Profitez-en, après celui là c'est fini

Art under attack

août 23rd, 2008 Posted in Pas gai, Vintage

En prenant pour prétexte le film The Last Starfighter, nous badinions récemment ici-même sur les confusions qui sont faites, quand ce n’est organisées, entre les notions de jeu, de guerre, de simulation, de réalité, de fiction.  J’ignorais qu’au même moment, mon vieil ami Douglas Edric Stanley ajoutait sans le vouloir une nouvelle pièce au dossier en présentant son installation Invaders! dans le cadre de la convention de jeux vidéo de Liepzig. L’installation est un hommage au mythique jeu Space Invaders, qui a trente ans cette année. Dans cette version, les joueurs sont invités à défendre les tours jumelles du World Trade Center. On ne pouvait pas gagner dans Space Invaders1 et on ne peut pas gagner ici non plus.
Les choses sont allées assez vite. Le site Kotaku, dédié à la culture des jeux vidéo, semble être à l’origine de la polémique avec l’article Space Invader Attack World Trade Center at game convention.
L’auteur de la brêve s’était rendu dans le plus grand salon du monde dédié aux jeux vidéo pour admirer des previews de la prochaine version de Grand Theft Auto et autres œuvres destinées aux adolescents qui veulent jouer à être violents et immoraux sans pour autant décoler de leur canapé (ce qui arrange franchement tout le monde). Et là, surprise, il tombe sur l’installation de Douglas, la trouve de très mauvais goût et prédit qu’elle sera très mal reçue par Tous ceux qui ne détestent pas la liberté (je cite précisément : « We do know, however, that the 8-bit tower jumpers and the negative score applied to each WTC tower to indicate damage aren’t going to sit well with, we’re thinking, everyone we know who doesn’t hate freedom »).
Dans la novlangue neo-conservatrice, le mot « freedom » est un mot magique, un thought terminating cliché, permettant d’appeler à priver quelqu’un de sa liberté d’expression ou même parfois de sa vie. Le journaliste découvre finalement qu’il s’agit d’une installation artistique : « It is an art exhibit, according the the French-American artist ». Vous remarquerez la discrète pointe de mépris pour l’art contemporain, si souvent accusé de servir d’alibi à toutes sortes de choses que la morale réprouve, mais on ne la fait pas aux Bouvard et Pécuchet… Ce n’est pas le journaliste qui dit que c’est de l’art, c’est, nous explique-t-il, l’artiste franco-américain qui l’affirme.
Ouille ! French-american, je souligne le French, ça sonne mal.

Les articles se sont succédés, sur Kotaku (qui change un peu de dispositions au fil des articles, mais le mal était fait) puis de média en média jusqu’à atteindre la grande presse américaine. À côté de chaque article, merci le Web 2.0, les commentaires rageurs et les menaces de mort s’accumulent.

Pour finir, le New York Daily News publiait hier un article dans lequel les amis et les familles de victimes de l’attentat du 11 septembre venaient témoigner. Ainsi, un pompier nommé Zachary Fletcher, dont le frère jumeau est mort dans les tours et qui, enfant, a joué à Space Invaders (et qui, accessoirement, pense à tort que Douglas est un éditeur de jeu vidéo qui cherche la publicité facile), émet cette réflexion que je trouve pour ma part passionnante : « Aliens are not going to attack the World Trade Center. What reason would they attack the World Trade Center? That makes no sense at all » (Les Alien [=étrangers] ne vont pas attaquer le World Trade Center.  Pourquoi attaqueraient-ils le World Trade Center? Cela n’a aucun sens).

Enfin, la société Taito, créateur du jeu original Space Invaders, a émis un communiqué où elle refuse d’être associée de quelque manière à ce jeu, précisant ne pas avoir été prévenu de son existence et se réservant la possibilité de poursuivre l’auteur du jeu. Hum !
Pour finir, sans contrainte de la part des organisateurs de l’évènement ni du musée du jeu vidéo qui l’avait invité à exposer son travail, Douglas a demandé aux organisateurs du salon du jeu vidéo de Leipzig d’éteindre l’installation. Il ne méconnait pas le danger qu’il y a à donner à la majorité bêtasse (c’est moi qui le dis, lui parle du « plus petit dénominateur commun ») le pouvoir de décider ce qui est ou non une forme d’expression valide, mais il considère que la situation ne lui permet plus de s’expliquer et de défendre ce travail.

Alors qu’en France on utilise l’école ou la loi pour réécrire l’histoire (le temps béni des colonies…), aux États-Unis, tout passe par l’« entertainement », qui semble être là-bas la chose la plus sérieuse du monde. Les exemples abondent : le film U-571 qui attribuait une victoire britannique (la prise de la machine de cryptage Enigma pendant la seconde guerre mondiale) à des soldats américains, le film Pearl Harbour qui tente de transformer en quasi-victoire la seule attaque militaire qu’ait jamais subi les États-Unis sur leur sol au XXe siècle, et ne parlons pas des innombrables séries télévisées, films, dans lesquelles des attaques terroristes similaires à celle du 11 septembre 2001 sont contrées in extremis par Jack Bauer ou John McClane. L’installation de Douglas contient d’ailleurs des extraits vidéo de Taxi Driver, Independence Day, Air Force One et Piège de cristal.

Je pense que si l’installation Invaders! choque certains, ce n’est pas pour le mauvais goût ou le manque de respect qu’il y a à mélanger jeu vidéo et drame historique récent. Le mauvais goût ou le mélange des genres n’ont jamais été un problème d’ailleurs.
Non, ce qui choque à mon avis, c’est tout bêtement que le joueur perd forcément, et ça, c’est vraiment anti-américain. La destruction du World Trade Center n’est psychologiquement admissible que si elle ouvre la voie à des victoires. C’est pour cela qu’il fallait attaquer l’Afrghanistan, et c’est pour ça qu’il a fallu attaquer l’Irak, c’est pour cela que certains se préparent à fondre sur l’Iran.
En rappelant que la guerre ne se gagne jamais, l’installation Invaders! ne fait pas plaisir à tout le monde. Il n’y a donc pas forcément de malentendu dans les réactions disproportionnées et odieuses qu’a suscité l’installation, c’est bien parce qu’ils en ont compris le sens de Invaders! que certains ne peuvent admettre son existence et souhaitent mille tortures à son auteur.

Le dispositif a l’air complexe et fort intéressant, comme en témoigne cette vidéo sur Youtube.
Lire sur Écrans.fr : Les envahisseurs version 11 septembre débranchés, par Marie Lechner (27/08/08)

  1. On ne pouvait que perdre à Space Invaders car la vitesse ne cessait d’augmenter. Le jeu n’avait pas de fin, en revanche il avait un « high score » : historiquement c’est même le tout premier jeu vidéo doté d’un « high score ». []
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