Des papas, des mamans
mars 21st, 2013 Posted in LectureCes derniers jours une rumeur a couru en Tunisie : l’Assemblée constituante envisagerait le retour de la polygamie, qui est interdite dans le pays depuis son indépendance1. Cette rumeur, qui resurgit apparemment régulièrement depuis la chute du président Ben Ali, est toujours démentie mais symbolise, je suppose, la crainte d’une régression du pays et la peur que les partis politiques qui se réclament de la religion n’imposent définitivement leur loi.
J’ai été amusé d’entendre parler de cette histoire alors même que j’étais en train de relire Vendredi, de Robert Heinlein2. Heinlein est un des plus grands auteurs de l’âge d’or de la science-fiction — un classique au même titre que ses cadets Isaac Asimov, Frederik Pohl ou Ray Bradbury. Il a toujours eu une réputation d’auteur réactionnaire, du fait de sa fascination pour l’armée, dans laquelle il a d’ailleurs fait sa première carrière. Il était par ailleurs patriote et, après guerre, nettement anti-communiste. Politiquement, on doit pouvoir trouver un peu de tout chez Heinlein, de Roosevelt au libertarisme d’Ayn Rand, de la Beat Generation et du mouvement hippie à Ronald Reagan dont il a soutenu le programme de défense spatial. À la suite de sa découverte de Darwin, et malgré une éducation très religieuse, il est devenu franchement athée et même, anti-religieux. Ses positions sur les rapports entre hommes et femmes sont assez atypiques : on sent une forme de vénération pour les femmes qu’il présente comme brillantes et fortes, et donc plutôt supérieures qu’égales. J’ai beaucoup lu Heinlein vers quatorze-quinze ans, c’est à dire il y a trente ans maintenant, et je suis curieux de m’y replonger pour comprendre, d’autant que je suis certain que je dois une partie de ma façon de voir le monde à cet auteur, tout en étant persuadé de ne pas avoir compris tout ce qu’il racontait3.
Mais ce qui m’intéresse aujourd’hui, et qui m’a pourtant — bizarrement — complètement échappé au cours de mon adolescence, c’est l’obsession de Robert Heinlein pour les modèles familiaux non-conventionnels, dont la description parcourt son œuvre depuis ses débuts comme auteur de science-fiction, c’est à dire à la fin des années 1930 !
Dans Révolte sur la Lune (The Moon is a harsh Mistress, 1966), par exemple, Manuel Garcia O’Kelly décrit sa famille, la famille Davis, qui est vieille de plus d’un siècle et composée de dix-sept co-époux dont les âges vont de l’adolescence au troisième âge. Les nouveaux époux qui sont accueillis dans la famille sont élus par un vote des femmes. Ces tribus luniennes plus ou moins matriarcales ont un poids politique et financier important. Leurs nombreux enfants vivent dans des dortoirs et quittent la famille dès qu’ils sont en âge de se marier. Cette manière de vivre est née du très faible nombre de femmes présente lors de la colonisation du satellite de la Terre par ses premiers pionniers. Un autre personnage du roman, Wyoh, a quant à elle, quatre époux et est mère-porteuse professionnelle.
Dans Vendredi (Friday, 1982), Heinlein évoque une « famille S », gérée comme une entreprise, où chacun entre avec une dot et dispose d’un droit de vote. La première famille de l’héroïne, Vendredi, n’est pas présentée comme parfaite et est le théâtre de jeux d’influences et de questions financières assez mesquines. Vendredi s’en fait d’ailleurs chasser lorsqu’elle prend la défense d’une des filles de la famille (légalement sa fille même si elle n’en est pas la mère biologique) qui a épousé un Tongien, et révèle, pour démontrer l’absurdité du racisme, qu’elle est un bébé-éprouvette génétiquement amélioré. Après avoir quitté ces gens et en servant de mère-porteuse (à son insu), Vendredi part vivre sur une planète éloignée de la Terre et où elle fonde sa propre tribu plus ou moins bisexuelle avec deux femmes et trois hommes. Heinlein prend un malin plaisir à inscrire ces questions de couples dans une forme de normalité ou de conservatisme : les mariages multiples sont encadrés par la loi et la religion, la famille Davis est plutôt pieuse, la première famille de Vendredi vit des psychodrames bourgeois (soupçonnant le mari de la fille aînée de la tribu d’être un coureur de dot…) et pour finir, cette ancienne espionne de haut niveau vit une existence tranquille de mère de famille, bonne paroissienne, conseillère municipale et auteur d’un livre de cuisine.
En entendant parler de la rumeur d’un retour à la polygynie en Tunisie, je me suis demandé si un pays où ce type de mariage est institué oserait l’étendre à la polyandrie ou même à une polygamie complexe telle que celle que décrit Heinlein dans ses romans et dont certains opposants au « mariage pour tous » ont brandi le spectre4, peut-être pas sans raisons, d’ailleurs, car la question est apparemment débattue aux Pays-Bas et semble être « l’étape d’après », pour Boris Dittrich, ancien député hollandais et promoteur du mariage entre personnes de même sexe dans son pays.
- Cette proscription de la polygamie est rarissime parmi les pays à dominante musulmane, qui conservent majoritairement ce mode matrimonial même s’il se raréfie dans la pratique. L’autre cas notable est la Turquie, qui interdit la polygamie depuis 1926, dans la foulée de la modernisation voulue par Atatürk [↩]
- Au passage, je soupçonne Vendredi Baldwin d’être l’influence majeure du personnage de Max dans la série Dark Angel. [↩]
- Je pense par exemple à Étoiles, garde à vous !, que j’ai lu au premier degré, alors que Paul Verhoeven en a tiré une satire formidable de l’autorité politique américaine, Starship Troopers. [↩]
- On peut lire sur le site de l’Union des Organisations Islamiques de France : « Qui pourra délégitimer la zoophilie, la polyandrie, au nom du sacro-saint amour ? Ne sommes-nous pas en train de suivre une voie où le principe d’égalité ne serait plus défini par des limites et des normes communes, mais par des perceptions personnelles, aussi égoïstes et affectives puissent-elles être ? ». En reprenant cette citation, la presse a été choquée par la mention extrème de la zoophilie, mais a moins tiqué sur la mention de la polyandrie, c’est à dire le fait pour une femme d’avoir plusieurs époux. Le même site fournit des justifications embarrassées sur la polygynie (le fait pour un homme d’avoir plusieurs épouses) du prophète Mohammed, qui n’aurait consenti à ces unions que pour des raisons politiques ou humanitaires. [↩]
5 Responses to “Des papas, des mamans”
By Thierry on Mar 22, 2013
Heinlein a écrit un livre encore plus décoiffant que ce soit pour l’Union des Organisations Islamistes de France ou tous ceux qui vivent dans l’attente du grand soir: « Le Ravin des Ténèbres ». Un vieux monsieur égrillard, qui lorsque j’ai lu le livre m’a semblé être R H en personne, se fait transplanter le cerveau dans le corps de sa secrétaire.
Je ne pense pas que ce roman ait eu beaucoup de succès auprès de la plupart des amateurs de science-fictions, mais ça reste dans mon souvenir le livre le moins politiquement correct que j’ai pu lire.
By Jean-no on Mar 22, 2013
@Thierry : je l’ai, j’avais beaucoup aimé. En relisant Vendredi je me suis rendu compte que je mélangeais un peu les deux livres d’ailleurs.
By Wood on Mar 22, 2013
Mais que devient le cerveau de la secrétaire, du coup ?
By Thierry on Mar 22, 2013
Si mon souvenir est bon, bien qu’absent il reste présent et dialogue avec l’incarnation (selon moi) de R H. Ce qui lui permet toute à la fois de bénéficier de l’expérience d’une femme beaucoup plus libérée que le vieux Monsieur tout en découvrant les joies du plaisir féminin.
By Prosper on Juin 2, 2013
« Je pense par exemple à Étoiles, garde à vous !, que j’ai lu au premier degré, alors que Paul Verhoeven en a tiré une satire formidable de l’autorité politique américaine, Starship Trooper »
Pour l’avoir lu récemment, je peux dire que si le film est une satire, le livre ne l’était absolument pas et ne critiquait pas du tout l’autorité politique américaine.
Cependant, il faut garder en tête que la société et l’armée décrites dans le livre sont très différents de ceux du film. En particulier, dans le film, les soldats font offices de chair à canon alors que dans le livre la règle d’or de l’infanterie mobile est quelque chose du genre « on ne laisse personne sur le carreau ».
Beaucoup de fans de l’oeuvre originale se sont sentis trahis par le film qui tourne le livre en dérision. D’autres apprécient les deux mais en comprenant bien qu’ils n’ont pas grand chose à voir.