Objets bavards
septembre 16th, 2009 Posted in Design, LectureComme beaucoup d’auteurs de science-fiction, Bruce Sterling a une compréhension des temps présents pleine de sagesse et de folie tout à la fois. Comme tous les auteurs de science-fiction, il croit, il sait, qu’il y a une poésie à chercher dans le futur et dans la technologie. Enfin, comme une très large majorité d’auteurs de science-fiction sans doute, Bruce Sterling se passionne pour les objets, la science-fiction étant bien souvent une affaire d’objets, de gadgets comme il le dit lui-même : le sabre laser de George Lucas, l’orgue empathique de Dick, le telecran de George Orwell, les véhicules spatio-temporels divers et variés,…
Tout en s’abritant derrière son irresponsabilité (il n’est pas designer lui-même), Sterling se pose sérieusement la question de savoir ce que seront les objets de demain.
Il commence par établir une typologie des objets et de leur évolution historique qu’il classe comme ceci :
— les artefacts (au sens qu’a ce mot en archéologie), outils rudimentaires liés aux civilisations de chasse ou d’agriculture : le couteau, la masse…
— les machines, objets complexes et reposant sur une source d’énergie artificielle : horloge, automobile. Sterling date leur avènement au XVIe siècle, mais à la suite de Jean Gimpel1, j’irais jusqu’au XIIIe siècle, avec les développements conjoints de l’horlogerie et de la construction de moulins. Les machines existent depuis l’antiquité (au moins) bien entendu, la question à trancher étant de savoir à partir de quand il s’est avéré impossible de vivre sans.
— les produits, qui sont des objets manufacturés et édités en grand nombre d’exemplaires identiques. Sterling en date l’avènement aux alentours de la première guerre mondiale, qui a effectivement vu naître des produits de masse qui auraient été différents, ou qui n’auraient peut-être pas pu exister sous la même forme autrement.
Jusqu’ici, il n’est pas difficile de suivre l’auteur. Viennent ensuite trois autres classes d’objets aux contours plus flous :
— Les Gizmos, des objets d’une complexité suffisante pour qu’il soit plus difficile de les simplifier que de les augmenter, qui requièrent un apprentissage de la part de leurs utilisateurs et qui s’appuient sur d’autres objets pour exister. Les logiciels, typiquement, appartiennent à la classe des gizmos. L’auteur en date précisément l’avènement à l’année 1989 mais il ne dit pas vraiment pourquoi.
— Les Spimes, qui sont les objets du futur immédiat selon Bruce Sterling. Ils sont notamment traçables, identifiables, localisables, munis de puces RFID (acronyme que l’auteur propose de remplacer par le mot arphid) et existant en réseau. On peut à chaque instant savoir ce qu’ils sont et à quoi ils servent, se documenter à leur sujet sur Internet, etc. Leur acte de naissance pourrait être daté de 2004, année où l’armée américaine a imposé à ses fournisseurs d’équiper leurs productions de puces RFID.
– pour finir, les Biots, que Sterling place dans un futur que nous ne verrons pas tous (~2060), et qui sont des objets nés d’une maîtrise technologique particulièrement avancée, pouvant être fabriqués, utilisés et détruits sans interférer avec l’environnement. Ils ne sont pas évoqués en détail dans le livre.
Sterling prend l’exemple d’une bouteille de vin, objet plusieurs fois millénaire qui a été au cours de son histoire artefact, machine (lorsqu’une économie complexe s’est créée autour du commerce du vin), produit, gizmo (la bouteille s’accompagne d’un lien vers un site web) et bientôt, spime. À chaque mutation, la quantité d’informations que fournit l’objet est augmentée, c’est même la caractéristique principale de chacune de ces révolutions.
Le point important du livre, c’est la notion de Spime. Puisqu’il s’agit d’un objet qui n’existe pas encore, et qui peut-être n’existera pas réellement, enfin pas au point qu’il soit impossible de vivre sans (même si tous les indices concordent), cette notion reste difficile à appréhender, ou du moins, appartient encore à la science-fiction. On peut cependant d’ores et déjà réfléchir à la porté sociale, économique et politique d’une telle évolution de l’objet. Bruce Sterling s’y essaie. Il évite avec un certain brio de jouer les Cassandre ou les prophètes et pour finir, renvoie la balle dans le camp des designers : à eux de jouer, à eux d’imaginer, à eux d’inventer. De manière très paradoxale, un écrivain de science fiction c’est quelqu’un qui a conscience de ce que le futur n’est pas déjà écrit.
Ce que Sterling rappelle par ailleurs très bien c’est que notre société humaine actuelle est ridicule et non viable à moyen-terme et que l’invention de nouvelles formes d’échange, de rapport à l’objet et à son récit doivent impérativement être pensées. Ce n’est pas de la métaphisique, c’est une question résolument terre-à-terre. Le thème du livre est aussi de se demander comment nous allons gérer la complexité du présent et de l’avenir.
Je n’ai pas une grande capacité à imaginer ce que sera après-demain en partant de ce que sera demain – je ne suis pas auteur de science-fiction – alors je ne sais pas quoi penser de tout le volet prospectiviste de l’ouvrage, mais tout cela donne à réfléchir, c’est une lecture extrêmement fertile.
Digression sur la Croatie
J’ai lu ce livre cet été alors que j’étais perdu sur une île croate dans un village qui ne vit pas du tourisme mais de la pêche et de la culture de l’olive. Ce que je voyais de mes yeux illustrait tout à fait ce que je lisais, car si les habitants du village en question sont persuadés de vivre comme leurs plus lointains ancètres — ils font le même métier, leur mode alimentaire, leurs occupations et leurs loisirs sont en apparence identiques —, ils vivent dans un monde qui n’a plus rien à voir avec celui de leurs grands-parents ni même de leurs parents. La brutalité de la manière dont ils se sont projetés dans une certaine modernité entraine une grande confusion. Les déchets sont à peine gérés (si ça ne sent pas mauvais et si ça ne pourrit pas, pourquoi ramasser ?), l’ampleur des changements que l’activité humaine implique sur l’état de l’éco-système ou sur celui de la vie sociale n’est pas comprise, le pays entier (et plus encore ses îles sans doute) est passé en quelques génération d’une civilisation de l‘artefact à une civilisation du produit, et la société de consommation a été désirée avec une telle force qu’elle semble à présent incapable d’accepter le moindre frein.
En France et dans la plupart des pays développés, depuis quelques décennies, l’idée s’est imposée qu’il faut réfléchir à tout cela. Je ne dis pas que nous faisons les choses qu’il faut faire, mais la préoccupation existe. Dans un petit pays en mutation récente et rapide comme la Croatie, ce n’est pas le moment, l’heure est à la frénésie, à la jouissance : avoir une maison monstrueuse façon Beverley Hills mais n’en occuper que la cave (parce qu’il fait trop chaud ailleurs et pour ne pas salir les pièces d’apparat), avoir le hummer de Jack Bauer pour faire des trajets de cinq cent mètres, n’acheter que des produits étrangers, chaque fois que c’est possible tout en étant ultra-nationaliste (jeune pays oblige)… Un pays qui ne réfléchit pas à son présent n’a pas d’avenir, dit Bruce Sterling. Un pays qui ne s’intéresse pas à son passé non plus et là encore, la Croatie est plutôt déroutante : un villageois peut habiter sans le savoir à quelques mètres d’un site archéologique romain entretenu par une quelconque fondation norvégienne, et les musées historiques et archéologiques que j’ai visité à Zadar et Biograd n’étaient fréquentés que par des touristes, et plus précisément, que par des touristes français2.
Les croates (ou en tout cas les dalmates, qui peuplent la côte croate, ou plutôt : ceux que j’ai rencontré) gagneraient sans doute à lire un tel livre et à placer leur pays dans le futur pour éviter de perdre leur passé sans s’en apercevoir.
Une adaptation franchement discutable
En anglais, Objets bavards a été publié par MIT Press en 2005 sous le titre Shaping Things (donner une forme aux choses). Il se vend là-bas environ 13 dollars. L’édition française vaut quant à elle 23 euros (plus de 30 dollars), alors que le livre est plutôt petit, 150 pages au format presque-poche. D’un point de vue graphique, cette adaptation française, supposément inspirée du travail de la graphiste de l’édition originelle, me semblait un peu suspecte, car c’est sans doute l’essai consacré au design le plus laid que j’aie jamais vu : la typographie, le graphisme, c’est du design (c’est à dire une réflexion sur l’adéquation entre la forme et la fonction de l’objet – je suppose qu’une telle définition rapide ne provoquera pas de débats), et cette édition française ressemble plutôt à un précis de soutien scolaire ou à un de ces affreux guides de marketing qui ressemblent eux-mêmes à d’abominables powerpoints et réciproquement.
Voulant en avoir le cœur net, J’ai donc commandé la version américaine afin de la comparer à la version française. Force est de constater que la comparaison a de quoi donner honte à l’éditeur français (fypéditions).
Le design de l’édition américaine est signé (et même postfacé) par la graphiste Lorraine Wild, connue notamment pour ses monographies d’artistes. Le graphisme de l’édition française n’est pas signé, on nous dit juste qu’il est inspiré du travail de Lorraine Wild. Mais voilà, tout cloche. Le choix originel de changer de typo pour les mots artefact, product, etc., qui permet de donner un impact visuel fort à chacun de ces paradigmes culturels, a bien été repris dans l’édition française, mais d’une part, ce n’est pas avec les mêmes typos (ce n’aurait pourtant pas été difficile puisque toutes étaient nommées à la fin du livre) et d’autre part, cela n’est pas appliqué très rigoureusement puisque dans l’édition française, la fonte employée pour le mot artefact est aussi celle qui sert aux titres des chapitres ! On comprend que les deux pages explicatives rédigées par Lorraine Wild aient disparu de l’édition française.
Le livre d’origine contient aussi des mots soulignés à la manière d’une prise de notes de lecteur, et cela aussi est escamoté. On peut continuer longtemps à comparer les éditions3. Incohérence visuelle et laideur générale : on ne peut pas dire que l’auteur ait été très respectueusement servi par cette adaptation française, dont le prix est pourtant le double de celui de l’édition d’origine.
- Jean Gimpel, La révolution industrielle au moyen-âge, éd. Seuil (Points). [↩]
- Bien moins nombreux que les italiens, les allemands ou les slovènes, les touristes français se reconnaissent souvent de loin. S’il se trouve un noir dans un groupe, par exemple, ce n’est même pas la peine de demander : ce sont des français (et pan dans les dents d’Alain Finkielkraut et de Bernard Kouchner qui trouvent que le nombre de noirs dans l’équipe de France de football ne représente pas bien le pays). On les reconnait aussi à ce qu’ils consomment : une cousine de Nathalie qui tient un café se plaignait des français qui ne boivent que du café et de l’eau au lieu de la bière et des glaces. [↩]
- Cela pourrait constituer un excellent exercice pour étudiants en design graphique. [↩]
3 Responses to “Objets bavards”
By Christian Fauré on Sep 16, 2009
Je te rejoins tout à fait sur le travail de traduction et d’édition qui n’est pas à la hauteur.
By Totoche on Sep 17, 2009
La bouteille de vin, plusieurs fois millénaire ???
Il avait bu quoi, le Sterling ?
By Jean-no on Sep 17, 2009
Si si, il a raison, tout dépend de ce qu’on entend par « bouteille de vin ». On fait du vin depuis Gilgamesh, au moins, on ne peut pas dire depuis quand on le stocke dans des récipients et le trafic d’amphores pendant l’antiquité classique montre une économie très organisée autour du vin (et de l’huile d’olive).