Logorama
mars 8th, 2010 Posted in Au cinéma, Design, indicesLogorama, le film de François Alaux, Hervé de Crécy et Ludovic Houplain, du collectif H5, vient de recevoir cette nuit l’Oscar du meilleur court-métrage d’animation 2010, devant un film de Nick Park, A matter of loaf and death et devant un autre film produit en France, French Roast, de Fabrice Joubert. Le « buzz » de Logorama semble avoir été savamment orchestré à coup de diffusion puis de suppression sur Youtube, Vimeo ou Dailymotion, ce qui constitue à mon avis un bon exemple de la manière dont la diffusion illégale ou en tout cas plus ou moins clandestine d’un contenu soumis à copyright permet à ses auteurs d’en conserver la maîtrise et d’en doser la popularité : pour montrer, on passe aux copains, et pour créer de la rareté, on demande ensuite aux canaux de diffusion de supprimer les fichiers.
Il faut dire que ce contenu est particulier puisque chaque plan de Logorama est constitué de logotypes de marques, éléments visuels que le droit international protège infiniment mieux que des droits individuels tels que la liberté d’expression ou le droit à la vie privée. Je parie cependant que Logorama ne sera victime d’aucun procès en contrefaçon ou en atteinte à la réputation des entreprises, d’une part parce que le succès met à l’abri de ce genre de problèmes, mais aussi parce que son discours est d’une ambivalence comme on l’adore dans le monde de la communication : derrière un scénario vaguement subversif (Ronald McDonald en cambrioleur fou furieux et un séisme qui engloutit ce monde de logos), on perçoit surtout une fascination béate pour l’univers de la publicité, des logos et des mascottes de marques. En seconde lecture, Logorama me semble donc être un hommage à la société de consommation et à ses couleurs vives, un hommage naïf et faussement séditieux de la part de ses meilleurs ouvriers.
Les H5 ont un grand talent et c’est manifeste depuis le clip The Child, pour Alex Gopher, superbe animation typographique, mais au fond, quel est leur propos ? S’approprier les codes de la communication et les clichés scénaristiques des séries télévisées (Logorama en regorge) est quelque chose d’assez positif — un « droit de réponse » disaient les auteurs lors d’une interview —, mais où se trouve ici la frontière entre la distance critique vis à vis du bombardement d’images, de marques et de logos, et la simple participation à ce même bombardement ?
J’avais beaucoup aimé le clip Remind Me, que les H5 avaient réalisé pour le duo norvégien Röyksopp et où le langage du graphisme d’information était utilisé pour raconter la journée d’une jeune londonienne. Mais que penser lorsque les mêmes images, propres et joyeuses d’un monde qui fonctionne avec une régularité des plus rassurantes, sont utilisées par les mêmes auteurs pour nous vendre la société Areva ? Areva (réincarnation « sexy » de l’ancienne Cogema) est la société qui vend et qui gère nos matières premières et nos déchets nucléaires. Peu à peu dé-nationalisée, elle devient une entreprise « normale », c’est à dire soumise à la concurrence commerciale, aux caprices et à l’avidité de ses actionnaires, et sans doute acculée à terme (comme la SNCF) à remplacer son cœur de métier par ce qui permet de gagner plus d’argent en ne travaillant pas plus, à savoir la communication, les tours de passe-passe financiers et les pratiques commerciales. Demain, si le Cotentin devient une zone « interdite » à la manière de la région de Tchernobyl, ce ne sera pas à cause d’un étatisme centralisateur incompétent comme celui de l’ex Union Soviétique mais sans doute à cause de l’optimisme libéral qui édicte que tout problème social ou industriel peut se règler à coup de publicités chamarrées1. Le jour où une catastrophe nucléaire aura eu lieu ici, les gentils graphistes du groupe H5 y auront eu leur part2.
De la même manière, si je trouve Logorama extrêmement bien fichu et si on peut saluer le travail visuel et le travail de documentation très fouillé, quelque chose me met mal à l’aise, j’y vois une apologie volontaire du cauchemar climatisé, un message un peu décadent qui nous proposerait de nous abrutir d’images plaisantes en attendant d’être engloutis par les effets de notre propre inconséquence.
Lire ailleurs : Logorama remporte l’Oscar du film d’animation (Henri Verdier) et Urbanité des sigles, par Joachim Lepastier.
- Voici comment le site d’Areva explique son approche de la communication (les mots en gras sont écrits en gras sur le site d’Areva) :
« Depuis plusieurs années, AREVA diffuse des campagnes en rupture avec les autres publicités institutionnelles. La recette ? Une approche décomplexée, ludique et pédagogique, un graphisme original et contemporain et une musique entraînante […] Dans ce contexte, AREVA a besoin d’asseoir sa notoriété, sa crédibilité et son leadership, partout dans le monde, sur la base d’un discours global et cohérent envers l’ensemble de ces cibles. Les campagnes de publicité institutionnelles ont ainsi pour objectifs : de faire d’AREVA une marque toujours plus attractive, de développer et consolider son niveau de notoriété, d’affirmer son identité de groupe industriel de référence dans le domaine de l’énergie sans C02. »
Bref, une marque comme une autre qui calque son approche commerciale, selon sa présidente, sur le modèle « Nespresso ». [↩] - Vous pensez que j’exagère ? J’aimerais bien, mais les faits me donnent raison. Depuis quelques temps, Areva et EDF, deux sociétés qui appartiennent pourtant (pour combien de temps ?) majoritairement à l’état français, se bagarrent autour des contrats qui les lient en matière de recyclage des déchets et de fourniture du combustible radioactif, se renvoyant la balle quant à leurs responsabilités respectives. [↩]
13 Responses to “Logorama”
By Henri Verdier on Mar 8, 2010
Bonjour
Je ne suis pas entièrement d’accord avec vous. Je trouve au contraire que cet enfermement, cette complaisance, cet envahissement sont la véritable force subversive du film. C’est ce que j’exprime ici : henriverdier.blogspot.com – Logorama remporte l’oscar du film d’animation
En tous cas, c’est comme ça que je l’ai perçu.
Après tout, une oeuvre échappe à son auteur, non ?
By Jean-no on Mar 8, 2010
Une œuvre échappe à son auteur c’est vrai et je comprends votre approche qui n’est pas loin de celle de l’excellent Joachim lepastier (des Cahiers du cinéma) qui dit sur son blog :
« Même s’il s’agit, a priori chez H5 de tout le contraire d’une démarche de décryptage (plutôt la compulsion fétichiste du collectionneur publiphile), ce foisonnement de signes, cette surabondance de logos ne disent au fond que malgré leur indéniable force iconique, qu’en dépit de leur présence quasi permanente dans le champ visuel de nos vies, ils demeurent profondément malléables, si facilement détournables et que dénués de leurs signifié marchand, ils ne sont rien d’autre que de frêles joujoux visuels. En ce sens, le film n’opère-t-il pas là la plus cinglante des remises à plat des codes publicitaires ? Une sorte de démonstration par l’absurde qui ne vise pas tant à démonter un système qu’à proposer une manière discordante d’entrer dans sa logique. En ce sens, le film pointe le doigt sur un suprême paradoxe contemporain : l’impossibilité de reproduire le réel des sigles parasiteurs qui pourtant s’imposent à notre vue, (quasiment) où que nous nous trouvions dans l’espace urbain. Filmer un travelling dans une rue où l’on distingue nettement les logos des boutiques doit nécessiter, pour le moins, une quinzaine d’avocats alors qu’il s’agit juste de capter un moment prosaïque de notre monde. Ainsi, nous vivons dans la pub et nous n’aurions même pas le droit de le mettre en évidence ?
Manifeste du piratage graphique, Logorama dépasse donc largement son apparente dimension de court-métrage ludique et potache. Certes, leurs auteurs ne brandissent pas, tel Godard, le paravent du discours sociopolitique, mais leur geste même (voire l’inconscience même de ce geste) est éminemment politique, en ce sens qu’il affirme un point de vue fort et cinglant sur la vie contemporaine dans la cité. »
By ben on Mar 8, 2010
il est visible là : http://www.garagetv.be
Je ne pense que le jeu de la diffusion soit « calculé », il est passé sur canal+ dans le mensomadaire n°100 — puis il s’est diffusé (notamment via le blog de peter gabor) sur des youtube, vimeo… une version mpg traine aussi parfois dans le méandre du web…
By Nathalie on Mar 8, 2010
Une ballade en voiture à la Patte d’Oie d’Herblay (tu devrais mettre des photos en contrepoint) me semble plus efficace que Logorama (qui me rappelle fortement Sims City, soit dit en passant). Le scénario est tout de même assez convenu et l’Oscar n’est sans doute qu’une juste punition :-)
By Clément on Mar 8, 2010
De but en blanc, le trailer de Logorama me rappelle l’article de Télérama paru il y a quelques temps : Comment la France est devenue moche (http://is.gd/9XAQK) je ne sais pas trop pourquoi…
L’omniprésence des symboles publicitaires me rappelle aussi l’absurdité de ce film génial : Idiocracy. Monde futuriste où les gens portent des vêtements recouverts de logo, un peu comme les panneaux devant lequels les joueurs de foot sont interviewés en fin de match.
Mais ce que je trouve le plus fort, c’est la stratégie de H5 : plus c’est gros plus ça passe. Il y a un rapport de force évident : quelle entreprise irait s’attaquer à une petite structure comme H5 tout en sachant que 3000 autres pourraient le faire ? Un rapport de force tel qu’H5 passerait nécessairement comme une victime et l’entreprise pour un salop. Cette méthode me rappelle le buzz créé par le designer Ora-Ito qui avait diffusé des produits Apple ou Louis Vuiton de sa création sans en avoir les droits. Il risquait d’être poursuivit mais ça n’a pas été le cas. Il me semble qu’il avait même fait une fausse conférence de presse.
By Jean-no on Mar 8, 2010
@Clément : J’ai beaucoup aimé Idiocracy moi aussi, cf. cet article.
Intéressant, cet article sur la France devenue moche. J’habite à deux pas de la patte d’oie d’Herblay, qui est un endroit visuellement très spécial.
Pour moi le discours « regardez comme nous sommes courageux face à McDo, Haribo et Coca » est assez risible au sens où il est rare qu’une marque prenne le risque d’attaquer un projet artistique séduisant. Ils ont même reçu des remerciements de certaines marques, apparemment ! Le Pop-art aurait cessé d’exister assez rapidement si les marques voyaient un problème dans ce genre d’évocation.
Le Arbeit macht frei de Claude Lévêque, qui juxtapose Mickey et la Shoah, était autrement osé et violent mais n’a valu à son auteur… que le fait de ne pas être montré dans l’expo Walt Disney au Grand Palais.
By anne on Mar 8, 2010
Je n’ai pas du tout ressenti Logorama sous cet angle. En fait, ce qui m’a frappe en premier lieu, c’est que l’utilisation exclusive de logos donne au court-metrage une extreme pauvrete graphique. Certes, les lignes sont elegantes, mais les couleurs sont plates, unies, sans nuance, sans matiere, sans profondeur. Au final, l’omipresence des marques edulcore, aseptise, et donc appauvrit completement notre environnement. D’accord, c’est un message completement bateau, mais 1) c’est une problematique reelle et sur laquelle il est urgent de se pencher (et moi aussi, j’ai pense a l’article « comment la france est devenue moche »_ telerama aurait-il ete inspire par logorama ?) 2)c’est tellement bien fichu graphiquement, qu’on repart avec le delicieux plaisir d’avoir tout compris grace aux images, sans avoir besoin d’aucun argumentaire verbal. Donc voila, j’ai adore, mais lorsque j’ai vu samedi soir [au cinema] l’emsemble des films d’animation selectionnes aux oscars, je me suis dit 1) french roast est mon prefere 2) logorama est le plus original et innovant, il merite le prix 3) Wallace et Gromit va gagner a tout les coups. Donc, chapeau a l’academy awards d’avoir ose recompenser Logorama.
By Jean-no on Mar 8, 2010
Le côté novateur de Logorama me semble un peu douteux, parce que beaucoup d’artistes ou de graphistes se sont intéressés à la typo et aux logos dans l’espace public (jamais en y travaillant non stop pendant six ans il est vrai) mais surtout, le film « The Child » fonctionnait sur un principe très voisin et il était tout de même plus réussi.
By Iron Insider on Mar 8, 2010
Sur le buzz : une connaissance à moi m’a dit avoir reçu la vidéo de Logorama DIRECTEMENT par quelqu’un d’impliqué dans sa production. Il avait instruction de diffuser le film sur son blog, ce qu’il a fait.
J’ai moi-même mis la vidéo sur mon propre blog (dont je ne peux pas dévoiler l’adresse pour ne pas me mettre en porte-à-faux avec la connaissance). Quelques jours plus tard je reçois ce message (enfin peut-être pas exactement celui-là, que j’ai trouvé à l’instant sur un autre blog, mais je n’ai pas mon outlook sur la machine depuis quoi je poste) :
« Bonjour,
Nous somme la société de production du film Logorama.
En cherchant sur différents blogs des articles faisant référence au film Logorama, que nous avons produit, j’ai trouvé l’adresse de votre blog où j’ai pu voir le film dans son intégralité.
Cependant, je vous saurais gré de retirer le film car d’une vous ne respectez pas les droits des différents auteurs ayant travaillés sur le projet, de deux en raison du caractère particulier de ce film nous ne désirons pas le retrouver sur la toile, et de trois Logorama étant pré-sélectionné pour les Oscar et nous ne voulons pas que cette vidéo devienne un buzz qui pourrais nous faire perdre des chances de sélections.
Je vous demande donc de retirer immédiatement cette vidéo s’il vous plaît, autrement nous nous verrons dans l’obligation d’entamer des poursuites judiciaires.
En vous remerciant d’avance pour votre compréhension ».
Je me suis exécuté même si bon c’est l’hopital qui se moque de la charité bien ordonnée : et les auteurs des 2000 logos, ils ont écrit à la prod ???
By Pierre on Mar 9, 2010
Je partage totalement ce sentiment de malaise. En tant que graphiste, je suis forcément touché par l’habileté et l’esthétique du film. Mais quelle est en effet la position des créatifs? On ne sait pas bien… Ca me rappelle le sentiment que j’ai eu en visionnant « Slumdog millionnaire »…
By Fabien on Mar 9, 2010
Moi ça m’a bizarrement évoqué dès le début les petites animations d’intro des jeux vidéo Fallout avec leur vision idéalisée du monde à travers l’esthétique publicitaire des 50’s La chanson (by The Ink Spots) de l’apocalypse selon Logorama est d’ailleurs celle du début d’un des Fallout. Techniquement et artistiquement hyper-limitées au regard du court métrage, ces vidéos se cantonnaient à la caricature ironique du discours utopique/totalisant de la publicité. Rien de révolutionnaire donc… Mais en quelque secondes vous étiez plongé dans un sentiment d’amusement horrifié, l’apocalypse était largement annoncée. Logorama semble davantage un jeu formel, comme privé de sens: les auteurs s’approprient le droit de jouer avec des images interdites ok (une bonne chose pour la liberté d’expression et 15 minutes ludiques) mais le tout est dépourvu de sens, d’émotion. Un exercice de style bien mené sur les canevas du cinéma d’action, une rélexion très réduite sur l’envahissement publicitaire (voir à contrario They Live de Carpenter) .
Quant au but annoncé par les auteurs: affirmer la liberté d’expression il est un peu battu en brèche par l’interdiction de faire circuler la vidéo dans son intégralité (interdiction illusoire puisqu’on peut la trouver en 5 mn. via Google) même si l’on peut comprendre leur souci de préserver leur œuvre… D’où un certain malaise peut être ?
By Jean-Jacques Birgé on Mar 15, 2010
Cher Jean-no,
ton billet suivi de ces commentaires me rassure. L’esprit critique et la résistance veille. Les propos des auteurs de « Logorama » sont aussi explicites que ceux de Kathryn Bigelow lors de la remise des Oscars lorsqu’elle a salué les mérites de « l’armée et des hommes en uniformes ». Il ne suffit pas qu’un film soit bien fait pour qu’il soit bon.
Ici encore, la phrase de Godard dans « Une femme est une femme » est de saison : « l’important ce n’est pas le message, mais le regard. »
Bien vu !