L’ordinateur de Barbarella
décembre 6th, 2009 Posted in Ordinateur au cinémaJe dois à Jean-Claude Forest ma première vraie émotion esthétique, ou en tout cas la première émotion esthétique dont j’ai eue conscience, à la lecture de quelques pages de Mystérieuse, matin, midi et soir, récit qui avait été publié dans Pif Gadget et dont la parution avait été interrompue, dit-on, pour cause d’imagination excessive.
Le maigre aperçu que j’ai eu de cette bande dessinée avait pourtant suffi à m’ouvrir à un univers visuel et littéraire vif, élégant, puissant, fait de réminiscences de Daniel Defoe, de Robert Louis Stevenson et surtout de Jules Verne, un monde rempli de personnages denses et complexes, notamment des personnages féminins. Dans les séries télévisées du samedi après-midi, dans les films que j’ai pu voir à l’époque ou dans les bandes dessinées que je lisais, les filles n’avaient que peu d’intérêt. Lorsqu’elles existaient, c’était comme faire-valoir de héros eux-mêmes assez fades. Les femmes et les filles chez Forest n’étaient rien de cela, elles étaient libres, fortes, intelligentes et séduisantes.
C’est bien plus tard, évidemment, que j’ai pu lire les aventures de l’héroïne qui a rendu Jean-Claude Forest vraiment célèbre : Barbarella. Née en 1962 dans le coquin V Magazine, cette série a connu un succès critique international mais aussi, en France en tout cas, lors de sa parution en album en 1964, la censure. Le dessin était chaste et les dialogues n’avaient rien de spécialement cru, mais le comportement de la protagoniste principale était quant à lui immoral selon les critères de l’époque, même pour de la science-fiction, puisque, en marge de ses aventures intersidérales, la jeune femme vivait sa vie affective et charnelle comme elle l’entendait, sans être assujettie à l’autorité d’aucun mâle. La censure a par ailleurs été motivée par le fait qu’il s’agissait d’une bande dessinée, média qui, hors quelques médiocres feuillets diffusés sous le manteau, n’avait jamais été destiné à un public adulte.
Jean-Claude Forest a fait partie des fondateurs du Club des bandes dessinées — un groupe historique de nostalgiques des récits d’aventure des années 1930 (Flash Gordon, Mandrake, etc., période dont l’influence sur Barbarella est évidente) — avec Francis Lacassin mais aussi avec Alain Resnais et, si je ne m’abuse, Chris Marker. C’est malheureusement un cinéaste bien moins inspiré que les deux derniers cités qui a signé l’adaptation cinématographique de Barbarella : Roger Vadim. Assimilé à la nouvelle vague sur un malentendu (on le qualifie souvent de précurseur du mouvement pour Et dieu créa la femme), Vadim me semble surtout être le symptôme de l’appétit de vie de la jeunesse d’après-guerre, une jeunesse plombée par un phénomène de retour à l’ordre moral hypocrite censé laver les pêchés de l’entre-deux guerres et qui s’est notamment manifesté par des lois très contraignantes pour les artistes : le code Hays, le Comics code authority, la loi française sur les publications destinées à la jeunesse, etc.
En 1968, à la sortie de Barbarella-le-film, le monde était en mutation et la « révolution sexuelle » atteignait les couches populaires (exemple emblématique : la pilule contraceptive venait d’être légalisée en France), notamment par le cinéma, qui peut-être pour cette raison a connu une brève période où des auteurs formellement ou thématiquement audacieux ont recueilli un véritable succès critique et parfois même, un succès public qu’ils n’ont plus retrouvé dans la suite de leur carrière : Godard (et toute la nouvelle vague), Antonioni, Fellini, Pasolini, et, une décennie plus tôt, Ingmar Bergman.
Ce qui me semble intéressant avec cette adaptation cinématographique de Barbarella, c’est qu’elle est plutôt en recul vis à vis de l’œuvre de départ, car la Barbarella maîtresse d’elle-même de Forest n’est plus ici qu’une ingénue passablement bécasse qui passe de bras en bras non parce qu’elle le veut mais parce qu’elle ne sait pas se refuser à qui a envie d’elle. Parmi les épisodes escamotés au cinéma, je remarque celui où Barbarella entraîne dans son lit le servile robot Aiktor : le plaisir sensuel qu’elle en obtient lui appartient à elle seule, son valet mécanique n’en retirant pour sa part aucun. Ici, Barbarella n’est la chose de personne. Les allusions à l’homosexualité féminine qui parsèment le récit d’origine, et qui évoquent une autre façon de se passer des hommes, ont aussi plus ou moins disparu dans la version filmée.
Je ne sais pas si on peut dire que Barbarella-la-bande-dessinée est une œuvre féministe, mais son adaptation cinématographique ne l’est en tout cas pas du tout, elle l’est peut-être même moins qu’Angélique marquise des Anges, c’est dire. Malgré la manière humoristique avec laquelle Jane Fonda interprète le personnage, qui semble à chaque mot nous dire qu’elle n’est pas dupe de son rôle, il n’y a là qu’un prétexte à nous montrer, derrière des paravents en plastique translucide, un bout de fesse par ci, un bout de sein par là. La production (Dino de Laurentiis, à qui l’on doit Conan le barbare, Flash Gordon, Dune,…) n’est pas franchement soignée et il faut pas mal d’imagination pour voir ici le beau film pop et kitsch que beaucoup ont célébré. Il faut tout autant d’imagination pour se figurer que 2001: a space oddyssey est sorti la même année.
L’ordinateur de bord (absent de la bande dessinée), qui s’exprime dans un anglais assez suave, est nommé Alfie. Clin d’oeil au film britannique Alfie le dragueur (1966), qui racontait de manière douce-amère l’histoire d’un coureur de jupons persuadé de pouvoir vivre l’amour avec légèreté, mais finalement rattrapé par les évènements ?
Visuellement, cet ordinateur est plutôt réussi, mais le décor qui l’entoure, fait de fourrure synthétique, est malheureusement assez laid.
Les créateurs de trucages se sont en revanche fait plaisir avec des effets spéciaux aquatiques ou sidéraux et avec les séquences de titres, mais s’il y a là plein d’idées, celles-ci sont tout de même réalisées avec une désinvolture attristante. L’ensemble n’est franchement pas fameux. La musique est correcte, sans plus, et le scénario un peu simplet, dénué du foisonnement imaginatif de J.-C. Forest. L’ensemble ne mérite à mon avis pas son aura de « film culte ».
Roman Coppolla, fils de Francis Ford Coppolla et frère de Sophia Coppolla, a réalisé en 2001 un étonnant petit film, CQ, qui racontait les errances d’un apprenti cinéaste américain soucieux d’intégrité artistique mais venu assurer à Paris le montage d’un mauvais film de science-fiction en lequel on n’a pas de mal à reconnaître Barbarella. L’acteur John Phillip Law, qui interprète l’ange Pygar, est aussi au générique de CQ.
Un remake de Barbarella, toujours produit par Dino de Laurentis, devrait sortir en 2010. On ignore pour l’instant qui en assurera la réalisation.
8 Responses to “L’ordinateur de Barbarella”
By Gunthert on Déc 6, 2009
Ce n’est que récemment que j’ai vu ce film. Il est en effet d’un kitsch assez triste, comme finalement pas mal de la production cinématographique sci-fi de la période, qui surfe sans beaucoup d’imagination sur l’effet de mode, et que ses spectateurs de l’époque ont probablement apprécié en y ajoutant pas mal de leur imaginaire. La jeune Jane Fonda, qui n’avait pas encore tourné avec Sydney Pollack, est également un choix qui pâlot pour Barbarella.
By Bishop on Déc 6, 2009
Je l’ai vu assez récemment aussi et je dois dire que j’aime bien. C’est plutôt mal fait, mais dynamique et j’adore la bande son (j’avais écris une notule dessus d’ailleurs).
By Jean-no on Déc 6, 2009
La bande son est correcte, dans l’air du temps, mais je ne dirais pas qu’il y a de quoi se taper la tête contre les murs quand même. Si on compare par exemple à Casino Royale (sorti en même temps), qui n’est pas un très bon film d’ailleurs, je trouve Barbarella bien en dessous.
By robo32ex on Déc 7, 2009
très bon film de SF pop à l’italienne, une sorte de variation « fumetti sur écran » de Barbarella plutôt qu’une adaptation, un film à rapprocher de deux autres prods 68 : Danger Diabolik et Candy.
C’est simpliste (enfin, je dirais plutôt « compliqué juste comme il le faut ») et efficace, soutenu par une BO du tonnerre (du tonnerre !!!!) et par une Jane Fonda parfaite (puisque très féminine et délurée, donc anti-feministe – et on emmerde les féministes. Barbarella, c’est de la SF érotique, pas un discours du MLF !) bref, voila voila, je suis pas d’accord avec l’article mais c’est pas grave, ce qui est ennuyeux, c’est l’emploi systématique du mot kitsch lorsqu’on aborde un vieux bidule coloré. Et puis je sais que vous êtes trentenaire – voire pire, quarantenaire – mais bon dieu, ne soyez pas si cul serré pour parler d’un film où une gonzesse de l’espace combat des méchants intersidéraux et n’a peur de rien, surtout pas de se foutre à poil. Même Vadim, pour une fois, réussissait à se décomplexer du zigouigoui. Un exploit :!!!
By Jean-no on Déc 7, 2009
Je pense que le mot kitsch doit convenir malgré tout. Mais sur le caractère érotique de Barbarella, justement, je trouve le film bien plus coincé que la bd, parce que cette Barbarella-là est bien plus soumise que l’originale.
By robo32ex on Déc 8, 2009
ah oui, que le film est bien plus coincé que la BD, c’est normal. C’est une grosse coproduction italo-franco-anglaise, pas une bande de chez Losfeld.
En somme, ce film me fait penser à ce que Forest nommait « les cousines de Barbarella ». Barbarella par Vadim, ça a la charge sexuelle d’un Auranella ou d’un Scarlett Dream. C’est du léger, du très léger – dans tous les sens du terme.
By Durand Durand on Oct 7, 2012
Dans toute cette histoire on oublie un peu trop de parler il me semble , du travail de décorateur de Jean Claude Forest qui a fait un travail fabuleux avec les décorateurs des studios de Laurentiis … Avez – vous si vite oubliés les prisonniers du labyrinthe , la machine excessive , Sogo , les robots de cuir ( masques noirs ) , les filles bondées ? … Naturellement Le Grand Fellini aurait tourné une sorte d’opéra délirant dans le style de son Satyricon ou Bava ou …Godard … comme son Alphaville ? … Vadim … qui est souvent la cible des cinéphiles cérébraux enculeurs de mouches … Excusez ce langage vulgaire …a tout de même donné une ambiance intéressante je trouve … Mon seul véritable regret est que les 90 minutes passent a une vitesse foudroyante dans le film . Il y à eu six mois de tournage , plusieurs scénarios d’écrit …Peut – être qu’une sorte de panique s’est emparé de l’équipe de tournage si l’on songe que l’album de Forest aurait put donner lieu à un film de 4 ou 5 heures …Les trucages sont parfois un peu ratés , O . K mais le film fonctionne . Les musiques sont agréables … Je pense que l’on a fait bien pire . ( Je Vous épargnerai le fait que Vadim a prouvé plusieurs fois qu’il était un bon réalisateur . ) La critique est toujours facile . Tournez un film pour voir … Sans rancune .
By Jean-no on Oct 8, 2012
@Durand durand : la révolte contre les « cinéphiles cérébraux enculeurs de mouches » et le conseil de « tourner un film pour voir » me laissent froid : je ne vais pas au cinéma pour voir les films que j’aurais pu faire, et, si je ne pense pas qu’être cinéphile et cérébral soit un défaut, vous remarquerez sur ce blog que dire du bien d’un film de série Z ne me pose aucun problème… Si je le trouve bien, quoi. Et la qualité des effets spéciaux n’a jamais été mon critère absolu en science-fiction, ceci dit ceux-ci sont bâclés, même quand ils sont bien. Je connais bien la bande dessinée, je trouve que son essence a été perdue dans ce film que je n’ai même pas trouvé attendrissant et que je trouve assez réac’ et phallocrate. En fait j’ai préféré CQ, de Roman Coppolla, dont le motif récurrent est le tournage d’un film plus ou moins censé nous rappeler celui de Barbarella, et que je mentionne en fin d’article : le plus intéressant, dans Barbarella, ce n’est pas le film qui a été tourné, c’est la manière dont il a été marqué les esprits, notamment de ceux qui ne l’ont pas vu.