est dommage il y a plein de bonnes trouvailles dans le récit et son propos est assez intéressant au fond. Je ne suis qu’à moitié surpris d’apprendre les déboires qu’il a pu avoir.

  8. By sy! on Sep 3, 2009

    Mois je l’aime bien cet Idiocracy, je trouve que ne serait-ce que pour la scène d’introduction ce film vaut le coup…

  9. By Stan Gros on Sep 3, 2009

    Je viens de le voir, je pense qu’il est très handicapé par le manque de moyens, le cache-misère le plus voyant étant l’utilisation de la voix off pour expliquer ou raconter certaines scènes plutôt que de les filmer vraiment. Donc certes, les idées auraient pu être mieux développées, le film aurait sûrement pu être bien plus drôle et un peu moins moche, mais les idées de base sont assez fortes pour que ça marche quand même (Par contre, honnêtement, Jean-Noël, tu as un peu raconté tout ce qu’il y avait à raconter ;)).

  10. By Jean-no on Sep 3, 2009

    @Stan : je me suis retenu de raconter les gags, quand même (il y en a de très bons, et en revoyant le film je me suis aperçu qu’il y avait vraiment un gag par plan, parfois discret). Le casting est très correct, aussi.
    Je viens d’apprendre que les rats à qui on donne de la nourriture trop grasse n’arrivent plus à s’orienter dans les labyrinthes : la graisse rend bête, pour une sombre question d’assimilation d’oxygène.

  11. By Rama on Sep 4, 2009

    C’est amusant ce que tu racontes sur Bush et le McCarthysme, je me faisais la même réflexion en lisant « Les Enfants de Darwin » : à un moment, j’ai fait « mais c’est pas possible, ça a été publié quand ce truc ? [regarde la page de garde] Ah, 2003, tout s’explique ».

    Je parie qu’il y en a plein comme ça et que ça serait passionant à traquer. Tu ne veux pas faire encore un petit blog ?

  12. By Alex' on Sep 6, 2009

    Pour la petite histoire, voyant la communauté de fans grandir autour du film, un type a obtenu l’autorisation de commercialiser un energy-drink du nom de celui du film.

    Les pubs pour ce dernier – créées par des utilisateurs suite à un concours – sont tout à fait dans le ton de ce qu’on pourrait espérer voir dans le film

  13. By Jean-no on Sep 6, 2009

    @Alex’ : j’avais vu les pubs mais je n’avais pas compris que c’était pour un vrai produit!

  14. By Idocracy on Sep 25, 2009

    C’est marrant parce que je me suis fait ce film y’a encore pas si longtemps et le sourire est toujours au rendez vous :)

  15. By Coralie on Sep 22, 2016

    Je l’avais vu il y a quelques mois. L’esthétique est discutable, c’est selon moi un film relativement moyen, mais il tape dans le mille sur le fond. On s’en approche plus vite que prévu, pour des raisons différentes en partie de celles évoquées dans le scénario.

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