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Technologies inhumaines

septembre 8th, 2013 Posted in Interactivité

(Avertissement : afin de ne pas sembler trop philosophique — la philosophie est une discipline pour laquelle je manque de culture, de talent et sans doute même de penchant —, le texte qui suit a été pondéré par une citation du chanteur Michel Sardou)

Le livre de chasse (1389) de Gaston Phébus : La confection des pièges.

Le livre de chasse de Gaston Phébus, comte de Foix et vicomte de Béarn : La confection des lacs – c’est à dire des pièges à nœud-coulant. Dans son Histoire de l’Informatique, Philppe Breton avance que le piège de nos plus lointains ancêtres chasseurs est le premier automatisme programmé.

Le caractère « inhumain » de l’ordinateur est un poncif très ancien, puisque dans L’homme le plus doué du monde (1879), d’Edward Page Mitchell1, qui est un des tous premiers récits mettant en scène une intelligence informatique, il y a déjà l’idée que la réflexion mécanique est forcément « inhumaine » au sens le plus négatif du terme : une intelligence qui se fonde sur le calcul abstrait ne peut être que cruelle et insensible. On retrouve cette idée dans The Invisible Boy (1957), premier film mettant en œuvre un ordinateur conscient (qui souhaite exterminer l’espèce humaine car sa nature organique le dégoûte), autant que dans l’excellent Alphaville (1965), de Jean-Luc Godard, où l’ordinateur Alpha 60, qui dirige la ville de manière purement logique, fait assassiner les poètes. Les mathématiques, en général, sont associés à quelque chose d’inhumain, on voit ça, par exemple, dans Nous Autres (1920), d’Eugène Zamiatine, pamphlet dystopique qui s’en prend au communisme autant qu’au Taylorisme et à l’utilitarisme de Jeremy Bentham, où les individus sont désignés par des numéros et où l’on ne cherche la poésie que dans les formes géométriques et les équations mathématiques. L’intelligence ou l’éducation elles-mêmes, peuvent être considérées comme un problème, par exemple dans cette chanson de Michel Sardou :

Quand il y aura cent mille universités,
Cent millions d’hommes vivant dans les facultés,
(…)
Il nous faudra vivre pendant de longs mois
Sur un banc de bois,
Dans une maison triste
Où l’on ne parlera que de chiffres et de lois.
(…)
Les filles n’auront même plus le temps d’aimer.
(…)
Tout sera plus sombre autour de leur vie
Habillées d’ennui
Et comme des ombres,
Elles se diront « Où sont tous les garçons ? »
(…)
On lira je t’aime sur des IBM.

Michel Sardou, 100 000 universités (1967)

On notera l’emploi du nom IBM, qui était à l’époque synonyme d’ordinateur, comme la marque Frigidaire est synonyme de réfrigérateur. Pour l’auteur, le comble de l’inhumanité est atteint lorsque l’amour est associé à l’électronique. Aujourd’hui — bravo Michel Sardou —, de nombreux échanges, y compris amoureux, passent par des vecteurs électroniques : SMS, Chat, tweet, statut Facebook, ou e-mail.

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John Huston, The African Queen (1951).

L’idée que les nombres ou les automates sont des ennemis de l’humain n’est pas toujours infondée. Lorsque les acteurs économiques ou politiques prennent des décisions en fonction d’indicateurs numériques et abstraits, il peuvent oublier la manière dont cela affecte les individus et en venir à faire plus cas des chiffres que de ce qu’ils sont censés révéler2. Lorsque l’on met en place des systèmes automatiques contraignants pour se charger de taches qui poseraient des cas de conscience à des êtres capables d’empathie, on peut dire que les machines sont un outil d’oppression3.

Mais au fond, si confortable que cela soit, n’est-il pas mensonger de qualifier ces faits d’«inhumains» ?
Je me suis fait cette réflexion il y a quelques jours au hasard d’une conversation sur Twitter, qui partait d’un mot humoristique et plutôt sensé de Lily Ponthieux :

reseaux_sociaux_inhumains

Le tweet d’HugoMe (qui n’est pas une réponse directe au tweet qui le surplombe, mais s’inscrit dans les échanges qui ont suivi et que je vous épargne) m’a semblé, malgré son apparent bon sens, contenir une contradiction assez révélatrice.
Les mimiques ou les gestes, les inflexions de la voix, qui font effectivement partie intégrante de la communication humaine, ne peuvent pas être aisément ou efficacement transmis par Twitter ou autres canaux de communication textuels en ligne4. Mais s’ils ne sont pas inhumains, ces moyens non-verbaux de communication ne sont pas spécifiquement humains pour autant, puisqu’ils sont employés par tous les animaux un tant soit peu évolués, mais qu’un seul de ces animaux, l’homme, recourt au verbe et même, au verbe transcrit sous forme d’indications sémantiques ou phonétiques. Nous parvenons à faire passer des choses par le texte, un bon roman peut nous effrayer, nous émouvoir, nous tenir en haleine ou nous émerveiller, un essai peut nous instruire ou nous indigner. Aucun animal, y compris parmi nos plus proches parents primates, n’a développé une telle capacité à la parole, et encore moins à la transcription muette (image, texte) d’un discours abstrait, d’un récit ou d’une émotion. Les ordinateurs, les mathématiques ou les automates, mentionnés plus haut, sont eux aussi très spécifiquement humains.
Chaque fois que nous parvenons à déléguer une de nos activités ou de nos intentions à une machine, à un système, chaque fois que nous inventons un nouveau médium pour transmettre ce que nous avons en tête, nous faisons ce qu’aucun autre animal n’avait jamais fait, ou en tout cas jamais avec une telle efficacité et avec une telle rapidité à inventer encore et encore.

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The African Queen

Si l’on veut bien suivre mon raisonnement, ce que nous qualifions facilement d’«inhumain» est en fait ce qui ne correspond pas à notre part animale, et donc, ce qui n’appartient qu’à l’espèce humaine. L’inhumain, c’est tout ce que l’homme fait lorsqu’il n’est plus un animal, l’inhumain, c’est l’in-animal, c’est l’humain.
Si ce que nous avons de spécifiquement humain nous donne un sentiment de vertige, ou nous semble froid, abstrait, peut-être dangereux, est-ce que cela signifie que, quelque part, la civilisation — c’est à dire la domestication de l’homme par lui-même —, se fait en partie contre son gré ?

Les images ci-dessus appartiennent à une scène d’anthologie du film The African Queen, dans laquelle Charlie (Humphrey Bogart), qui vient d’embrasser Rose (Katharine Hepburn) pour la première fois, juste après qu’ils aient tous deux échappé à la mort, imite les hippopotames puis les singes. Il ne parle pas, Rose non plus; elle est incapable de faire autre chose que rire, ils reviennent à un état animal où, loin de toutes les conventions de la civilisation, la sœur de pasteur et vieille fille se sent enfin libre d’aimer le navigateur rustaud.

  1. À paraître, enfin traduit en français et agrémenté d’une postface de votre serviteur, chez Franciscopolis dans quelques mois. Comptez sur moi, bien sûr, pour en reparler au moment de sa sortie. []
  2. Dans le domaine de la recherche universitaire, par exemple, les chercheurs sont évalués en fonction du nombre de leurs publications et non en fonction de la qualité des publications en question. Il en résulte une inflation du nombre d’articles, parfois inutiles, et parfois publiés en auto-édition déguisée… Cet exemple n’a rien de tragique mais il montre assez bien comment un méthode qui poursuit un but rationnel peut aboutir à une situation idiote. J’imagine que le lecteur n’aura pas de mal à se souvenir d’exemples autrement plus graves où des êtres humains ont été réduits à des nombres. []
  3. Je peux revenir à mon vieil exemple des automates de contrôle dans les gares de banlieue parisienne, qui se comportent d’une manière qui nous semblerait scandaleuse si elle était non pas le fait d’une machine, mais celle d’un vigile. []
  4. De fait, ce qui passe par des canaux normalisés, comme le texte saisi sur un ordinateur, nous fait perdre toute indication sur la nature du correspondant, comme le raconte le célèbre texte d’Alan Turing intitulé Computing machinery and intelligence (1950), où l’auteur, qui cherche à déterminer si une intelligence artificielle est envisageable, explique que nous pourrons répondre à la question par l’affirmative le jour où la machine répondra suffisamment bien pour que son interlocuteur ne puisse comprendre, par ses réponses, qu’elle n’est pas un être humain. []
  1. 5 Responses to “Technologies inhumaines”

  2. By singeon on Sep 9, 2013

    Le caractère inhumain d’un acte ou d’une personne relève en général d’une absence de moralité. L’amalgame humain = moral est la base du problème de la définition du mot « inhumain ». Le sens premier de inhumain étant : « Qui n’appartient pas ou qui semble étranger à la nature, aux dimensions de l’être humain. » Il est devenu par la suite : « Qui manque d’humanité », qui reflète davantage l’emploi courant qui en est fait et le caractère moral et subjectif de cet adjectif.

  3. By Jean-no on Sep 9, 2013

    @singeon : ce qui est étonnant, c’est que le concept d' »humanité » (comme dans « faire preuve d’humanité ») existe aussi, et avec un sens similaire, dans le Confucianisme.

  4. By Afahci on Sep 11, 2013

    Très Nietzschéen votre article.
    J’approuve l’idée.
    Et oui le concept d’humanité est déjà présent chez les Grecs de l’antiquité, bien avant les religions monothéistes.
    Il semble assez inévitable que toute structure sociale (depuis quand ?) se doit d’avoir un objectif, un but. Donner un sens à l’humanité permet de faire corps avec le groupe.
    Au fond, je me demande si le plus affreux pour l’homme ce n’est pas de se croire intimement n’être qu’une erreur de la nature.

  5. By HugoMe on Sep 12, 2013

    Hello Jean-No,

    Tu soulignes ici que l’interaction verbale est une spécificité de l’espèce humaine, en opposant l’homme et les animaux.

    Mon point était plutôt d’opposer l’homme aux machines, en soulignant que la nature fondamentale de l’interaction humaine est d’être non verbale. L’homme est un animal social avant d’être une intelligence. C’est d’ailleurs ce que dit Türing, puisqu’une intelligence artificielle ne peut se distinguer par le verbe. Et donc, en abandonnant le contact en se recentrant sur des canaux purement textuels, les geeks abandonnent leur part d’humanité.

  6. By Jean-no on Sep 12, 2013

    @HugoMe : évidemment, je ne me suis servi de ton tweet que comme prétexte, parce qu’il m’a fait réfléchir à ce mot « humanité ».

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