Profitez-en, après celui là c'est fini

Trop de mémoire ?

septembre 7th, 2009 Posted in livre qu'il faudra que je lise, Mémoire

Des microprocesseurs / au silicium
remplaceront un jour / la mémoire des hommes
Je ne t’oublierai jamais

Yves Simon, Amnésie sur le lac de Constance, 1981

emmanuel_hoogEmmanuel Hoog, PDG de l‘Institut National de l’Audiovisuel (INA) publie cette semaine aux éditions du Seuil un essai intitulé Mémoire année zéro (année réseau ?). Je suis assez impatient de le lire mais je sens que je ne vais pas être d’accord avec lui sur tout. Je viens de lire ses interviews par Le Nouvel Observateur et par Libé et son propos me semble inutilement pessimiste.
On est évidemment forcé de respecter l’expertise de l’auteur sur son sujet, puisque l’INA, qui est chargé depuis plus de trente ans d’archiver et de conserver la mémoire médiatique de la France, s’est engagé de facto, et précisément sous l’autorité de son actuel président, dans une réflexion sur la valorisation de cette mémoire, aussi bien en termes de marchandisation qu’au chapitre de l’accès aux documents par le grand public.

Nous sommes sans doute effectivement entrés dans une phase nouvelle de l’histoire humaine, où l’on peut archiver les données numérisables de manière apparemment infinie. C’est l’ère de l’hyper-mémoire1, et cela pose des questions inédites. Ce que nous devons nous demander ce n’est plus comment on va conserver les données, mais comment nous allons faire pour ne pas nous perdre dans le labyrinthe de nos propres archives — et accessoirement, ce qu’il adviendra de ce qui n’est pas numérisable ou duplicable mais nous sortons de la juridiction de l’INA.

memoire_annee_zeroJe soupçonne l’auteur de se montrer légèrement élitiste lorsqu’il dit par exemple : «Sur internet, les photos du petit dernier sont traitées comme les représentations d’enfants peints par Renoir». La phrase n’a à mon avis pas de sens car les deux types d’images ont des raisons d’être bien différentes. Alors qu’une peinture réalisée dans un but esthétique s’adresse à tous, la «photo du petit dernier» aura une valeur extrême pour ses parents mais indiffèrera les autres, de même qu’une lettre d’amoureux qui n’est pas écrite par Musset ou Apollinaire semblera encombrée de phrases banales à tout lecteur qui n’en n’est pas le destinataire.
Bref c’est une image un peu facile, limite finkelkrautienne, on met en parallèle la culture «haute» avec des préoccupations modestes ou faciles à juger négligeables et vulgaires… chez les autres. Mouaif.
Je ne voudrais pas condamner le propos d’Emmanuel Hoog de manière expéditive : les interviews sont réductrices et les interviewés sont facilement amenés à tenir des propos qui ne reflètent pas leur pensée. La question de la mémoire historique publique, de l’enregistrement d’une mémoire intime, et de la possible transformation de ces souvenirs enregistrés en enjeu marchand, est en tout cas un sujet aussi brûlant que passionnant.

Est-ce que du trop-plein de mémoire découle nécéssairement une forme de confusion et, in fine, une perte complète de repères ? Emmanuel Hoog semble craindre que l’hyper-mémoire ne supprime toute forme d’histoire collective, que chacun décidera pour lui-même de ce qu’il veut retenir ou comprendre2.
Le cerveau biologique se construit entre autres par une gestion de l’oubli (pour dégager ce qui compte, il faut commencer par oublier ce qui n’a pas d’importance), mais doit-on calquer le modèle neurologique à l’échelle d’une mémoire nationale ou de la mémoire de l’humanité entière ? Il me semble qu’à une situation sans précédent — la conservation de centaines de milliards de pages de texte de toutes époques, à tout un patrimoine musical, vidéographique, etc. — correspondent des outils inédits de recherche, d’indexation, de comparaison, de marquage, de traçabilité, mais aussi d’échange et de partage — échange et partage qui créent à leur manière une forme de hiérarchie et qui, surtout, permettent d’assurer la pérénité des données échangées.
Nous ne sommes qu’au tout début d’un processus et pour ma part, j’ai plutôt confiance en l’avenir. Sur ces points précis, en tout cas : l’hyper-mémoire s’accompagne d’une gestion de plus en plus efficace de la complexité.

  1. C’est moi qui emploie ce néologisme ici et non Emmanuel Hoog. []
  2. Voici comment se termine la 4e de couverture du livre : La mémoire est devenue un devoir, après la tragédie absolue de la Shoah, fondatrice de notre Europe. Aujourd’ hui, dans nos sociétés techniques du ‘tout-mémoire’, le droit à l’oubli s’impose comme un absolu démocratique. Dans cet espace si étroit et fragile, y a-t-il encore une place pour une histoire commune ? Un avenir collectif ? Une culture partagée ? La crise actuelle n’est pas seulement économique, elle est aussi culturelle. Pour en sortir, il faut réinventer notre mémoire. Faute de relever ce défi, le monde nous oubliera, tandis que nous continuerons à mimer avec nostalgie les fables de notre enfance.  []
  1. 2 Responses to “Trop de mémoire ?”

  2. By r on Sep 7, 2009

    Le thème du Renoir contre les photos de classe, m’a fait penser a un article récent d’internet actu. C’est marrant de voir comment certains à priori ont la vie dure.
    http://www.internetactu.net/2009/09/02/rallumons-les-telephones-mobiles-dans-les-classes/

  3. By nojhan on Sep 7, 2009

    La dérive élitiste sur l’utilité est de plus complètement biaisé par son point de vue de conservateur/historien. Il est facile a posteriori de dire que telle œuvre a eu plus d’impact historique que telle autre, mais c’est impossible à juger sur le moment.

    Et c’est sans parler de l’utilité des grosses bases de données, qui peuvent être utiles, comme les reconstructions 3D de bâtiment à partir de bases comme flickr (Microsoft Photosynth).

    Bref, il manque certaines perspective à ce directeur à œillères…

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