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The Imitation Game

mars 10th, 2015 Posted in Ordinateur au cinéma, Programmeur au cinéma

imitation_game_afficheLe film The Imitation Game (2014), du norvégien Morten Tyldum, entend rendre justice à Alan Turing dans toutes ses dimensions : en tant que prodige des mathématiques, en tant qu’acteur majeur du renseignement pendant la seconde guerre mondiale, en tant que créateur de l’ordinateur, mais aussi, bien sûr, en tant que martyr de l’homophobie, qui l’a sans doute conduit au suicide. J’écris « sans doute » car la légende dorée d’Alan Turing est devenue un peu plus complexe, à mesure que l’on étudie mieux son existence : son suicide n’est pas certain, et le traitement hormonal (la « castration chimique ») qui est censée l’avoir conduit aux dernières extrémités était terminé depuis plus d’un an au moment de sa mort. Mais The Imitation Game n’est pas une enquête historique rigoureuse, c’est un biopic Étasunien qui s’appuie sur un livre vieux de plus de vingt ans (Alan Turing: The Enigma, par Andrew Hodges). La trame est fidèle à la morale du film The Man Who Shot Liberty Valance : « This is the West, sir. When the legend becomes fact, print the legend ».
Même s’il y fait allusion, le film évite prudemment de montrer Alan Turing s’empoisonnant avec une pomme recouverte de cyanure, car cette histoire, que j’ai moi-même colportée plus d’une fois, est sans doute fausse : on a bien retrouvé une pomme à demi-mangée à côté de Turing, mais personne n’a vérifié si elle était recouverte de cyanure.

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Turing, diminué par son traitement hormonal, soutenu par son ancienne collègue et fiancée, Joan Clarke. « Viens, on va faire des mots croisés, ça va te détendre… Ou alors demain ».

On ne connaît pas tout de la vie d’Alan Turing, et il a bien subi les effets d’une odieuse loi homophobe (qui a eu cours jusqu’en 1967), donc il n’est pas forcément grave, à mon sens, d’avoir un peu forcé le trait, d’en faire un idiot savant incapable d’avoir des relations normales avec quiconque, même si l’on sait qu’il était un peu plus sociable et nettement plus capable d’humour que ne le prétend le scénario. Le personnage semble écrit dans le but de forcer Benedict Cumberbacht à reprendre son rôle de Sherlock Holmes, mais l’acteur parvient à éviter la confusion. La ressemblance est plutôt réussie, si l’on considère à quel point les visages de l’acteur et de son modèle diffèrent, mais Cumberbacht ne va pas jusqu’à imiter la voix caractéristique de Turing, que les témoins décrivent comme particulièrement haut-perchée, ni son rire suraigu.

L’intervention d’un enquêteur persuadé que Turing est un espion, n’hésite pas à falsifier un document pour accéder à un dossier militaire puis, sans l’avoir voulu, révèle l’homosexualité du mathématicien qui, en échange, lui raconte un épisode de la seconde guerre mondiale que l’on a dissimulé pendant des décennies, est un choix scénaristique un peu inutile à mon sens. L’enquête sert de prétexte à expliquer le célèbre « Imitation game », qu’on appelle désormais « Test de Turing », et à disserter sur la pensée machinique d’une manière que je juge passablement vaseuse.
Je remarque que le scénario fait du cambrioleur de Turing un homme prostitué dont le mathématicien aurait été le client occasionnel. Or à ma connaissance, il s’agit d’un homme avec qui Turing avait eu une relation de plusieurs semaines, sans transaction financière. Cette réécriture sert-elle à rendre compréhensible aujourd’hui le fonctionnement de la justice de l’époque ?

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Séquence assez absurde : de méchants militaires venant interrompre les travaux d’Alan Turing car le monsieur en civil juge qu’ils coûtent trop cher, et le haut-gradé trouvent qu’ils n’avancent pas assez vite. Ce genre d’épisode est un peu démagogique : le spectateur se moque des personnages qui ne savent pas reconnaître le génie, or ce même spectateur ne reconnaît le génie que parce que l’histoire s’est passée il y a soixante-dix ans et que, par force, il prend le parti du principal protagoniste du récit.

L’importance du travail de l’équipe d’Alan Turing pour la victoire alliée est une réalité indiscutable, mais le film est, ici, abusivement romancé, donnant l’impression qu’une micro-équipe a vaincu l’Allemagne nazie à un cheveu près, en conflit avec une hiérarchie militaire bornée, capricieuse et méprisante envers les universitaires. Et ne parlons pas de la scène où Turing, cinq minutes après avoir cassé le chiffre d’Enigma, décide seul de ne pas prévenir l’armée qu’un convoi maritime va être attaqué par des U-boot, car il sait que sauver ces navires révèlerait à l’armée allemande que son cryptage n’est plus sûr. Il est évident que les décisions de ce genre, qui ont effectivement été prises à l’époque, n’étaient pas de son ressort.

Les années d’après-guerre sont étonnamment maltraitées, on y comprend que Turing aurait été un génie solitaire, créant, tout seul chez lui, un ordinateur… Mais en 1951, l’ordinateur tel que nous l’entendons était une réalité industrielle depuis des années (grâce aux travaux de Turing), et Turing, qui s’inscrit dans une histoire (il a suivi les cours de Wittgenstein et a fréquenté les premiers cybernéticiens, par exemple) a travaillé avec beaucoup de gens, sur plusieurs projets, et jouissait de suffisamment d’une considération et d’une reconnaissance suffisantes pour avoir été fait membre de la Royal Society — l’équivalent britannique de l’Académie des sciences.

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« ma machine est parfaite mais je refuse de rendre des comptes ou de l’expliquer à qui que ce soit car je suis un génie et pas vous ». Pas très crédible.

Les épisodes qui concernent la mathématicienne Joan Clarke sont sans doute les plus artificiels : elle arrive en retard à son examen d’embauche où elle se révèle la meilleure ; elle doit lutter contre sa famille qui veut la marier, forçant Turing à venir prendre le thé chez elle et à la demander en mariage ; tous les hommes, hors Alan Turing, pensent que le sexe de Joan Clarke la prédestine pour le secrétariat et préfèreraient que la guerre soit perdue plutôt que d’admettre son talent ; Turing fait sortir illégalement des documents secrets de la base de Bletchley Park pour aller les étudier avec sa protégée à la lumière de la bougie, après être passé par la fenêtre pour éviter la logeuse ; etc., etc., pitié ! La situation des femmes était absolument injuste, mais cela pouvait sans doute être montré de manière plus fine.
Keira Knightley, qui interprète Joan Clarke, est à mon sens le plus gros point faible du film car son physique et son jeu sont bien trop contemporains pour que l’on croie à son personnage. Elle fait de son mieux, mais ça ne suffit pas. Du reste, hors Turing lui-même, la plupart des rôles manquent d’épaisseur, malgré les excellents acteurs employés. L’acteur qui interprète Turing adolescent est très bon, même si toute la partie qui le concerne est surtout le prétexte à un « Rosebud » un peu plat : en souvenir de son amour d’enfance, Christopher Morcom, mort prématurément, Turing baptise sa machine « Christopher »,… Sauf qu’en réalité, le nom de la machine était « Bombe ». Le Christopher en question, dans le film, fait prendre conscience à Turing de son homosexualité, mais aussi de son goût pour le chiffre et de sa vocation de scientifique, ce qui correspond sans doute à la réalité et peut-être même, aux interrogations de Turing sur la possibilité que l’intelligence existe sous forme non-biologique.

"Good lord, Turing !"

« Good lord, Turing ! Ne voyez-vous pas que cette femme est en fait une femme ? Elle a forcément été aidée pour terminer ses mots-croisés »

The Imitation Game n’est pas un trop mauvais film, il se regarde sans déplaisir et il apprendra des choses aux gens qui ignorent tout de l’histoire d’Alan Turing, mais il ne s’agit pas d’une reconstitution fidèle, les questions techniques ou théoriques ne sont pas traitées avec beaucoup de pédagogie, et il était sans doute possible de faire bien mieux en termes de construction des personnages. Pas un mauvais film, donc, mais pas non plus un bon.

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