Profitez-en, après celui là c'est fini

Yucca Mountain

octobre 9th, 2012 Posted in Lecture

Après l’accident de Three Miles Island au début des années 19801, l’industrie nucléaire se devait de convaincre le public que la situation était sous contrôle. Un gros chantier national a été mis sur pied : trouver un site central où enfouir les encombrantes ordures radioactives produites dans tout le pays. La montagne Yucca, située dans le Nevada à 140 kilomètres de Las Vegas, a hérité de ce projet dont personne d’autre ne voulait. Le Nevada est un État peu peuplé et aride qui a notamment été utilisé par l’armée américaine pour près d’un millier d’essais atomiques entre 1951 et 1992.
Dans son livre documentaire Yucca Mountain (About a Mountain), John D’Agata mélange tout : l’écologie suicidaire d’un État dont les rivières s’assèchent et dont les poissons présentent des difformités dues à la pollution ; les spoliations dont ont été victimes les indiens du coin, payés deux mille dollars pour offrir à l’État fédéral le droit de faire n’importe quoi chez eux ; la tour Stratosphere de Las Vegas, construite pour durer dans la ville de l’éphémère et pour toucher le ciel dans une ville où les croyants évitent de penser à Dieu ; le taux de suicide plus élevé que n’importe où ; la mafia, la corruption ; l’aveuglement des populations face aux fléaux pré-cités.
Et tout cela fait sens, bien sûr. Les poils du lecteur se dressent peu à peu en découvrant ce qu’il savait déjà : la question des déchets nucléaires est loin d’être maîtrisée. Les scénarios ou les chiffres qui sont annoncés sont plus politiques et arbitraires que scientifiques, la montagne Yucca, réputée immuable, connaît une forte érosion, et si un des dix camions qui doivent traverser quotidiennement Las Vegas avec des combustibles nucléaires à enfouir venait à avoir un accident sérieux, la ville entière serait rayée de la carte des États-Unis. Au fil de la lecture, on apprend des anecdotes comiques ou lamentables.
La (très belle) couverture imaginée par Alexandre Laumonier, l’éditeur, s’inspire d’un problème sur lequel ont buté les concepteurs du site de Yucca Mountain : comment éviter que, dans dix mille ans, des curieux ou des pillards ne tentent d’entrer dans le site en croyant y trouver un quelconque trésor ? Dans dix mille ans, la langue anglaise sera aussi morte que le Sumérien l’est pour nous, et peu de nos signes actuels ont une chance d’être encore compréhensibles à ce moment-là, sans compter que pour concevoir des panneaux signalétiques il existe peu de matériaux qui soient susceptibles de durer aussi longtemps que la radioactivité mortifère dont on cherche à inspirer la peur. Une idée proposée était d’utiliser la figure fantomatique du Cri d’Edvard Munch, dont l’expression est plus universelle que tout langage écrit. En 2010, après trente ans d’études de projet, de percement de roches, de propagande, le projet Yucca Mountain a été abandonné.

Le voyage, qui nous entraîne jusqu’en Norvège et nous fait passer de neuf mille ans avant notre ère à des milliers, voire des millions d’années après, est passionnant, angoissant, glaçant, drôle, et superbement écrit, car Yucca Mountain, avant d’être un documentaire fourmillant d’informations, est un grand morceau de littérature.
Le jeune éditeur, Zones Sensibles, s’est notamment fait remarquer avec Une brève histoire des lignes (2011), par Tim Ingold, et sort incessamment une réédition très attendue d’un immense classique des mathématiques, de la science-fiction et de la philosophie — rien que ça —, le Flatland (1884) d’Edwin Abbott.

  1. L’accident de Three Miles Island s’est produit, j’en parlais l’an dernier, quelques jours après la sortie du film Le Syndrome Chinois, coïncidence qui avait beaucoup frappé les esprits à l’époque. []
  1. 5 Responses to “Yucca Mountain”

  2. By Y. Moreau on Oct 10, 2012

    Merci. A propos de Norvège, je pense que tu as vu « Into eternity » ?

  3. By Jean-no on Oct 10, 2012

    @Y : pas encore. J’ai le DVD pourtant, et depuis que j’ai refermé Yucca Mountain je le cherche ans mes piles… Note que ça ne se passe pas en Norvège mais en Finlande.

  4. By Y. Moreau on Oct 10, 2012

    effectivement, en Finlande. Si tu retrouves pas ton DVD, le docu est intégralement mis en ligne.

  5. By shonagon on Jan 2, 2015

    Cette histoire a quelque d’effrayant et amène de l’eau au moulin à qui prétendent que les pro-nucléaires jouent parfois aux apprentis sorciers.
    Sur cette page web, http://www.barnesandnoble.com/review/about-a-mountain , on apprend que le projet de signalisation envisagé par le département de l’Énergie consistait à l’édification d’une série de pyramides de 6 mètres de haut inscrites avec le visage du Cri de Munch. Et l’auteur rappelle la nature morbide du tableau et sa proximité avec l’idée de suicide ; on y verrait alors presque un acte manqué des concepteurs du projet.
    «[…]
    Mes amis poursuivirent leur chemin alors que je tremblais d’angoisse et là, je sentis que la nature était traversée par un long cri infini.»
    Edvard Munch, à propos du Cri

  6. By Jean-no on Jan 2, 2015

    @shonagon : oui oui, d’où la couverture. C’est vraiment un livre à lire, il ne parle pas que de nucléaire, il fait aussi un portrait de Las Vegas qui explique beaucoup…

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