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Le miroir flexible

juin 1st, 2015 Posted in Lecture, Robot célèbre

miroir_flexibleRégis Messac, né en 1893 et mort en 1945 en déportation, est un homme de lettre français qui mérite d’être retenu par l’histoire pour ses études des littératures de genre (une thèse sur le roman policier et des essais sur la science-fiction), pour son engagement pacifiste anarchisant, et pour son activité d’écrivain, notamment dans le domaine de la science-fiction. On lui doit entre autres les romans Quinzinzinzili (son plus célèbre), La Cité des asphyxiés, Valcrétin et, enfin, Le miroir flexible, une histoire de robots particulièrement en avance sur son temps. Publié en 1933 dans la revue Les Primaires, dont Messac a été rédacteur en chef de 1932 à 1940, Le Miroir flexible1 met en scène un inventeur français et sa fille, tous deux partis vivre aux abords du quartier noir d’une ville perdue de l’Alabama. On retrouve un jour un cadavre aux abords de leur propriété, et le Ku Klux Klan en tire la conclusion qu’il faut lyncher un noir. Mais la troupe raciste est attaquée par ce qui semble être un gigantesque serpent et panique, provoquant un décès et un incendie. Le mystérieux serpent n’en est pas un, il s’agit d’un robot créé par Joseph Favannens, l’inventeur. Sa création est autonome et réagit comme un animal, c’est de manière accidentelle et involontaire qu’elle se montre capable de violences.

Au delà du propos sur le racisme et autres formes de l’imbécillité humaine, le roman de Messac surprend par sa prescience de ce que l’on nomme à présent l’Intelligence artificielle. Avec des années d’avance sur la Cybernétique, il imagine un automate autonome qui, explique-t-il, n’est pas piloté à distance, par radio, comme une torpille automotrice2.

« Non monsieur, cette mécanique, comme il vous plait de l’appeler, n’obéissait point à ma volonté. Elle avait sa volonté propre, indépendante, sa mémoire, ses impressions, ses sensations, son trésor de souvenirs et de sentiments, sa pensée, enfin ».

Le roman tire son nom de la grande invention qui permet d’animer le robot : le « miroir flexible, une substance « aussi souple que le caoutchouc, aussi pure que le cristal », capable de refléter les images et, à la manière des plaques photographiques, de les retenir. Lorsque les images sont souvent imprimées, elles restent en mémoire. Lorsqu’elles ne le sont pas assez fréquemment, elles deviennent indistinctes, mais peuvent remonter, sous l’influence de certains chocs. Il s’agit donc d’un support mémoriel. En dehors de quelques réflexes qui lui ont été donnés à sa naissance, tels qu’une forme de « faim » qui le pousse à venir recharger ses batteries, le mécanozoaire apprend par lui-même à maîtriser ses gestes : ce qui fonctionne bien s’imprime plus profondément dans le « miroir flexible » et est donc plus souvent répété. C’est malheureusement le réflexe qui consiste à détruire les obstacles qui a transformé la machine en assassin.

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Le mécanozoaire, dessiné par l’auteur : une sorte de scorpion à chenilles

Afin de pouvoir circuler et apprendre en toute liberté sans pour autant être vu, le mécanozoaire fuit la lumière du jour, mais est attiré par la lumière artificielle. À cause d’un accident passé, l’animal mécanique déclenche ses réflexes de défense lorsqu’il entend le juron « dammit! », ce qui semble être un signe de punition divine pour le révérend Magnus Compost, un bigot qui considère Favannens comme un blasphémateur, puisqu’il a osé tenter de créer la vie. L’inventeur explique justement au religieux qu’il aurait voulu appliquer la sélection naturelle à ses mécanozoaires :

« J’ai été obligé de présider à la sélection des réflexes de mon mécanozoaire, faisant ainsi intervenir ma volonté personnelle, parce que je n’avais à ma disposition qu’une seule machine vivante, qui m’avait coûté bien du mal et du temps à établir. Je ne pouvais risquer de la perdre avant d’avoir obtenu un résultat. Mais si j’en avais eu mille, dix mille, un million… des quantités immenses comme votre Dieu ou votre nature, j’aurais pu laisser au hasard le soin de sélectionner les réflexes. Mes mécanozoaires, au début, auraient faits des mouvements incohérents et désordonnés, qui les auraient mis en danger : mais les mouvements nuisibles, provoquant l’arrêt ou la destruction du mécanisme, n’auraient pu se répéter ni inscrire leur image au sein du miroir flexible. Les mouvements utiles, au contraire, se seraient répétés indéfiniment et s’y seraient inscrits profondément ».

Il imagine que des millions de ses robots auraient péri mais que les survivants auraient fini par acquérir un instinct utile, ce qui aurait tout de même réclamé, dit-il, « non seulement des myriades de machines, mais des myriades de siècles ».

Ce roman contient de nombreuses idées qui ne seront mises en application par des scientifiques que bien plus tard. On pense immédiatement aux tortues de William Grey Walters ou aux renards cybernétiques d’Albert Ducrocq, à la fin des années 1940 — des robots autonomes dont le comportement est régi par des stimuli tels que la lumière ou les chocs. Si le support de mémoire en forme de miroir souple ne ressemble à aucune technologie passée ou présente, l’idée que les bonnes réponses s’accumulent et que ce qui n’a pas de succès finit par disparaître peut rappeler les réseaux de neurones formels, un modèle mathématique imaginé en 1943 qui est un des piliers théoriques (voire une école à part entière) de l’Intelligence artificielle.

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Cela fait un certain temps que je voulais écrire sur ce livre, mais cela s’est imposé à moi vendredi dernier, après une visite à l’Institut des Systèmes Intelligents et de Robotique à l’université de Jussieu, où je me suis rendu guidé par l’excellente Marion Montaigne, qui connaissait déjà les lieux et avait publié une note de blog sur le sujet il y a quelques années. Là-bas, nous avons rencontré Stéphane Doncieux, Jean-Baptiste Mouret et Nicolas Bredeche, de l’équipe Architectures et Modèles pour l’Adaptation et la Cognition. Stéphane Doncieux travaille notamment sur un robot qui apprend, par la récompense, à effectuer une tâche, et qui, anecdote savoureuse, développe même un comportement superstitieux : si, par hasard, il parvient à son but après être systématiquement passé à un certain endroit, il finit par intégrer cet endroit à sa séquence de déplacement, même si celui-ci n’a aucun lien avec son succès ; Nicolas Bredeche travaille quant à lui sur des robots qui fonctionnent en essaim et se transmettent des caractéristiques comportementales intéressantes, comme cela se fait par sélection génétique chez les espèces biologiques ; enfin, Jean-Baptiste Mouret et trois de ses collègues font la couverture de la très prestigieuse revue Nature ce mois-ci avec un automate à six pattes qui est capable d’imaginer (de calculer et de simuler virtuellement) des milliers de façons de se déplacer, puis de sélectionner rapidement celle qui l’aidera à atteindre le plus rapidement sa destination malgré une panne provoquée sciemment.

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Autant de recherches de pointe qui font étonamment écho aux intuitions qu’a eu Régis Messac il y a plus de quatre-vingt ans.

  1. Le Miroir flexible n’a été édité sous forme de livre qu’en 2008, par les éditions ex nihilo, assorti d’une préface de Gérard Klein. []
  2. Messac était au courant des technologies de son temps, car si Nikola Tesla a bien déposé un brevet de guidage-radio de torpilles en 1897 et si des tests ont été réalisés pendant la première mondiale, ces engins n’existaient dans les années 1930 qu’à l’état de prototype et se sont vu préférer les torpilles sans guidage, les torpilles guidées par ondes sonores ou encore celles qui restent reliées à leur lanceur par un câble ombilical, lequel permet de leur donner des instructions plus complètes et de manière plus sûre. []

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