Écrire avec ChatGPT, c’est tricher ?
décembre 12th, 2024 Posted in Études, IA, LectureIl fallait bien que ça finisse par arriver : les étudiants se mettent à produire des devoirs écrits que l’on a du mal à ne pas soupçonner d’avoir été réalisés à l’aide de ChatGPT (ou équivalent), voire uniquement par ChatGPT, sans un gramme de décision véritable de la part de la personne qui signe le texte.

Et c’est un peu triste, car c’est la démonstration d’une double inconsidération : inconsidération du pseudo-auteur vis-à-vis de ses propres capacités à penser et à écrire, et inconsidération envers les destinataires du texte, qui se voient condamnés à la lecture d’une prose certes bien rédigée et bien orthographiée — et c’est parfois un soulagement —, mais plutôt plate, consensuelle, dénuée d’engagement personnel. L’auteur ne comprend pas son texte (quand il l’a lu !), lequel a été produit par un logiciel qui ne comprend lui-même ni la question qu’on lui pose ni sa propre réponse, et s’appuie pour le générer sur une moyenne de textes préexistants. Le lecteur n’est alors plus vu comme un enseignant capable d’apprécier une pensée, de donner des conseils, mais juste comme le consommateur d’une série de caractères qui ne lui apprennent rien, ne lui disent rien, ne bousculent rien, mais ont comme vertu d’être impossible à attaquer, malgré leur indigence fondamentale. Une perte de temps pour les enseignants que certains résoudront bientôt, je le prophétise (sans risque, car je suppose que ça arrive déjà), en laissant ChatGPT se charger de leur fournir des résumés voire des évaluations des textes en question. Dans le cadre estudiantin, et au delà, un texte ne devrait jamais être un simple prétexte à évaluation, c’est l’évaluation qui doit être le prétexte à produire le texte. Un texte, c’est un message adressé par une personne à une autre, ou à plusieurs autres, ou à la postérité. Pour apprécier un texte que l’on lit, il me semble qu’on a besoin de penser qu’il nous est destiné, que quelqu’un a eu envie de nous le faire lire, que quelqu’un veut nous dire quelque chose. Ou que l’auteur a envie de se dire quelque chose à lui-même, puisque l’on écrit souvent pour soi — pour se souvenir, pour mettre en forme ses idées.
Les étudiants manquent souvent d’assurance vis-à-vis de l’écriture, et ce manque d’assurance va jusqu’à manquer totalement d’estime pour leurs propres capacités. Et cela ne date pas d’hier ou de l’IA. Je me souviens d’un étudiant, il y a vingt ans, qui m’avait rendu un texte intégralement copié-collé. Quand je le lui ai fait remarquer, il ne s’est pas vu comme un tricheur attrapé, non, ce qu’il avait fait lui semblait logique et même respectueux de ses lecteurs, il m’avait dit cette chose terrible : « Il y a écrit exactement ce que je pense mais je n’aurais jamais été capable de le dire aussi bien par moi-même ».

L’école de la République1 est sans doute en partie fautive, ici, car dans son fonctionnement même, elle est souvent amenée à inhiber les écoliers, à sanctionner l’originalité et à décourager le progrès. Et bien sûr à faire passer l’orthographe pour la première et la plus importante valeur d’un texte. Or, et c’est un grand secret qui vaut pour l’écriture, le dessin, la musique, l’orthographe, la prise de parole publique, etc., on peut toujours progresser2.
Mais, ainsi qu’on l’apprend, notamment en école d’art, pour progresser, il faut faire. Et donc pour écrire bien, il faut écrire3.

Lors du séminaire d’automne de l’Andea4, Anthony Pillette, artiste et collègue de l’école des Beaux-Arts de Marseille, très intéressé par le potentiel des Intelligences Artificielles génératives, a évoqué une charte d’utilisation des IA génératives en école d’art qu’il a participé à élaborer, avec Sophie Abraham, à l’occasion d’une résidence en Nouvelle-Zélande — pays où la question de l’appropriation culturelle (amplifiée par l’utilisation d’IAs) est l’occasion de fortes tentions entre populations d’origine maorie et celles d’origine européenne. Si je me méfie un peu des chartes de ce type, qui pourraient contrarier la vocation exploratoire de l’Art et des études en Art, ou encore soutenir une version stérilisante du copyright, je dois dire que ce texte me semble plutôt pertinent. On peut résumer cette charte aux trois points qui suivent :
- Les créateurs qui recourent aux IA génératives doivent être honnêtes quant à l’origine de leur production, et pédagogues quant au processus.
- Les utilisateurs d’IA génératives doivent être conscients des limites et des possibles biais (préjugés culturels, racistes, sexistes) intrinsèques aux outils et aux « datasets » qui les ont nourris, et doivent faire en sorte de les combattre (ou, ajouterais-je, de les utiliser d’une manière qui les fasse apparaître5 )
- Les utilisateurs d’IA génératives doivent connaître les techniques et les savoir-faire que leurs outils remplacent. En effet, on peut demander à Midjourney d’imiter l’aquatinte ou le Polaroïd, mais il serait dommageable d’en venir à prendre ces techniques comme de simples effets, comme des filtres — sur ce dernier point on notera une propension assez spontanée des étudiants en école d’art à contrebalancer l’usage croissant d’outils numériques par le retour volontaire à des pratiques artisanales, manuelles, ouvertes à l’accident et à la surprise : sérigraphie, photographie argentique, etc.
Si cette charte a d’abord été pensée pour les Intelligences Artificielles génératives dédiées à la production visuelle, elle peut tout à fait s’appliquer à la production textuelle.
Les Large Language Models (LLM) ChatGPT, Claude AI ou Gemini ne doivent pas forcément être traités en ennemis par les enseignants, pas plus que les calculatrices ou les gommes, mais il faut que ces outils soient utilisés intelligemment et honnêtement. Je me souviens avoir physiquement souffert en tentant de déchiffrer certains mémoires universitaires dont la syntaxe était incompréhensible et dont l’orthographe m’a parfois donné envie de me crever les yeux. Et en souvenir de ce calvaire — désormais terminé puisque je n’ai plus de poste à Paris 86 —, je recommande aux étudiants de ne pas hésiter à utiliser ChatGPT pour tout ce qu’il sait faire (et qu’il peut même faire très pédagogiquement) : vérifier la syntaxe d’une phrase, trouver des synonymes, corriger l’orthographe…

Les enseignants — que j’encourage à tester cet outil eux-mêmes pour le connaître —, ne vont pas tarder à identifier le style ChatGPT : listes à point powerpointesques, propositions prudemment conditionnelles, propos consensuels et affirmations péremptoires jamais attribuées (ChatGPT ne fournit pas de bibliographie !).
Avec un peu de chance, l’ineptie de la production littéraire des LLMs mal utilisés réhabilitera un peu l’originalité, le sens, le style7, la personnalité, la surprise, la déception, et le plaisir d’écrire ou de lire, de même que les illustrations lisses produites par défaut par Midjourney confèrent une valeur nouvelle aux dessins malhabiles, imparfaits et aux accidents. On peut imaginer que les formes courtes gagnent en valeur : mieux vaut un propos concentré sur un feuillet qu’un pensum de dix pages.

Mais il peut aussi se passer quelque chose d’inversement terrifiant : que tout texte à écrire ou à lire ne soit vécu que comme une formalité, une corvée, et qu’un jour des humains de chair et d’os se mettent à écrire spontanément comme ChatGPT, ou à ne s’attendre à lire que des textes écrits à la manière de ChatGPT.
Que nous nous mettions à vivre et à penser comme des bots.
- Ce que j’appelle l’école ici ce ne sont ni les enseignants ni les programmes, c’est toute la culture scolaire (dont les acteurs sont les enseignants, mais aussi le rectorat, les parents d’élève, le discours politique, le discours médiatique, etc.), qui repose sur une tradition de l’évaluation comme piège, de la faute comme stigmate et non comme occasion de progresser, du travail comme corvée, et du plaisir de lire ou de faire comme objets de suspicion. [↩]
- J’ai entendu parler récemment de collégiens qui avaient trouvé une utilité neuve à ChatGPT : ils lui soumettent la leçon qu’ils doivent apprendre, puis demandent à la machine de proposer des questions pour évaluer s’ils ont compris ou retenu ce qu’ils devaient apprendre. [↩]
- Une évolution à prévoir dans le rapport des enseignants aux étudiants : que tout ce qui est écrit sans fautes d’orthographe, voire tout texte, soit l’objet automatique d’un soupçon, et que ce soupçon lui donne un arrière-goût désagréable : au lieu de lire simplement, on essaie de traquer des indices de la validité du soupçon. [↩]
- Association des écoles d’Art territoriales et nationales. [↩]
- Comme le fait par exemple Albertine Meunier, qui s’amuse des « hallucinations » des IAs ou des images que l’IA se refuse à produire. [↩]
- J’ai toujours une charge de cours dans mon université, pour animer le cycle de conférences Littératures graphiques contemporaines. [↩]
- Lors d’une discussion à l’Université du Havre, le poète oulipien Frédéric Forte racontait qu’il s’était amusé à confier à ChatGPT le début de ses poésies. Si la suite proposée par le robot ressemblait trop à ce que l’on entend vulgairement par « poésie », Frédéric en déduisait qu’il avait fait fausse-route et que le début de son poème était bon à jeter. [↩]