Où nous mènent les savants ? Le Monde de demain
juillet 14th, 2009 Posted in Science & Vie, SciencesUn document intéressant au sujet de l’évolution du sentiment de progrès scientifique : Où nous mènent les savants ?, article de Roland Harari paru dans Science et Vie #572 (mai 1965). Les citations exactes de l’article sont en italique.
La science commande l’avenir. Dans quelles voies engagera-t-elle l’humanité du XXIe siècle ? Celle du XXe siècle est partagée : les uns voient s’ouvrir une ère radieuse. Pour les autres, les savants, ces « apprentis sorciers », préparent une société inhumaine. Interrogés par Science et Vie, quelques-uns des plus grands savants de notre temps s’efforcent de trancher ici le débat.
La constatation désabusée de nos aïeux, «rien ne change sous le soleil»1, ne peut plus avoir cours. Nous voyons que le monde change, et très vite. Napoléon mettait pour aller de Paris à Rome à peu près le même temps que César2, alors que dans les vingt dernières années la vitesse «limite» des engins construits par l’homme est passée de 700 à 30 000 km/h ! […] Chaque jour, amenant sa brassée de nouvelles inouïes, avive notre sentiment tour à tout euphorique et angoissé que la vieille aventure humaine entre dans une phase sans précédent. Apocalypse ou utopie ? Cet avenir qui fond sur nous a une allure de vertige, qui déjà aspire notre présent, de quoi sera-t-il fait ? Tout le monde le sent confusément, la science commande désormais notre destin. Mais de la science, théoriquement, tout peut surgir, le meilleur comme le pire, aussi bien la fin des hommes que le commencement d’un nouveau règne humain.
Robert Oppenheimer, un des pères de la bombe atomique et à l’époque militant de longue date contre l’utilisation de sa création considère que la science n’a jamais connu une telle accélération estime que 99% de nos connaissances sont dues à des hommes actuellement en vie. Ce n’est pas l’avis de Pierre Auger, ancien directeur de l’enseignement supérieur et pionnier de la recherche spatiale (notamment), qui tout en admettant que les progrès poursuivront leur croissance reste cependant réservé sur leur accélération et rappelle que c’est au tournant du XXe siècle, entre 1895 et 1905, qu’ont été effectué les bonds décisifs de la science : Les développements ultérieurs ont été en quelque sorte fatals. Pour lui, l’augmentation du nombre de chercheurs et l’augmentation des budgets dans le domaine est loin de se traduire par une augmentation des découvertes.
Louis de Broglie, de son côté, affirme qu’On a trop tendance aujourd’hui à mettre l’accent sur la science appliquée, la technologie […] on n’aurait jamais découvert les rayons X si l’on avait cherché seulement le moyen de «voir à l’intérieur du corps humain» […] Les deux formes de science ne sont pas séparables et ne tarderaient pas à mourir si on les séparait.
À côté d’un discours philosophique sur la science, l’article livre de nombreuses considérations prospectives. Jean Rostand prophétise (Science et Vie parle d’«hallucinantes perspectives») par exemple que l’homme finira par savoir modifier son ADN, permettant à l’hérédité de cesser d’être une loterie de gènes. Chacun aurait les enfants qu’il souhaiterait avoir, on fabriquerait des génies sur commande. Le grand biologiste évoque d’autres pistes pour modifer l’humain en doublant le nombre de cellules du cerveau. D’autres scientifiques interrogés rêvent de supprimer le sommeil à l’aide d’injections d’hormones ou de substances chimiques diverses… Bref, nous disent-ils, la science va permettre à l’homme de dépasser ses limites intrinsèques : hérédité, sommeil, niveau intellectuel.
Jean Fourastié, économiste3 explique que l’élévation du niveau de vie [favorisée par le progrès] s’accompagne toujours d’une baisse du temps de travail. On ne travaillera à l’avenir, dit-il, que 40 000 heures par vie en 1995. L’ère des 40 000 heures sera l’ère des loisirs. L’homme moyen pourra enfin accéder à la culture. Ses besoins satisfaits, il se servira de ses facultés à d’autres fins qu’à se nourir, s’abriter et se vêtir […] [dans le monde du travail] Les femmes deviendront de plus en plus égales de l’homme [mais] le welfare state, le règne du confort, semble aviver une insécurité, une anxiété fondamentale […] l’homme moderne sait moins que jamais pourquoi il est sur terre, pourquoi il doit mourir et ce que tout cela signifie.
Le discours des divers scientifiques interrogés n’est pas candidement positiviste, il est en quelque sorte fataliste : pour eux la modernité, le progrès technique et scientifique, peuvent avoir des effets négatifs (Jean Rostand, bien qu’athée notoire, se demande par exemple comment l’homme apprendra le métier de Dieu), mais leur marche est, quoi qu’il advienne, inévitable.
- je souligne le « désabusé » qui en dit long sur la vision du rédacteur : il aurait pu considérer le «rien ne change sous le soleil» comme une opinion rassurante, mais en homme de son temps il y voit une constatation désabusée. [↩]
- Napoléon ne chevauchait pas plus vite que César, en revanche le télégraphe de Chappe avait déjà accéléré la vitesse de circulation de l’information d’une manière considérable [↩]
- Jean Fourastié est l’inventeur de l’expression «les trentes glorieuses», c’est à dire la période qui court depuis la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’au premier choc pétrolier en 1974. Certains parlent, pour qualifier l’époque contemporaine, des «trente piteuses». En 1965, Jean Fourastié a publié un livre intitulé les 40 000 heures. [↩]