Espion invité
novembre 21st, 2009 Posted in indices, ParanoCes temps-ci on me demande souvent si je suis obsédé par la surveillance. Difficile de nier que le sujet m’intéresse, en observateur, car je perçois qu’une mutation technique et sociologique est en train de s’opérer dans le domaine, sous nos yeux, et dans une indifférence quasi-générale, ou plutôt avec notre accord tacite.
La technologie a beaucoup changé en quelques années et ne va pas cesser de le faire : miniaturisation, qualité, traitement « intelligent » des données (reconnaissance faciale, observation de comportements, lecture sur les lèvres,…)1. L’offre commerciale se modifie aussi, les solutions de surveillance deviennent accessibles aux particuliers et ne réclament plus une infrastructure lourde.
Voici un extrait d’un prospectus qui vient d’être diffusé dans ma ville :
Le principe du service en question est qu’un poste de contrôle distant est averti en permanence des éventuelles intrusions de notre domicile, et peut ensuite vérifier la réalité de l’effraction par le biais d’une caméra puis à l’aide d’un microphone. Si cela semble approprié, les forces de police sont ensuite prévenues. Le système communique par téléphonie mobile, c’est à dire qu’il fonctionnera même si les lignes électriques ou téléphoniques ont été sectionnées. Cela signifie que depuis ce poste de contrôle mutualisé (il n’est pas dédié à surveiller un unique domicile) on peut voir et entendre ce qui se passe chez ses clients — uniquement lorsque l’alarme est branchée je suppose.
Bien entendu, plus la technologie permettra de choses et plus le public en demandera, car l’angoisse sécuritaire n’a, par essence, aucune limite raisonnable. Mais c’est aussi un symptôme parmi d’autres de la progressive disparition de la sphère intime2.
De nos jours, il n’est pas rare que des parents fassent des procès (ou en tout cas des problèmes) aux municipalités lorsqu’elles voient le visage de leur enfant dans le bulletin municipal. Ce sont les mêmes, peut-être, qui font installer un système de surveillance à l’intérieur de leur logis. Alors que les états sont regardés avec suspicion (théorie du complot, thème du « tous pourris », dénigrement des services publics, etc.), et que le « vivre ensemble » est rejeté (c’est lié), c’est à des sociétés privées que l’on fait confiance pour assurer notre sécurité et prospérité3.
Le goût du profit est, paradoxalement, une motivation rassurante. Il peut pousser au mensonge, à la tromperie et à l’exploitation, mais finalement il ne s’agit que d’argent, le but est connu de tous et, tant que l’argent circule, le citoyen, devenu consommateur, a bien le droit de vivre comme bon lui semble et d’avoir les opinions qu’il lui plaira d’avoir.
- À ce propos, en ce moment se tient le salon Milipol, dédié aux technologies de la sécurité. J’ai réclamé une accréditation au titre de membre d’un laboratoire de recherche en esthétique des nouveaux médias du départements arts de l’Université Paris 8, mais je n’ai même pas eu droit à un refus poli. Je suppose que je n’existe pas, pour ce monde-là, qu’il n’y a pas plus de raisons de me répondre que si j’étais un enfant de dix ans qui cherche à faire croire qu’il est majeur. [↩]
- « La fin programmée de la vie privée », comme l’écrit Philippe Quéau. [↩]
- Le film Rollerball pousse cette logique assez loin : plus d’états, plus de liberté mais personne n’en souffre, les frigos sont remplis et la vie plutôt douce. [↩]
9 Responses to “Espion invité”
By Stan Gros on Nov 21, 2009
Géniale la photo! Je suppose que le type est en train d’écrire « avec les compliments d’Arsène Lupin ».
J’aime bien aussi l’employée qui regarde l’écran avec son casque sur la tête, peut-être que c’est la même qui répond au téléphone quand un client mécontent appelle, ou qui les appelle pour leur proposer une nouvelle offre avec encore plus de sécurité.
By Wood on Nov 21, 2009
Je pense que tu aurais dû demander une accréditation en tant que blogueur.
By Jean-no on Nov 21, 2009
@Stan : La photo de la dame derrière l’écran fait très call-center c’est vrai.
@Wood : oui, je m’en rends compte à présent.
By Bishop on Nov 21, 2009
Dans un sens on assiste à une révolution et c’est intéressant de voir comment la technologie peut être utilisée au moins pour rassurer…
Après dans un autre je me permets d’être un peu sceptique. Je me souviens d’un séminaire ou un jeune chercheur avait fait une analyse « microhistorique » de l’assassinat de Marat et de la transmission de l’information dans l’environnement proche. Entre les voisins de paliers, ceux de l’immeuble, ceux de la rue, et de multiples choses, s’effectuait une forme de surveillance et de répercutions des données….
… Mais cela reste clairement intéressant.
By Jean-no on Nov 21, 2009
Jusqu’ici la société a souvent été structurée de manière apparemment non-organisée pour assurer en permanence la circulation de l’information et le « feedback » approprié à la survie du groupe. Par exemple il y a cinquante ans, les gens se mêlaient plus facilement de « ce qui ne les regardait pas » : est-ce que la fille machin flirte avec on ne sait qui du village voisin, etc. Forme de contrôle très pesante, les gens qui viennent de petits villages connaissent bien la chose. Pesant et normateur, mais pas forcément inutile, comme l’expliquait Laborit, une grande partie de l’apprentissage de la vie en société passe par ce genre de biais extra-familiaux et non institutionnels.
En 2009, il est très difficile d’engueuler un enfant qui en frappe un autre dans un square si on n’est pas le géniteur d’un des deux, on se dit toujours : pas mes oignons. Et lorsqu’on voit la violente dispute d’un couple ou un mec qui se fait tabasser dans le métro, on se dit un peu pareil.
Si on refuse toutes les contraintes de la vie sociale, il faut bien que ce soit remplacé par quelque chose, mais par quoi ? La caméra est une solution à mon avis très insatisfaisante aux problèmes des violences directes, elle sert juste à constater les choses après coup.
Ça va avec la question de la circulation de l’info aussi : on ne sait pas le nom de son voisin, on ne sait pas trop qui est le maire de la ville mais on a l’impression de super bien connaître Nicolas Sarkozy ou Djamel Debbouze.
By Samuel on Nov 23, 2009
À propos du rapport à la vidéo surveillance, je suis allé là :
http://nextfestival.eu/site.php?lg=1&rub=1&docId=209382&genreId=167
Le public était filmé de plusieurs angles et les images retransmises sur les murs après traitement logiciel (détection de visage, etc.)
Quand j’ai constaté que mon visage avait été identifié et qu’à chaque fois que j’apparaissais, j’étais reconnu, j’ai plutôt essayé de me planquer.
D’autres s’amusaient beaucoup de cela et prenaient des poses, photographiaient leurs images, etc.
By Jean-no on Nov 23, 2009
Ça donnait envie mais Valenciennes est un peu loin pour moi.
By Gertrude on Nov 24, 2009
Voilà Jean-No, c’est pour ce genre de commentaires (le n°5) et d’articles passionnants, éclectiques et développés que je ne me lasse jamais de te lire…
By Jean-no on Nov 24, 2009
Voilà le genre de commentaire qui n’est jamais déplaisant. Tiens pas plus tard que ce matin, mon épouse me disait du bien de ton post sur l’engagement.