Profitez-en, après celui là c'est fini

Christopher Strachey 

juin 21st, 2023 Posted in Sciences

Tout le monde connaît désormais Alan Turing (1912-1954), gracié à titre posthume par la reine Elisabeth II, célébré par des biographies et des films, cité un peu à tort et à travers dans les débats qui entourent l’informatique ou l’Intelligence artificielle1, et connu aussi comme victime d’une société violemment homophobe. On connaît beaucoup moins Christopher Strachey (1916-1975), qui fut un petit temps collaborateur de son aîné Alan Turing, qui comme ce dernier a fréquenté le King’s college de Cambridge, qui comme lui était homosexuel, et qui comme lui a été un acteur précoce de l’Histoire de l’informatique. On le crédite entre autres de la création du tout premier jeu sur ordinateur — une adaptation du jeu de dames2 —, de nombreuses avancées théoriques en programmation, de la première interprétation d’une partition musicale par un ordinateur, ou encore de la création du tout premier générateur littéraire informatique.

La généalogie de Christopher Strachey est assez impressionnante : son père Oliver fut un cryptographe célèbre des deux guerres mondiales, et est lui-même issu d’une longue lignée d’aristocrates, de membres du parlement, de hauts-fonctionnaires et d’écrivains, autant du côté de sa mère Jane Maria Strachey, autrice et politicienne, que de celui de son père Richard, qui fut président de la Royal society of Geography. La grand-mère maternelle de Richard, Mary Whitall Smith, était issue d’un couple de célébrités du monde protestant, qui après avoir divorcé de Frank Costelloe (avocat, politicien, traducteur, auteur de livres sur la religion ou la fiscalité), a épousé l’historien de l’art Bernard Berenson, dont Mary a été la dévouée ghost writer. La sœur de Mary, Alys Pearsal Smith, a quant à elle été l’épouse du philosophe, mathématicien et Nobel de littérature Bertrand Russell, et la demi-sœur de Christopher, Julia, a fait une triple-carrière de mannequin pour Paul Poiret, de photographe et de romancière (saluée à ce titre par Virginia Woolf !). Si je vous ai un peu perdus dans mon énumération, c’est normal, elle donne vite le vertige.

Une partie de la famille Strachey, par Graystone Bird, vers 1893 (National portrait gallery). Le jeune homme assis à droite est Oliver, le père de Christopher Strachey.

On peut dérouler longtemps la liste des hommes célèbres dans la famille de Christopher Strachey. Et on y rencontre aussi un très grand nombre de femmes elles aussi célèbres, dans les domaines qui leur étaient légalement accessibles à ces époques : l’écriture, la peinture ou les responsabilités dans l’action sociale, politique ou religieuse.

Avoir autant de noms prestigieux autour de son berceau n’a pas empêché — si ce n’en est la cause, car on imagine la pression que cela représente — Christopher Strachey d’avoir une scolarité erratique. Réputé cancre aux éclairs de génie, finissant par interrompre prématurément ses études supérieures pour devenir simple chercheur dans une compagnie de télécommunications filaire, il n’en aura pas moins ensuite l’occasion d’enseigner les mathématiques ou la physique dans des cadres prestigieux.

L’ordinateur Manchester Mark I

The love letter algorithm

L’Histoire de la littérature combinatoire ne démarre pas avec l’ordinateur, puisqu’on peut y relier l’Ars Magna de Raymond Lulle (XIIIe siècle), les Litanies de la Vierge, par Jean Meschinot (fin XVe), les Baisers d’Amour de Quirinus Kuhlmann (1671) ou bien sûr les cadavres exquis des Surréalistes (début XXe), et pourquoi pas des systèmes de divination tels que le Yi Jing (qu’étudia Leibniz, pionnier de la préhistoire de l’Informatique), le Tarot de Marseille, la planche de Ouija des spirites…
Mais il semble que la première création de nature informatique dans le domaine soit due à Christopher Strachey. Il s’agit de ses Lettres d’amour, programmées sur un ordinateur Manchester Mark I, en 1952. Alan Turing a participé à la création du programme en fournissant un générateur de nombres aléatoires. On voit souvent ce travail comme une critique malicieuse du caractère mécanique et (hétéro-)normatif de la correspondance sentimentale3.

Il me semble amusant de mettre en parallèle cette vision taquine de la lettre sentimentale, et donc de l’amour, avec la tradition science-fictionnesque qui distingue le robot et l’ordinateur de l’humain non par l’intelligence, mais par la capacité à aimer, à avoir des sentiments.

Le jeu de dames de Strachey. Dans le texte The « thinking » machine, l’auteur prend ce jeu de société comme exemple pour évoquer la difficulté que rencontrent les ordinateurs dans la gestion de la complexité, mais aussi comme un exemple des nouvelles idées que peuvent amener des programmes « bêtes ».

Dans un texte intitulé The « Thinking » Machine, paru dans Encounter en 1954 (l’année de la mort de Turing), Strachey parle de l’inquiétude du public face à l’ordinateur : quand nous privera-t-il de nos emplois ? À quel point est-il effectivement capable de « penser », est-il vraiment un concurrent pour l’esprit humain ? Et sa réponse, c’est d’expliquer bien entendu qu’un ordinateur ne pense pas, ne veut rien par lui-même, mais qu’un programme extrêmement simple tel que celui de son « algorithme de la lettre d’amour » peut facilement donner l’impression contraire : l’ordinateur et son programme ne sont pas sophistiqués, certes, mais le destinataire peut être abusé par des systèmes astucieux. On voit la proximité intellectuelle avec le Alan Turing de Computing Machinery and Intelligence (1950), qui s’intéressait moins à l’idée de faire « penser » un ordinateur, qu’au fait qu’un ordinateur pourrait un jour imiter la pensée de manière convaincante.

Honey Dear
My sympathetic affection beautifully attracts your affectionate enthusiasm. You are my loving adoration: my breathless adoration. My fellow feeling breathlessly hopes for your dear eagerness. My lovesick adoration cherishes your avid ardour.
Yours wistfully
M.U.C.

Un exemple de texte produit par le programme, qui figure dans le texte The « thinking » machine. La signature, M.U.C., est un acronyme pour « Manchester University Computer ».

Dix ans plus tard, Strachey a publié un texte scientifique au sujet du temps partagé (timesharing), un concept majeur de l’Histoire de l’informatique dont il n’est pas l’auteur, mais qui, dans sa version à lui, contient les prémisses de ce qu’on nomme le multitâche, fonction que nous utilisons désormais tous sans le savoir. Strachey est aussi un des auteurs du langage CPL, qui est lui-même un ancêtre du langage C. Comme Turing, Strachey a été à la fois parmi les pionniers de l’informatique, mais aussi parmi les gens qui ont eu très tôt une réflexion sur l’Intelligence artificielle.
Un personnage dont l’Histoire et les travaux sont à (re)découvrir, donc. Pour ma part je ne connais son nom que depuis quelques semaines.

En 1975, alors qu’il semblait se remettre d’une jaunisse, Christopher Strachey est mort d’une hépatite.

  1. Non, la « machine de Turing » n’est pas le prototype de l’ordinateur moderne, comme on le lit parfois (en mélangeant cette proposition conceptuelle avec l’architecture de Von Neumann, les théories d’Alonzo Church sur les systèmes « Turing-computable » et les travaux de Turing sur les ordinateurs ACE et Manchester Mark I, je suppose), ni un ordinateur dédié au décodage cryptographique (une autre part de l’Histoire de Turing !) et non, Alan Turing n’a pas défini, mais n’a fait qu’inspirer le « test de Turing », qui du reste n’existe pas vraiment ! Précisions qui n’entament en rien l’extraordinaire apport d’Alan Turing à l’Histoire de l’Informatique, de la logique mathématique et de la réflexion sur ce qui allait devenir l’Intelligence artificielle, et bien entendu à l’Histoire avec un grand H, avec le décryptage du code de la machine Enigma — fait de guerre dont Turing n’est pas l’unique acteur. []
  2. Le tout premier jeu programmé serait quant à lui dû à Alan Turing : une adaptation du jeu d’échecs. La distinction entre « jeu sur ordinateur » et « jeu programmé » tient ici dans le fait que Turing n’avait pas d’ordinateur à disposition pour tester son programme. []
  3. Il me semble que Jean Paulhan, dans Les Fleurs de Tarbes, et bien sûr Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux, expliquaient chacun à leur manière que la correspondance amoureuse était d’une extrême banalité, que sa force vient du message sous-jascent (« je pense à toi ») et de l’effet que celui-ci provoque sur le destinataire, ce qui confère paradoxalement à une forme littéraire interchangeable et impersonnelle un effet profondément personnel et unique. []
  1. 3 Responses to “Christopher Strachey ”

  2. By Nicolas on Juil 4, 2023

    Ah tiens, content d’en lire un peu plus à son sujet, merci. J’ai aussi découvert Strachey très récemment via le programmeur et artiste Jake Elliott, notamment dans cette discussion où il parle des Love Letters avec Hannah Nicklin: https://gutefabrik.com/podcast-episodes/episode-four-jake-elliott/

    Jake Elliott d’ailleurs a un Patreon où il fait des ateliers de “programmation en tant que pratique d’écriture” qui sont très intéressants, et particulièrement les premiers épisodes qui s’appuient sur des concepts dans l’histoire de l’informatique, et notamment pas mal sur des textes de Strachey si je me souviens bien.

  3. By Jacques Bolo on Nov 4, 2023

    Le premier jeu d’échecs par ordinateur a été conçu par Torres Quevedo en 1912.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Leonardo_Torres_Quevedo
    https://fr.wikipedia.org/wiki/El_Ajedrecista

  4. By Jean-no on Nov 4, 2023

    Merci. J’étais tombé sur des mentions au sujet de cet inventeur, effectivement super-intéressant, sujet à creuser. Il semble qu’on puisse le créditer du premier automate joueur d’échecs véritable (opposé au turc mécanique de Von Kemplen), même si le mot « par ordinateur » n’est peut-être pas adapté, et que son jeu d’échecs était terriblement simplifié (roi contre roi). Je sais que ses travaux ont intéressé les cybernéticiens, quelques décennies plus tard.

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