Jim Click ou la merveilleuse invention
novembre 3rd, 2009 Posted in Lecture, Robot célèbreL’ami Pierre-Jean a excité ma curiosité par ce commentaire à mon article sur la réhabilitation d’Alan Turing :
Connais-tu ce roman de Fernand Fleuret « Jim Click ou la merveilleuse invention » (…) un espèce de Blade Runner façon 1928 assez étonnant.
Je ne connaissais pas, non, et une telle évocation m’a évidemment rendu très curieux. Le livre a été réédité par Léo Scheer en 2002 mais l’édition que je me suis procuré a été publiée en 1964 à Lausanne par la mythique Société coopérative des Éditions Rencontre1.
Quel plaisir de découvrir un livre inconnu d’un auteur inconnu ! Inconnu de l’ignorant que je suis, bien entendu, car à défaut d’être sufisamment rééditée, l’œuvre de Fernand Fleuret (1883 – 1945) a eu et continue d’avoir ses admirateurs, au premier rang desquels se trouve Emmanuel Pollaud-Dulian, collectionneur de personnages littéraires rares, qui lui consacre de nombreuses pages sur son site Les Excentriques2.
Ami de Guillaume Apollinaire, de Pierre Mac Orlan et de Gus Bofa, Fernand Fleuret a été un poète et un romancier au style littéraire (disait-il) néo-classique, plutôt éloigné des symbolistes de la génération précédente ou des surréalistes qui s’annonçaient. Passant des heures à la Bibliothèque Nationale pour y redécouvrir des textes du passé (on lui doit l’exhumation de correspondances, de poèmes ou de textes licencieux divers), il aimait aussi en inventer de toutes pièces et on retient souvent de lui un penchant pour le canular ou la mystification.
Un fantaisiste des plus sérieux, donc.
Ici, Fernand Fleuret nous explique en préface qu’il a retrouvé et traduit un ouvrage d’un britannique inconnu, J. H.-D. Robertson. Le livre, censément publié en 1810, s’intitule Jim Click or the wonderful invention. Le roman s’ouvre sur un prologue de ce Robertson, qui explique être tombé sur deux manuscrits d’un fou, le docteur Jim Click, dans une maison de repos où il avait décidé de passer quelques jours au calme. Le premier manuscrit était constitué de notes et de schémas techniques difficilement compréhensibles. Le second, écrit à la première personne, raconte la vie de Jim Click. Nous voici donc dans un roman à l’intérieur du roman.
Élevé par son père horloger, Jim se prend d’une amitié violente pour Horatio Gunson, fils d’un prêtre anglican, en qui le lecteur ne tarde pas à reconnaître un portrait de l’amiral Horatio Nelson. Horatio est effronté, autoritaire, et dès son plus jeune âge attiré par la mer et la guerre. Il entre un jour dans la boutique du père de Jim pour lui acheter un marin automate qui y est exposé, mais l’automate n’est pas à vendre. Monsieur Click et le révérend Gunson deviennent amis, comme leurs enfants, et Jim est envoyé étudier avec Horatio. Si le premier se passionne pour l’étude, qui lui permet de rester proche de son ami, le second s’ennuie et finit par s’enfuir pour embarquer sur le premier bateau et mener la vie d’aventures martiales dont il a toujours rêvé.
De son côté, Jim Click a un projet. Un projet que lui a confié Horatio : il doit créer un automate. C’est ce projet et son amour pour Horatio qui pousse Jim à se surpasser. Il deviendra docteur en médecine et ingénieur jusqu’à ce qu’un héritage lui permette de vivre de ses rentes et de ne plus rien faire d’autre que de mettre au point sa machine. De son côté, Horatio vit des aventures extraordinaires aux quatre coins du globe et ne cesse de prendre de l’avancement dans la marine britannique. Il y perd beaucoup de sa santé et un bras, mais chaque fois qu’il revient chez les siens pour se reposer, il ne rêve que de retourner combattre.
L’automate que Jim a réalisé est une réplique grandeur nature de Horatio. À ce moment du récit, Horatio Gunson est un héros national, il fréquente le roi George, réalise les rêves de grandeur du premier ministre Pitt et s’apprête à attaquer la marine française à Balajar (Trafalgar). Ravi de découvrir son double, passablement ivre, Horatio tient à l’affronter à la boxe. Seulement voilà, l’automate lui porte un coup bien placé et l’amiral s’écroule raide mort.
Pris de panique, persuadé que l’Angleterre toute entière voudra lui faire payer cet accident, Click cache le cadavre de son ami dans un tonneau de rhum et lui substitue l’automate. Ce dernier n’a pas une conversation très étendue : il connaît une chanson, émet des jurons, des considérations sur le temps qu’il fait et des ordres maritimes divers. Cela suffira puisque la moindre parole banale ou incongrue que profère la machine est considérée comme l’expression de sa profonde sagesse.
Puisque tout ça est écrit de manière savoureuse et qu’il vaut mieux le lire que se le faire raconter, je ne vais pas expliquer comment Jim, resté vieux garçon, découvre sur le tard le plaisir charnel entre les bras de la sulfureuse maîtresse d’Horatio (et à l’insu de cette dernière), ni sa rencontre avec des sauvages des Antilles, ni comment le militaire mécanique remporte la bataille de Balagar, ni la manière dont il meurt, ni ce qui advient ensuite. Est-ce que Jim Click était fou ? A-t-il eu raison, constatant le succès de sa mystification, de proposer au roi George de remplacer tous les officiers, les princes et les magistrats, par des automates de son invention ?
Jim Click considère en effet que ces métiers ne demandent pas beaucoup d’intelligence et s’exercent mécaniquement et sans souci de discernement — on sent à ce genre de remarque qu’elles émanent d’un lecteur de Jonathan Swift ou de Voltaire, qui sont l’un et l’autre fréquemment mentionnés dans le roman.
Les robots ne sont pas tout à fait une nouveauté en 1930, il y a même eu de fameux précédents : L’Ève future (Villiers de l’Îsle-Adam, 1885), La Conspiration des Milliardaires (Gustave Le Rouge, 1900), La pièce de théâtre R.U.R. (Karel Čapek, 1920), La Poupée sanglante (Gaston Leroux 1923), le film Metropolis (Fritz Lang, 1928). Outre la qualité littéraire faussement désuette, la discrète satire morale et politique3 et le fait — extrêmement moderne et audacieux — de réécrire l’histoire en se servant d’éléments science-fictifs, c’est par son humour féroce et par son érudition foisonnante que Fleuret réjouira le lecteur, puisqu’il s’avère aussi à l’aise pour évoquer la culture et l’histoire britannique que la littérature utopique et la philosophie ou encore la préhistoire de la robotique dont il mentionne la colombe d’Archylos de Tarente, la tête en airain du pape Sylvestre II, l’homme mécanique d’Albert Le Grand, la Francine de Descartes ou encore les automates de Vaucanson.
On est bien plus proche ici de l’érudition plaisante et légère d’un Italo Calvino (ne me demandez pas pourquoi, mais Jim Click m’a rappelé Calvino) que de la littérature un peu pompeuse de — puisqu’il est la référence en matière de science-fiction robotique française précoce — Villiers de l’Îsle-Adam.
Tout ceci me rappelle qu’il faut que je lise La Vénus anatomique, de Xavier Mauméjean, roman « Clockpunk » dans lequel Jacques de Vaucanson, Julien Offray de La Mettrie (théoricien de l’homme machine), l’anatomiste Fragonard (cousin du peintre) et Casanova s’allient pour créer la femme parfaite.
- La couverture de mon édition du livre n’est pas intéressante, je reproduis donc ici celle de l’édition originale, dans la collection blanche de la NRF. [↩]
- Emmanuel Pollaud-Dulian est par ailleurs co-directeur de la très estimable Petite encyclopédie à l’usage des indigents qu’éditent les éditions des Acharnistes. [↩]
- Qui fait écho au tableau de Grosz que je reproduis plus haut, Automates républicains. [↩]
One Response to “Jim Click ou la merveilleuse invention”
By PDF on Nov 20, 2011
Excellente notice ! Merci.