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La Grande Grammatisatrice automatique (1953)

février 14th, 2023 Posted in Création automatisée, Ordinateur célèbre, publication électronique, Vintage

(Attention, je raconte l’histoire !)

La Grande Grammatisatrice automatique est une nouvelle de Roald Dahl, parue en 1953 sous le titre The Great Automatic Grammatizator, dans le recueil Someone Like You et, en France, dans le recueil Bizarre! Bizarre!, publié en 1962.

Adolphe Knipe, jeune ingénieur de génie, créateur d’un super-calculateur, a pour rêve secret de devenir écrivain, mais il est désespéré de constater qu’aucune revue ne s’intéresse aux nouvelles qu’il envoie. Il conçoit alors un projet qui le vengera : une nouvelle machine dont le but n’est pas d’effectuer des calculs mais d’écrire des textes. Constatant que chaque revue a ses goûts, son style, qu’il existe des constantes dans tous les textes, et que la grammaire repose sur des règles immuables, il lui semble possible de mécaniser la littérature. Il essaie alors de convaincre son employeur, Bohlen, de financer la machine qui pourra rendre les écrivains inutiles, en saturant le monde éditorial de nouvelles vendues pour la moitié du tarif habituel.

Pourquoi ne pas considérer une œuvre littéraire comme une marchandise comme un article que l’on peut fabriquer, une chaise, un tapis, par exemple ? Pourvu que les commandes soient livrées à temps, qui s’inquiétera de l’origine de la marchandise ? Nous allons anéantir tous les auteurs en leur coupant l’herbe sous les pieds ! Nous accaparerons le marché de la nouvelle, monsieur !

Bohlen n’est pas tout à fait convaincu par le discours comptable de Knipe — il est d’abord surpris d’apprendre que les écrivains tirent des revenus de leur travail —, mais quand son employé lui fait miroiter la perspective de signer certains textes de son nom, il se rêve en littérateur respecté.
La machine est construite, et malgré quelques ratées au début, s’avère diablement efficace. En un rien de temps, Bohlen et Knipe fondent une agence littéraire qui propose à tous les éditeurs des textes signés de leurs noms mais aussi de ceux d’une quinzaine d’auteurs inventés. Enfin, ils parviennent à modifier l’engin pour produire des romans entiers. Ils peuvent alors proposer à des écrivains déjà célèbres de laisser la machine œuvrer à leur place, sous leur nom, contre une généreuse compensation financière, et avec l’assurance que leurs prochains romans seront meilleurs que s’ils les avaient écrits eux-mêmes.

J’ai demandé à l’IA Stable diffusion d’illustrer le prompt a machine wrote a novel.

Un peu comme le Literary Engine de l’Académie de Lagado imaginé deux siècles plus tôt par Jonathan Swift dans le troisième Voyage de Gulliver1, la Grande Grammatisatrice automatique est pour son auteur le prétexte à une réflexion moqueuse sur la valeur des textes. Swift imaginait une machine à produire les textes universitaires afin de dénoncer le manque d’intelligence et d’originalité dont été constitué selon lui la littérature académique. Roald Dahl, de son côté, parle de plusieurs choses à la fois : la littérature commerciale ; les écrivains qui répètent une formule ; la fragile intégrité des créateurs ; les difficultés matérielles éprouvées par les écrivains ; les aspects mercantiles de l’écriture ; la jalousie professionnelle ; la tentation de facilité ; et enfin, la dévaluation du travail par la mécanisation.
En 1953, Alan Turing (mort l’année suivante) avait déjà écrit son célèbre texte Computing Machinery and Intelligence, qui évoquait l’idée que les messages produits par un ordinateur puissent être pris pour des messages issus d’êtres humains, et la science-fiction commençait à s’emparer de l’idée de l’ordinateur pensant2. L’idée d’un générateur de textes littéraires se trouve déjà dans le 1984 de George Orwell (1949), avec le « Versificateur », un « genre de kaléidoscope spécial » utilisé par le Ministère de la Vérité pour produire des textes ineptes aptes à distraire le peuple3 — que Roald Dahl avait sans doute lu. On peut enfin citer  What do you read? par Boyd Ellanby (pseudonyme conjoint de Lyle Gifford Boyd et de son époux William Clouser Boyd), paru dans le numéro 27 de la revue Other Worlds, en mars 1953, et qui traite aussi de l’idée d’une littérature industrielle, mais moins sous l’angle des mutations professionnelles liées à la mécanisation que sous celui de la déshumanisation des lecteurs habitués à consommer des fictions mues par une logique froide.

Le texte de Roald Dahl est vieux de soixante-dix ans, mais il trouve une certaine actualité au moment où les technologies de production de texte telles que GPT-3 semblent avoir franchi un cap et provoquent un véritable emballement médiatique autant que des inquiétudes, pas nécessairement infondées, chez de nombreux professionnels du texte — universitaires, journalistes ou traducteurs.

  1. Le texte de Swift date de 1735. Lire l’article Le générateur littéraire de l’Académie de Lagado. []
  2. Par exemple avec Un logic nommé Joe, de Murray Leinster, dès 1946. []
  3. « There was a whole chain of separate departments dealing with proletarian literature, music, drama, and entertainment generally. Here were produced rubbishy newspapers containing almost nothing except sport, crime and astrology, sensational five-cent novelettes, films oozing with sex, and sentimental songs which were composed entirely by mechanical means on a special kind of kaleidoscope known as a versificator ».
    George Orwell, Nineteen eighty four, 1949. []

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