Profitez-en, après celui là c'est fini

Le critique

août 17th, 2011 Posted in Bande dessinée, Les pros

Je me suis trouvé un jour chez un ancien critique de cinéma et de bande dessinée qui avait besoin, pour une société qu’il avait créé, que je réalise pour lui une carte de vœux numérique. Le travail était terminé et je venais me faire payer.
J’étais dans son bureau à discuter, et mon regard était attiré par un album de Sylvain et Sylvette, série dans laquelle deux petits campagnards se battent contre quatre bêtes sauvages : un sanglier, un loup, un renard et un ours. Cette bande dessinée est née en même temps que le patriotique Captain America, mais en France, sous le régime de la « Révolution Nationale » : les uns y voient une discrète allégorie de la Résistance à l’occupant, les autres une ode au retour à la terre prôné par le maréchal Pétain. Pour ma part, je n’y ai jamais vu grand chose, mais je serais tout de même curieux de lire les plus anciennes histoires. Le fait que ces vieux récits soient réédités par les éditions du Triomphe, maison ostensiblement traditionaliste et ultra-catholique, est un peu rédhibitoire1.

Sylvain et Sylvette

Étonné de voir que Sylvain et Sylvette paraissaient encore, j’ai feuilleté l’album. Mon hôte, généreux, m’a proposé de l’emmener avec moi : « tu sais, je ne vais pas le lire, je reçois ça parce que je faisais beaucoup de critiques de bandes dessinées à une certaine époque. Aujourd’hui je n’en fais quasiment plus mais je reçois encore plein de choses ». Après vérification, j’ai appris que ce « quasiment plus » signifiait, depuis plus de vingt ans, « plus du tout ».
« Tu sais, j’ai plein d’autres albums, tu veux jeter un œil ? Ils ne me servent à rien »
Difficile de dire non.
Dans son long couloir, l’ancien critique fait alors coulisser des panneaux derrière lesquels se dissimulent des placards. J’ai pu constater qu’il n’y avait pas là quelques albums, mais sans doute plusieurs milliers, tous parfaitement rangés. Ce n’est pas sa bibliothèque, non, mais juste les livres qui ne l’intéressent pas spécialement. La plupart des albums viennent de gros éditeurs : Soleil, Dargaud, Dupuis,…
— « Qu’est-ce que tu veux que je fasse de tout ça ? ».
Je vois alors des titres que je n’aurais jamais achetés mais dont je suis néanmoins curieux : « prends, prends, sers-toi ! ». Je ne veux cependant pas abuser de la générosité de mon bienfaiteur et je termine avec une dizaine d’albums entre les mains.

Les micro-éditeurs se ruinent pour envoyer des « service-presse » aux journalistes. Retrouver ceux-ci vendus est souvent déplaisant, comme en témoignent ces tampons rageurs du Tampographe Sardon. L’auteur m’indique que la faute d’orthographe (« soit-disant ») n’existe plus sur la version commercialisée de ce tampon.

Les choses se sont un peu compliquées quand l’ex-critique m’a expliqué, avec quelques circonvolutions, qu’il aime jouer au marchand, que c’est une sorte de tradition établie entre lui et ses amis, qu’il cède généreusement ses bandes dessines reçues gratuitement mais qu’il demande tout de même une gratification symbolique en échange. Il a sorti sa calculatrice et a commencé à estimer la valeur  de cette somme symbolique. Elle excédait un peu les honoraires que j’étais venu me faire payer, c’était donc à présent moi le débiteur.
Pris dans ce que les psychologues nomment un « piège abscons »2, je n’ai pas eu la présence d’esprit ou le courage d’annuler ce marché qui me faisait acquérir à la moitié ou au tiers de leur prix des livres qui ne m’intéressaient qu’à titre de curiosité et dont je n’aurais pas voulu s’ils n’avaient pas été gratuits. Dont un Sylvain et Sylvette.

Alors que je sortais de chez lui, le « critique » m’a lancé :
— « au fait, tes copains, tu sais, les Cornélius, Lapin, Jade et compagnie, il faut leur dire de m’envoyer des livres hein ! Je ne reçois jamais rien d’eux. Comment est-ce qu’ils veulent se faire connaître s’ils n’envoient rien aux critiques ? Tu penses à leur dire, hein ? »

Je n’ai jamais manqué de lui faire de la publicité par la suite, mais peut-être pas comme il l’aurait voulu.

Il y a quelques mois, celui que je suppose être un journaliste indélicat vendait ses « service presse » sur Priceminister. De nombreux livres de mon éditeur figuraient dans sa « boutique », notamment le livre Processing: le code informatique comme outil de création.

(Illustrations : Sylvain et Sylvette, par Cuvillier ; Le Tampographe Sardon ; Une capture du site Priceminister)

  1. Les aventures « modernes » de Sylvain et Sylvette ne sont pas éditées par les éditions du Triomphe mais par Dargaud. Pour l’anecdote, une exposition hommage à Sylvain et Sylvette a été organisée en 2010 au Préau des arts, à Maxéville. Y participaient Lolmède, Lindingre, Malingrëy, Gerner, et une quarantaine d’autres artistes. []
  2. cf. le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens de Jean-Léon Beauvois et Robert-Vincent Joule.  []
  1. 16 Responses to “Le critique”

  2. By Elisa on Août 17, 2011

    J’adore ces histoires de pièges abscons. La lecture du livre de Joule et Beauvois, il y a maintenant dix ans, m’avait beaucoup amusée, notamment du fait de sa description d’une cure psychanalytique. Chaque fois que j’attends quelque chose pour agir, je me remémore le passage de l’arrêt de bus (plus on attend qu’il arrive, plus on est tenté d’attendre – ce serait trop dommage -, comme on attend sur le divan que la guérison vienne). Ca ne m’est en général d’aucune utilité car le poids de l’aigreur (je refuse d’avoir attendu tout ce temps pour rien) est lourd. Bref. Sinon j’ai des cartons de livres dont je ne sais pas quoi faire, pris dans des maisons d’édition (reconnaissance en nature à l’époque des stages ou services de presse après quelques piges, trop rares pour que les attachées de presse aient compris ce que je souhaitais lire). Personne n’en veut. Que faire? Voilà.

  3. By 6P on Août 17, 2011

    Effectivement, qu’il crève…

  4. By Thierry on Août 17, 2011

    J’ai appris à lire avec Sylvain et Sylvette. A l’école communale, l’école de la République. Bon c’était dans le XVI arrondissement, mais tout de même, il va falloir que je réévalue toutes mes influences enfantines. Vous envisagez de louer votre exemplaire de Sylvain et Sylvette? Dans l’immédiat de toute évidence l’achat excède mes disponibilités. :)

  5. By grommeleur on Août 17, 2011

    Ou qu’il bouffe les bd par le cul …
    Il m’aura néanmoins permis de découvrir le site du Tampographe Sardon.

  6. By Rif on Août 17, 2011

    C’est vrai que c’est triste pour toutes les petites maisons d’édition. Mais le service presse est une vieille pratique qui permet, à peu de frais, de faire de la publicité, parfois beaucoup de pub. Elle se fait avec des pèse-personnes, des séjours touristiques, etc. Quand j’étais stagiaire journaliste, j’ai vu les armoires remplies par ces cadeaux.
    Effectivement, plus le cadeau est gros et plus se sent oublier d’en faire un papier.

    M

  7. By Rif on Août 17, 2011

    (Zut, mon commentaire est parti avant de le terminer).

    M… Mais que faire des ces « cadeaux » encombrants ? Les jeter ? Les donner à des œuvres, à des bibliothèques ? Je comprends les doutes qui doivent assaillir les stagiaires bénévoles avec leur caisse de bouquins.

    Une alternative au service presse serait de rencontrer les journalistes directement. C’est plus difficile que la technique de bombardement par « service presse ».

  8. By Troiscarres on Août 17, 2011

    Un de mes cousins journaliste à radio france payait le mazout de sa maison avec les cadeaux de presse reçus des éditeurs et maison de disques.
    Il accumulait et ne faisait pas grand
    chose de cette masse d’information, ormis de déblatérer sur ce qui est bien et ce qui est mauvais.
    A Noêl nous pouvions espérer partager cette manne, ormis qu’il nous choisissait toujours des rebuts… Finalement il fallait négocier ce qui était intéressant… Les journalistes et critiques en exemple….

  9. By jyrille on Août 17, 2011

    Oh que c’est petit. J’adore la phrase finale, honte de rien.

    Je cherche le petit traité de manipulation mais il semble épuisé. Ah mais faut que j’aille sur Price ou Boncoin tiens…

  10. By Gallorum on Août 17, 2011

    Quelque chose me dit qu’elle est pas toute jeune, cette histoire.

    https://groups.google.com/group/fr.rec.arts.bd/msg/0e650a3f6136cd0b
    (version longue, à 3 personnages)

  11. By Jean-no on Août 17, 2011

    @Gallorum : ouais dans la vraie histoire il y avait trois personnes, j’ai un peu simplifié. Je ne me souvenais pas que j’avais déjà publiquement raconté l’anecdote. J’aurais dû la relire, parce que ce post mal écrit était tout de même sans doute plus exact que mon souvenir actuel. Cependant le fond est juste.

  12. By Jean-no on Août 17, 2011

    Un autre critique et éditeur à qui je racontais l’histoire m’avait dit que pour lui, ça rentrait dans un échange de bons procédés entre professionnels : les éditeurs tolèrent la revente et les critiques renvoient l’ascenseur en leur faisant de la publicité. Seulement l’acceptable pour un éditeur qui tire à 50 000 exemplaires n’a rien à voir avec celui d’un éditeur qui tire à 500…

  13. By Wood on Août 18, 2011

    Bon le type qui écrit un article puis qui revend le bouquin, passe encore, mais celui qui revend et qui n’écrit jamais d’article, celui-là il exagère.

    Je me demande pourquoi un type qui n’a pas écrit d’article depuis 20 ans continue à recevoir des services de presse, d’ailleurs.

  14. By Jean-no on Août 18, 2011

    @Wood : il y a de vieilles listes qui traînent… Tu peux être sûr qu’il y a même des morts qui reçoivent des service presse. Celui-ci avait écrit pour plusieurs journaux sérieux.

  15. By Da Scritch on Août 28, 2014

    J’ai jamais pu, jamais, me mettre à revendre des bouquins reçus en SP.
    Et même au bout d’un moment, j’ai arrêté de demander des SP, j’ai acheté les albums que j’ai chroniqué. Parce que j’avais l’impression que je serait nettement plus coulant, et donc que je trahirais la confiance de mes auditeurs si je ne disais pas vraiment que l’album m’avait déçu.

    Par contre, ma bibliothèque s’est régulièrement faite vidée par des « emprunteurs », et ça m’a profondément énervé pour certains albums auquels je tenais beaucoup.

    Après, oui, j’ai vu régulièrement des SP de CD, DVD, albums, etc revendus. Ça me fait un peu mal au cœur. Pour les auteurs qui ne seront jamais rétribués sur ces décaissés.

  16. By Lafargue on Août 5, 2016

    Il y a les journalistes scrupuleux, qui sont effectivement embarrassés par le volume qu’ils reçoivent, et il y a des journalistes qui méritent d’avoir les tampons de Sardon, nominatifs, sur chacune des BD reçues. En tant que libraire le tri a été facile à faire : j’ai dû être insistant avec les premiers pour obtenir leurs BD de SP en échange d’autres BD susceptibles de les intéresser à la librairie, car ils n’étaient pas du tout dans l’idée de faire commerce d’albums offerts, ce qui est tout à leur honneur (ils se contentaient d’en donner une partie et de stocker le reste). J’ai refoulé tous les « journalistes » de la seconde catégorie qui, non content de vendre des ouvrages qui leur avaient été offerts, passent du temps à passer d’une boutique à l’autre pour faire grimper le prix de rachat. Un plaisir de les refouler. Ils font partie de ceux qui pourrissent un système plutôt sympathique, à l’instar de ceux qui revendent leurs dédicaces à peine sèches…

  17. By Lafargue (jérôme) on Août 5, 2016

    J’ajoute que j’aime bien l’histoire du « piège abscons », dont on ne peut se sortir qu’a force d’y être tombé. Un jour on a le ressort de réagir et de dire par exemple : ahah, non c’est sympa mais finalement je préfère prendre les sous que tu me dois plutôt que ces bd qui ne m’intéressaient que lorsqu’elles étaient offertes… Mais ce n’est pas facile, et nous ne sommes pas tous égaux s’agissant des bonnes réactions dans l’immédiat.

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