Brainstorm
mai 23rd, 2013 Posted in Filmer autrement, Hacker au cinéma, Interactivité, Mémoire, Surveillance au cinéma(attention, je raconte le film)
Je ne sais pas pourquoi j’ai toujours pris Brainstorm (1983) pour un film d’horreur. Je le confondais, je pense, avec le film From Beyond, qui est inspiré d’une nouvelle d’H.P. Lovecraft, et avec le Altered states de Ken Russell. C’est, en fait, un film assez fin que l’on peut relier à Jusqu’au bout du monde (1991) de Wim Wenders, à Strange Days (1995) de Kathryn Bigelow et à Final Cut (2004) d’Omar Naim. La réalisateur est Douglas Trumbull1, créateur des effets visuels de 2001: a space odyssey et de Blade Runner, et auteur du conte écologiste de science-fiction Silent Running.
Brainstorm raconte l’histoire de deux scientifiques, Michael Brace (Christopher Walken, rendu célèbre par The Deer Hunter quelques années plus tôt) et Lillian Reynolds (Louise Fletcher, qu’on a vu dans un nombre considérable de rôles mineurs dans des séries télévisées ou des films, comme Virtuosity, dont je parlais récemment) qui, après dix ans de recherches, sont parvenus à mettre au point un système permettant d’enregistrer et de restituer la perception et les sensations d’une personne. Au début du film, on voit Michael immobile, placé dans une machinerie gigantesque et relié par des câbles à un autre homme qui porte un lourd casque sur la tête. Il perçoit tout ce que ressent l’autre : le goût d’un aliment, une douleur, une sensation acoustique.
Au fil des semaines, des mois, le procédé est affiné et le casque qui permet d’enregistrer l’activité cérébrale est miniaturisé. C’est Karen (Natalie Wood), l’épouse de Michael, qui s’occupe de concevoir le design du casque, ils éprouvent une petite gène à travailler ensemble : Karen et Michael sont en train de divorcer.
La machine est de plus en plus perfectionnée et on la présente à des gens importants. L’État, notamment, s’y intéresse et force Michael et Lilian à travailler avec un scientifique médiocre et intriguant, Landon Marks, qui, sous couvert d’aider les chercheurs, est là pour mener des expériences douteuses afin d’évaluer le potentiel militaire de la technologie. Lilian le comprend immédiatement, mais Michael, qui est plutôt insouciant et ne pense qu’à ses travaux, ne comprend pas le problème que constitue le fait de mettre le doigt dans l’engrenage du complexe militaro-industriel.
La machine permet de capter des sentiments et au cours d’expériences, Michael parvient à ressentir la colère qu’il inspire à son épouse lorsqu’il l’ignore. Il enregistre une bande de ses propres sentiments afin de montrer à Karen les bons souvenirs qu’il a de leur mariage, et lui montrer qu’il n’a jamais cessé de l’aimer. Le couple se retrouve et décide d’annuler son divorce.
Un membre de l’équipe, qui est chargé de vivre toutes sortes d’expériences avec la machine (piloter une voiture de course, faire du cheval, etc.) s’enregistre pendant un rapport sexuel. Un de ses collègues fasciné par cette séquence, boucle une partie de la bande magnétique et la visionne pendant des heures jusqu’à risquer d’en mourir. Durablement affecté par son expérience, qui lui fait se sentir à tout jamais différent de l’homme qu’il était jusqu’ici, il démissionne.
Peu après, Lilian subit un infarctus. Elle a le temps d’enregistrer les sensations éprouvées pendant sa mort, et ensuite. Passée l’enterrement, Michael décide de visionner la bande de l’agonie de son amie, en prenant soin de la filtrer, pour ne pas éprouver de dysfonctionnement de ses fonctions vitales. Au même moment, dans un autre bureau, Landon Marks — le scientifique médiocre placé par le gouvernement —, qui espionne Michael, connecte un employé de la société aux même flux de perceptions, sans prendre la précaution de filtrer l’enregistrement. Le cobaye meurt de la même crise cardiaque que celle qui a terrassée Lilian. Michael, lui, se retrouve à l’hôpital.
Ayant interdiction de finir de visionner la bande sur laquelle est enregistrée la mort de Lilian, Michael pirate le réseau de sa société. Il découvre alors le projet « Brainstorm », un programme parallèle dirigé par Landon Marks qui a notamment enregistré la crise d’un schizophrène. Michael comprend que son travail va servir à contrôler le cerveau. Il est écœuré. Pendant qu’il le raconte à sa femme, son fils, Chris, seul dans le bureau, expérimente l’enregistrement de la crise schizophrénique. Il a alors des visions horribles où son père le torture. Michael accourt et lui enlève son casque, mais Chris doit être hospitalisé.
Landon Marks a pris les commandes du laboratoire et Michael et temporairement éloigné. Avec sa femme, il échafaude un plan, malgré la surveillance dont il fait l’objet, pour atteindre ses deux buts : achever le visionnage de la bande de l’agonie de Lilian, et saboter le projet afin de rendre les appareils et les enregistrements inutilisables. Pour saboter les travaux de la société, il pilote à distance ses robots dans une assez réjouissante séquence de « soulèvement des machines ».
Enfin, en jouant la bande, il éprouvera une « near death experience » et découvrira que, en mourant, on voit bel et bien défiler son existence, ou du moins quelques épisodes fortement émouvant, avant de partir vers une lumière réconfortante en direction de laquelle volent des sortes de papillons lumineux…
Le mysticisme new-age à deux sous qui clôt le film aurait pu me le gâcher, mais il dispose de suffisamment d’autres arguments. Christopher Walken et, surtout, Louis Fletcher, sont parfaits dans leurs rôles. Le scénario regorge d’éléments très bien vus, et d’une grande poésie, par exemple les époux séparés qui se retrouvent en partageant (littéralement) leurs sentiments et leurs souvenirs.
Pour Brainstorm, Douglas Trumbull voulait employer son procédé Showscan, un film 70mm tourné à 60 images par seconde, soit près de deux fois et demie la vitesse normale. Son idée était que les images « mentales » devaient avoir l’air plus réalistes que les autres, gagner leur étrangeté non par un filtre bizarre mais par une inhabituelle précision. C’est très bien vu, à mon avis : la bizarrerie des rêves réside dans ce que l’on rêve et ne fonctionne que parce que, en rêvant, nous ne remettons pas notre perception en cause. On a vu de nombreux films où le « rêve » était représenté par des filtres et des traitements plus ou moins kitschs qui altéraient l’image et la rendent artificielle. Mais le rêve n’est pas un filtre, au contraire, il s’adresse directement au cerveau, sans l’intermédiaire de la perception. Il me semble que si on rêve d’une personne, d’une chose, d’une métamorphose, ces objets ne nous sont pas fournis sous forme d’image perçue mais sous forme conceptuelle, donc plus nette que nette, plus réaliste que réaliste, puisque dégagée du filtre que représente la perception.
Nous ne saurons pas ce qu’aurait donné le projet du réalisateur : le studio a finalement décidé de ne pas employer ce procédé coûteux qui rendait la distribution du film périlleuse, puisque basé sur un support expérimental. Par contre, comme on le voit dans mes vignettes, l’idée d’une utilisation de deux formats d’images est conservée : les images mentales sont tournées avec un grand angle et en Super Panavision 70 (comme le film 2001: l’Odyssée de l’espace, par exemple), et les autres en 35mm.
Le tournage du film a basculé le 29 novembre 1981 lorsque Natalie Wood a été retrouvée morte noyée au large de l’île de Santa Catalina, à quelques kilomètres de Los Angeles. Elle y passait le week-end avec son époux, Robert Wagner, avec son ami et partenaire dans le film Christopher Walken, et avec le capitaine de leur navire.
On ignore avec exactitude ce qui s’est passé, mais le cas passionne toujours la presse américaine trente-deux ans plus tard. On sait que ce soir-là, Christopher Walken et Robert Wagner se sont disputés sur la question des sacrifices que l’on devait ou pouvait faire dans sa vie personnelle au profit de sa carrière professionnelle, avant de se calmer. Robert Wagner est parti se coucher sans son épouse. Natalie Wood avait quelques bleus sur le corps lorsqu’on l’a retrouvée, avait bu et avait ingéré deux médicaments, l’un contre le mal de mer et l’autre contre la douleur. Elle avait quarante-trois ans.
Il a fallu que le réalisateur réécrive en partie le scénario et trouve des astuces de réalisation pour combler certains vides. La sortie du film a été retardée de près de deux ans. Sa dédicace est « To Natalie ».
Outre la catastrophe qu’a représenté la mort de l’actrice la plus célèbre du film, Douglas Turmbull a beaucoup souffert pendant la production et la post-production, en étant forcé de faire des concessions techniques, mais aussi en étant fortement incité à ne pas terminer son film, à l’abandonner purement et simplement. En effet, en s’entêtant à achever Brainstorm, Trumbull a coûté très cher à la Metro-Goldwyn-Mayer qui n’a pas pu toucher la prime d’assurance qui aurait dû être versée après la mort de Natalie Wood. Cette indocilité a été punie par une sortie en salles sciemment limitée, et le film n’a pas été rentable.
Le réalisateur a alors décidé de ne plus jamais réaliser de films hollywoodiens et s’est tenu à son vœu, ce qui ne l’a pas empêché de rester un personnage important du monde des images, que ce soit comme créateur de films pour des parcs d’attraction, comme auteur d’effets visuels (récemment avec The Tree of Life, de Terrence Malick), ou encore comme inventeur de procédés de tournage et chef d’entreprises dans le domaine.
Brainstorm fait écho à des questions plutôt actuelles, puisque la « lecture » de la pensée est un domaine sérieux d’exploration scientifique actuel2 et constitue donc un sujet sérieux de réflexion philosophique, par exemple pour Pierre-Cassou Noguès qui a publié l’an dernier au Seuil Lire le cerveau : Neuro/science/fiction, et qui est intervenu sur le sujet à la Gaîté Lyrique avant-hier, au cours du colloque Sciences et fictions.
- Le père de Douglas, Donald Trumbull, a quant à lui travaillé sur les effets spéciaux du Magicien d’Oz de 1939, de Rencontres du troisième type, de la série Galactica ou encore de Star Wars. [↩]
- cf. l’article Notre cinéma personnel. [↩]
8 Responses to “Brainstorm”
By Hobopok on Mai 23, 2013
Louise Fletcher était surtout l’infirmière sadique de « Vol au dessus d’un nid de de coucou ».
By Jean-no on Mai 23, 2013
Merci. Encore un film que je n’ai pas revu depuis bien longtemps.
By Florent on Mai 23, 2013
Je me souviens qu’au Futuroscope, on pouvait (est ce encore le cas ?) voir un court-métrage de Trumbull en 70mm et 60 images par seconde assez impressionnant à une époque où la HD n’existait pas…
By Rama on Mai 23, 2013
Aïe aïe aïe, ça fait penser à du Bernard Werber, tout ça ! >_<
By claude on Mai 24, 2013
J’ai souvent eu l’impression que le film Strange Days s’était fortement inspiré de ce film.
By Jean-no on Mai 24, 2013
@Claude : Possible. Et peut-être aussi de Jusqu’à la fin du monde de Wim Wenders.
By Sebmusset on Mai 25, 2013
Brainstorm + Looker. 2 films que je regardais en boucle entre 10 et 13 ans. Et puis je suis passé à Videodrome.
By Jean-no on Mai 25, 2013
@Sebmusset : Vidéodrome, c’est beaucoup plus difficile d’en parler, quelque part. Un film très important, pour moi.