Insupportables Pieds Nickelés
novembre 25th, 2009 Posted in Bande dessinéeJ’ai toujours trouvé les Pieds Nickelés foncièrement antipathiques. Leur monde se divise en trois catégories seulement. Il y a les policiers (et assimilés : juges, huissiers, etc.), dont il faut éviter la compagnie, les « poires », à qui l’on doit prendre ce qu’on peut, et puis il y a eux-mêmes, Filochard, Ribouldingue et Croquignol.
Leur opportunisme et leur débrouillardise sont toujours mis au service d’entreprises douteuses dont les conséquences négatives ne leur semblent regrettables que lorsqu’elles les envoient en prison. Antipathique mais très française, cette manière de se servir, de faire du mauvais esprit sur tout, de confondre paresse et clairvoyance politique, cet esprit « crevard », cet esprit Choron, cet esprit Crapouillot, limite Thénardier, que l’on retrouve de manière plus ou moins adoucie, idéalisée ou poétisée dans le cinéma français d’avant-guerre, mais aussi chez Michel Audiard, Gilles Grangier, Jean-Pierre Mocky ou Jean Yanne. Peut-être bien qu’elle est là, la fameuse « identité nationale » que l’on cherche si activement ces temps-ci.
Si leurs aventures n’avaient pas été interrompues sous l’occupation, je me demande ce qu’elles auraient été : auraient-ils trafiqué des jambons ou des tickets de rationnement ? Aurait-ils vendu des explosifs périmés aux résistants ? Je me le demande car s’il y a une chose que les Pieds Nickelés font bien et depuis plus d’un siècle, c’est de traverser leur époque. Leur immersion sociologique reste toujours superficielle puisque pour eux, ce qui compte, c’est juste de trouver comment profiter d’une situation, mais tout de même, on peut apprécier un peu de l’air du temps dans chacune de leurs aventures. Au delà des magouilles, cependant, ce qui m’a toujours embêté dans cette série, c’est que, en dehors de jouer aux cartes et de boire des coups, ses protagonistes ne font pas grand chose de leur liberté. Très français, là aussi ?
La force de l’album que viennent de sortir (à grand peine car l’éditeur Ventillard, qui s’estimait détenteur des droits sur la série, a failli en faire interdire la parution) Trap (co-scénariste) et Oiry (aux pinceaux et au scénario) est d’avoir parfaitement respecté l’esprit de la série d’origine. Des héros toujours aussi dépourvus de grandeur, mais toujours aussi industrieux et imaginatifs, qui s’attaquent, à leur seul bénéfice, au grand problème des parisiens de 2009 : le logement. Ils montent un hôtel dans une laundrette, sont pris pour des marchands de sommeil, deviennent conseillers au logement dans une mairie, organisent des loteries et jouent les clefs des HLM au poker, jettent une chanteuse idéaliste dans le lit d’un politicien qui a « une promesse pour chaque revendication », écrivent pour la starlette une chanson1.
Bref, l’air du temps et le mauvais esprit, tout y est. Les calembours, les contrepèteries et les histoires de flatulences aussi.
Le dessin de Oiry2 est vif mais aussi tout à fait contemporain (on rêverait de le voir sans mise en couleur). Certaines cases, les scènes de bagarre générale par exemple, rappellent les compositions de Pellos, mais le découpage est, discrètement, bien plus élaboré. Le trait, si l’on tient à faire des comparaisons un peu grossières, peut rappeler Pétillon dernière manière, le Rochette de Napoléon et Bonaparte, Dupuy et Berbérian (dès qu’il s’agit de Paris, difficile de ne pas les voir partout) ou encore Blain, mais aussi les dessinateurs obscurs du dessin d’humour des années 1950 ou 1960.
Pour finir, l’ensemble est plutôt pertinent, toujours aussi amoral et même drôle, qualité que j’ai pour ma part rarement apprécié dans la série d’origine. On rêve de voir les Pieds Nickelés continuer à semer le désordre un peu partout. Dans leur prochain album, nous dit la quatrième de couverture, il seront « bio-profiteurs ». Tout un programme.
- Dans sa chanson, écrite par Ribouldingue, la chanteuse raconte que le maire est « sa came » – ça vous rappelle quelque chose ? – et qu’elle profite grâce à lui de logements de fonction et de bons gueuletons [↩]
- Stéphane Oiry, ancien rédacteur en chef adjoint du regretté Capsule cosmique, est notamment co-auteur avec Appollo de l’étrange Pauline et les loups-garous et des Passe-murailles, avec Cornette. Il a par ailleurs été embauché pour enseigner la bande dessinée en Arts plastiques à l’université Paris 8 cette année. [↩]
3 Responses to “Insupportables Pieds Nickelés”
By Fred Boot on Nov 25, 2009
Il est terrible Jean-No quand il fait de l’humour : on le croit sérieux. ;)
By Wood on Nov 25, 2009
Stéphane Oiry est aussi l’auteur d’une petite histoire sur Johnny Thunder dans le collectif Rock Strip. Six pages magistrales qui à elles seules justifient à mes yeux l’achat de l’anthologie.
Et qui prouvent qu’il ne sait pas seulement dessiner, mais aussi écrire.
Tiens je t’en ai scanné un bout :
http://img20.imageshack.us/img20/6832/soiryborntolose.jpg
By Jean-no on Nov 25, 2009
@Fred : mon secret est que j’ignore moi-même quand je suis sérieux et quand je plaisante.
@Wood : le mot « rock » m’a toujours fait fuir (mais moins que le nom « Möttorhead » sur qui Oiry & Appollo viennent de sortir un autre collectif… Mais je finirai bien par acheter et l’un et l’autre album qui ont l’air vraiment bien et qui rappellent un peu l’esprit Métal Hurlant/Rigolo Rock, époque assez joyeuse de la bande dessinée.