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Photoshop Disasters, droit d’auteur et âges de la femme

octobre 7th, 2009 Posted in Images, indices, Les pros

ralflauren_photoshopdisasterComment une marque de prêt à porter internationale peut-elle intriguer pour dissimuler le ridicule d’une publicité très laide ? Elle fait jouer son droit d’auteur.
Photoshop Disasters, site de salubrité visuelle publique, vient en effet de se voir intimer l’ordre d’ôter un article publié le 29 septembre et consacré à montrer l’image reproduite ci-contre. La loi invoquée est le Digital Millennium Copyright Act, censé permettre la défense du droit d’auteur sur Internet.

La manœuvre,  d’une mesquinerie très « Thénardier », n’est pas légitime dans le contexte du droit d’auteur américain. En effet, s’il est vrai que le copyright américain peut nier en partie les droits moraux du créateur initial1, le « fair use » (usage légitime) protège les reproductions d’œuvres de l’esprit effectuées dans un but d’actualité ou de critique, et ce de manière bien plus étendue que pour le « droit de citation » du droit français qui, pour commencer, ne s’applique pas aux images2.
Bien que Photoshop Disasters se trouve dans son bon droit, la publicité Ralph Lauren a bel et bien disparu car le site est hébergé par Blogspot (Google) qui supprime sans discussion tout contenu faisant l’objet d’une procédure DMCA (Digital Millennium Copyright Act). Ce qui rappelle une fois de plus que confier son hébergement à un service web 2.0 est loin d’être un choix sans conséquences.
L’hébergeur du site BoingBoing a reçu la même injonction pour la même raison mais n’y a pas cédé.

On peut au passage s’attarder sur l’image, qui fait écho à la proposition de loi sur les photographies retouchées dont nous parlions ici-même le mois dernier. Grossièrement sur-retouchée, la jeune femme montrée a un crâne plus grand que son bassin. Il ne lui reste que deux caractères sexuels secondaires proéminents3, à savoir la poitrine et les traits du visage. Les graisses péri-trochantérienne (cuisses, hanches), celles qui se trouvent sur la face postérieure du bras, la graisse péri-ombilicale ou encore la graisse du jarret, ont été escamotées. Si l’on oublie les épaules imposantes  (la plupart des femmes ont des épaules plus étroites que leur bassin), qui sont un caractère sexuel secondaire masculin, la « femme » recréée ici par la sorcellerie de Photoshop correspond en fait à la définition de la petite fille, et très précisément, de la pré-adolescente : longs membres et absence de graisses. Ici, la transformation est tellement caricaturale qu’elle en devient comique, mais la publicité nous abreuve d’images de femmes transformées de la même manière quoiqu’un peu plus discrètement. On peut ajouter au dossier l’obsession de l’épilation. Si la suppression du duvet de la moustache et des poils des jambes et des avant-bras semble logiquement destinée à exacerber une certaine féminité (plus la pilosité de ces régions est importante et plus le sujet a des chances d’être de sexe masculin), on peut s’étonner que les poils des aisselles soient devenus quelque chose de totalement in-montrable dans la publicité (mais encore bien toléré dans la vraie vie) ou que l’épilation du pubis devienne une pratique extrêmement répandue, notamment chez les adolescents — voir par exemple le site (allemand) naked people qui, en déshabillant toutes sortes de « everyday people » révèle surtout que ces derniers, hommes ou femmes d’ailleurs, sont nombreux à pratiquer l’épilation intégrale.
Tout ça n’est peut-être pas très sain. N’y a-t-il pas une négation de la femme dans cette omniprésence médiatique d’un physique idéal correspondant à un âge qu’aucune femme ne pourra jamais retrouver ? Lorsque l’âge physiologique de référence était la vingtaine, nous restions dans une certaine logique biologique puisque cette époque de la vie correspond à un pic de fertilité et de séduction4, mais en faisant de la pré-adolescente un idéal pour la femme, que veut-on dire ?
Le rapport à l’anorexie qui était établi sans précautions épistémologiques particulières par le projet de loi sur les photographies retouchées procède peut-être d’une intuition valide. Non parce que l’image d’un corps outrageusement amaigri provoquerait effectivement une épidémie d’anorexie mentale (les études à ce sujet tendent à établir une infime corrélation, sans plus) mais parce qu’il y a dans le cas de ces images comme dans celui de l’affection psychiatrique5 un même refus de l’âge de la féminité.

femme_balaiIl peut y avoir de nombreuses raisons non formulées derrière tout ça. Peut-être que pour une marque de vêtements, présenter des femmes trop séduisantes est d’un mauvais rapport (on regarde la femme, pas le vêtement, et il est plus facile de s’identifier à un cintre emperruqué qu’à une véritable personne). Peut-être qu’il s’agit de dé-sexualiser le corps, mais dans quel but précis ? Peut-être que les gens qui font la mode et sa communication n’aiment pas spécialement les femmes — c’est un cliché, mais comme tous les clichés il a son fond de vérité.
Peut-être, et ça ça serait grave, peut-être que les femmes (ou en tout cas celles qui encouragent implicitement une communication basée sur le refus de la féminité) n’aiment pas beaucoup être des femmes, pour ce que ce statut implique en termes d’aliénation ou de soumission à des violences symboliques, pour reprendre le mot de Pierre Bourdieu.

Bref, sans tirer trop de conclusions (j’ai déjà bien assez spéculé comme ça), tout cela pose des questions.

  1. On exagère cependant beaucoup en France la portée réelle de la distinction entre droit d’auteur et copyright à mon avis. []
  2. Rappelons avec quelle facilité la fondation Moulinsart a obtenu en Belgique (dont le droit d’auteur, sur ces sujets, est proche du droit d’auteur français) la censure, c’est à dire la saisie et le pilonnage pur et simple d’ouvrages consacrés à des sujets qui fâchent — l’alcoolisme de Hergé, son rapport au rexisme,… — car ces ouvrages appuyaient leur propos sur des extraits de bandes dessinées soumises à droit d’auteur.  []
  3. Les caractères sexuels secondaires sont ce qui permet de distinguer physiologiquement une femme d’un homme en dehors de leur appareil reproducteur : muscle, graisse, pilosité, forme du squelette. On appelle caractères sexuels tertiaires les éléments non-physiologiques qui servent à distinguer les sexes : vêtements, bijoux, mais aussi attitudes sociales,… Note : je ressors ici de ma pauvre mémoire les cours exceptionnels de Morphologie que dispensait Jean-François Debord aux Beaux-Arts de Paris lorsque j’y étais étudiant. []
  4. Ce sont les mêmes hormones qui développent les caractères séduisants et la capacité à procréer : c’est par exemple lorsqu’une jeune femme est en train d’ovuler que ses lèvres sont les plus gonflées, ce qui explique que les lèvres perdent en volume avec l’âge et notamment après la ménopause, et ce qui explique aussi le rouge à lèvres et le collagène []
  5. Je ne vais pas faire de psychologie de bazar sur le sujet (dont j’ignore absolument l’actualité de la recherche) mais il me semble évident que l’anorexie mentale est motivé par un refus des caractères féminins. []
  1. 12 Responses to “Photoshop Disasters, droit d’auteur et âges de la femme”

  2. By sf on Oct 7, 2009

    Sauf erreur de ma part, l’anorexie n’est pas un trouble spécifiquement féminin. C’est une volonté exacerbée du contrôle [de soi-même] qui s’exprime par l’intermédiaire de la nourriture: l’image de maigreur est, pour le/la malade une preuve de maîtrise (jamais atteinte).

    Il est en revanche intéressant de se demander si, aujourd’hui, plus que les hommes, les femmes ne sont pas poussées à prouver leurs compétences d’abord par cette image de mesure et de contrôle. C’est une compétition qui commencerait dès l’adolescence.

    Enfin, peut-être.

  3. By r on Oct 7, 2009

    « son rapport au rexisme,… »

    Hergé zoophile???

  4. By Jean-no on Oct 7, 2009

    @sf : Ça existe chez les hommes mais de manière complètement atypique. On parle effectivement beaucoup d’une obsession du contrôle, et ça aussi ça pose des questions sur notre société, c’est vrai.

    @r : Si tu ne sais pas (au cas où, profitons-en pour préciser le mot), le Rexisme, c’est l’équivalent belge du Pétainisme (pour faire court). Il y a donc un vague rapport avec les chiens nommés Rex qui, à 95% sont des bergers allemands, braves animaux diffusés dans toute l’Europe par les militaires allemands puis abandonnés sur place lorsque ceux-ci ont fui avabt d’être récupérés par les parents des futurs fans de Johnny Halliday.

  5. By r on Oct 7, 2009

    et moi qui pensais que c’était son rapport au sexisme. Ce qui me semblait assez logique et en phase avec le sujet. Du coup je n’ai pas pris la peine de me renseigner avant de poster.

  6. By Jean-no on Oct 7, 2009

    ah ben j’ai bien fait de préciser du coup :-)

  7. By Lapin on Oct 7, 2009

    On dirait carrément un personnage de « Têtes à claques »!
    Sinon, sur le même sujet mais pas tout à fait, j’ai lu dans un journal très sérieux, genre Elle, Glamour ou Connasse, je sais plus lequel des trois, que les mannequins avaient enfin un syndicat, entre autres pour se défendre de la pression exercée par les marques sur leur poids. Parce que les « vieilles » de 22 ans sont effectivement obligées de s’affamer si elles veulent bosser autant que les filles de 14 ans pas encore formées qui sont venues grossir les bataillons du bazar ces dernières années.
    Je te passe évidemment les autres raisons, comme les abus sexuels, les journées de 18 heures en période de défilés (avec pour toute nourriture champagne et chocolats – ça a l’air marrant de loin, mais en fait pas du tout, mannequin), l’absence de congés payés et tout le tremblement…

  8. By Lapin on Oct 7, 2009

    Je viens d’aller sur Naked People, les hommes AUSSI sont épilés! En fait, il n’y a que deux exceptions, un homme et une femme, basta. C’est chelou, quand même…

  9. By Jean-no on Oct 7, 2009

    @Lapin : Certains font même remarquer que les photos outrageusement retouchées permettent aux mannequins d’être moins maigres, et prédisent, je cite, que la stigmatisation de la retouche [par la fameuse loi proposée] risque d’entrainer des effets contraires à ceux recherchés, en poussant «les jeunes filles, modèles et mannequins à pratiquer des régimes les plus stricts».
    Pour naked people, oui c’est étrange, vraiment étrange, et ceux qui gardent leurs poils ne sont pas jeunes. En fouillant certains sites, du genre aufeminin.com, on remarque une banalisation de l’épilation intégrale.

  10. By Lapin on Oct 7, 2009

    Dans certains journaux pour lesquels j’ai bossé, il m’est arrivé d’aller à la fab en même temps que le DA. Et j’ai souvent entendu demander qu’on floute un os trop saillant, ou un creux trop visible. Mais pas qu’on rajoute de la matière pour donner l’air mieux en chair, par contre.
    Ya le maquillage, pour ça.

  11. By elifsu on Oct 8, 2009

    Super papier (comme d’hab sur ce blog), merci et bravo ! Comment parler avec autant de brio de société, de sciences, d’art, de politique sur un sujet d’actualité. Enroweb (mon associé dans Deuxieme-labo.fr) vient de me faire réaliser que j’était déjà fan avec…scientists of america, génialissime (et cause de bons fous rires et de beaucoup de discussions et des rélfexions en 2007 pendant mon post-doc à l’Institut Pasteur). Merci encore !

  12. By Jean-no on Oct 8, 2009

    ah ben c’est gentil, merci merci :-)

  13. By Wood on Oct 9, 2009

    Tiens, selon BoingBoing, les gens de Ralph Lauren ont fini par admettre leur erreur en ce qui concerne la photo :

    http://www.boingboing.net/2009/10/08/searching-for-the-sk.html

    (mais pas en ce qui concerne les poursuites légales sans fondement)

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