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Albert Ducrocq : l’ère des robots

novembre 17th, 2010 Posted in Images, Sciences, Vintage

Albert Ducrocq, décédé il y a neuf ans, a été pendant longtemps le vulgarisateur scientifique de référence à la télévision, à la radio et dans la presse. Ma grand-mère me racontait une fois qu’elle l’avait connu, à la toute fin des années 1940. Elle avait organisé une fête sur une péniche, si j’ai bonne mémoire, et Albert Ducrocq y avait fait une démonstration de ses animaux robots : « ça ne marchait pas du tout ».
Scientifique de formation, ingénieur, expert en électronique, il a été un des pionniers français de la cybernétique et de l’automation. Les thèmes de ses nombreux essais couvrent tout le champ de la modernité scientifique de l’immédiat après-guerre : armement, vol spatial, atome, énergie, robotique, informatique. Il était sans doute moins intéressé par la médecine et la biologie (ou encore par les spéculations exobiologistes) mais il en a parlé aussi.

L’Ère des robots, paru en 1954 chez Julliard. Enthousiaste et positif, ce livre présente assez pédagogiquement de nombreux aspects techniques de la robotique (capteurs, mémoire, autonomie d’action, information, communication, langage binaire,…) mais fait aussi de l’anthropologie prospective : avec des milliards d’automates pour travailler à notre place, notre premier souci sera de trouver comment nous occuper alors que nous serons condamnés « aux loisirs forcés comme autrefois (…) aux travaux forcés ». Pour l’auteur, cette évolution technologique est impossible à stopper, et il ajoute même :

Une politique d’opposition serait criminelle puisque le sens profond du robot est la libération totale de l’homme : à l’usine comme au laboratoire, au bureau ou au foyer, le robot est en effet capable d’effectuer des travaux complets, c’est-à-dire qu’avec son avènement, il ne tient qu’à l’homme d’instaurer enfin cet âge d’or rêvé depuis toujours…

Pour Ducrocq, le robot et l’ordinateur (qu’il appelle « cerveau mécanique »), en assumant une partie des fonctions humaines, parfois mieux que l’homme lui-même, permettront de réfléchir d’une manière neuve à la condition de l’homme, à sa définition et à la question de sa place dans l’univers.
Quelques inquiétudes, cependant, car si le robot amène la liberté, il peut aussi servir un but opposé :

Les hommes seront demain « enregistrés », constamment suivis par des machine : ce peut être un abominable instrument policier ou, au contraire, le véritable agent de la justice et de la bonté.

On remarque, parmi les photographies, les œuvres réalisées à l’aide du dispositif « Calliope », mis au point avec un autre cybernéticien, Louis Couffignal, et qui est à la fois (si je me fie aux évocations trouvées ici et là, mais je ne suis pas certain qu’il n’y ait qu’une seule machine) un outil d’imagerie numérique et un outil de génération littéraire. Ducrocq est nettement pionnier dans ces deux domaines.

La couverture du livre me semble très intéressante. Le portrait de l’auteur est dramatique, presque cinématographique dans son éclairage et dans l’expression du visage. Outre la photographie du robot — le célèbre renard électronique, créé en 1947 —, on note en surimpression une abstraction géométrique qui évoque le schéma classique de l’atome : tout l’avenir (et la peur, et le courage qu’il faut pour l’affronter) tel qu’on l’entendait à l’époque se trouve ici condensé.

  1. 9 Responses to “Albert Ducrocq : l’ère des robots”

  2. By jefaispeuralafoule on Nov 17, 2010

    Aussi vintage que cela puisse paraître, je trouve également le propos d’une terrible actualité. Nous sommes arrivés à l’ère d’une informatique omniprésente et omnisciente, ce qui, en soi, aurait dû permettre de faciliter l’existence de tous: amélioration des rendements, accélération des échanges, simplification de toutes les démarches administratives… Or, on ne peut que regretter le fait que l’informatisation et automatisation soient surtout sources de problèmes (disparition de nombre d’emplois peu qualifiés, augmentation de la complexité de certains processus, quasi obligation de s’équiper).

    De là, je crois que l’auteur (d’après ce que je peux comprendre à ces extraits et grâce à cette chronique) me semble plus lucide que rêveur et positiviste. Il pose, à mon sens, les fondements de la critique objective du progrès. La simple phrase « Les hommes seront demain « enregistrés », constamment suivis par des machine : ce peut être un abominable instrument policier ou, au contraire, le véritable agent de la justice et de la bonté. » est, à elle seule, la chronique d’un Facebook (que je critique moi-même dans mes derniers articles), tant que la critique d’une potentielle oppression par la machine.

    J’ignore si, de mon vivant, j’assisterai à la mutation totale dont parle l’auteur. Ce dont je suis certain par contre, c’est que la libération totale de l’homme espérée par l’auteur m’apparaît aujourd’hui comme douteuse. Pourquoi? Parce que ce sera encore une fois le domaine privé qui fera son bénéfice sur une telle mutation de la société, et qui, en conséquence, aura un contrôle inquiétant des gens à travers des machines supposées serviles… Et j’ai bien dit supposées…

  3. By Jean-no on Nov 17, 2010

    @jefaispeuralafoule : sur l’ensemble du livre, Ducrocq est quand même très très positiviste, il faut vraiment bien chercher pour trouver un bémol… Mais c’est vrai, il avait prévu le bémol. Ce qu’il dit est assez triste, rétrospectivement : plus de cinquante ans plus tard, les robots assument de nombreux boulots mais au lieu de faire que chacun vive mieux, on vit plutôt moins bien, le temps libre n’est plus du loisir mais du chômage.

  4. By Tom Roud on Nov 17, 2010

    Apparemment Ducroq n’avait pas anticipé que dans notre monde robotisé, on aurait :
    – une glorification de la « valeur travail », au détriment de la société du loisir. Et partant, aucun débat sur la condition de l’homme.
    – des robots utilisés pour faire gagner des millions à des traders qui les programment, déclenchant ainsi des crises économiques terribles. En fait les robots ne sont utilisés au final que pour prolonger notre propre hubris.

  5. By Jean-no on Nov 18, 2010

    @Tom : yup, c’est assez étonnant de voir qu’à une certaine époque, il semblait évident que les progrès de la « productivité » se feraient au profit de tous, prédiction qui semblerait à présent celle d’un rêveur ou d’un gauchiste enragé, alors même qu’on n’a jamais autant eu les moyens de la réaliser.

  6. By jefaispeuralafoule on Nov 18, 2010

    En même temps, l’inactivité est considérée non comme glorifiante à travers l’équation loisirs=culture, mais vue comme une équation plus malsaine du genre inactivité=fainéantise.

    L’image d’Epinal du « glandeur » est justement très péjorative: pourquoi glande-t-il, alors qu’il pourrait produire? C’est en cela que la notion de chômage prend tout son sens: ne pas travailler, c’est être, en quelque sorte, un paria dans une société où il faut forcément produire quelque chose pour être reconnu.

  7. By Jean-no on Nov 18, 2010

    Avec l’angoisse du chômage (qui se maintient puisque la productivité augmente), on est passé d’une société où les gens ne voulaient pas se faire exploiter par leur employeur à une société où chacun a la peur panique de ne pas trouver quelqu’un pour l’exploiter.

  8. By Pierre Berger on Déc 4, 2010

    Intéressants commentaires. Etant né en 1938, j’ai vécu tout cela, et rencontré plusieurs fois Ducrocq comme un de mes confrères journalistes.
    C’est vrai qu’il y a eu un énorme optimisme dans les années 1950-60. On parlait beaucoup de « civilisation des loisirs ». Cela n’a pas été aussi bien qu’on espérait, mais le niveau de vie a tout de même considérablement augmenté.
    Pourquoi a-t-on été vers le chômage plutôt que vers le loisir, c’est une bonne question.

  9. By G L on Fév 28, 2013

    « Pourquoi a-t-on été vers le chômage plutôt que vers le loisir, c’est une bonne question. »

    Ceux qui parlaient d’un futur occupé par les loisirs avaient quelques bonnes raisons de ne pas s’inquiéter de leur avenir personnel alors que la réalité vécue par les autres faisait qu’ils n’avaient que fort peu de raisons de penser qu’on allait leur octroyer généreusement autant de loisirs qu’il serait nécessaire pour répartir le progrès entre tous…

    Avant c’était: « Le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont un pistolet chargé, et ceux qui creusent. Toi, tu creuses ! »

    Qu’il y ait maintenant des robots qui creusent n’a pas suffit à inverser le rapport de force en faveur de ceux qui n’ont pas de pistolet.

  10. By Jean-no on Fév 28, 2013

    @GL : dans les couches populaires et politisées de la société, chez les communistes, quoi, l’idée du temps de travail partagé et du soulagement de l’homme par ses machines existait bien, je pense.
    Évidemment, c’est celui qui a le pistolet qui décide.

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