Pause frénétique
juillet 12th, 2009 Posted in Dans le poste, indicesDes dizaines de fois chaque jour, la présentatrice d’iTélé s’interrompt en disant : «On se retrouve après une courte pause». Juste une fois, pour rire, j’adorerais que cette pause consiste à voir les animateurs boire un café et discuter du film de la veille, mais à la télévision, depuis un peu plus (mais pas beaucoup plus) de deux décennies maintenant, le mot «pause» est devenu synonyme d’«écran publicitaire», du moins pour le spectateur puisque les animateurs, eux, profitent effectivement de ces moments pour boire un verre d’eau, s’éclaircir la voix ou obtenir un raccord maquillage.
Ce qui me semble intéressant dans ce terme de «pause» que nous avons tous admis (nous le comprenons en tout cas), c’est qu’il est évidemment mensonger et, mieux, qu’il décrit quelque chose qui se trouve à l’opposé même de la définition du mot «pause», qui évoque le repos et le silence.
D’une part, le mode de diffusion des plages publicitaires ne semble pas calculé pour être reposant et peut même provoquer un certain stress : quand est-ce que ça s’arrête ? Est-ce que j’ai le temps de faire quelque chose d’autre ? Les durées sont extrèmement variables, notamment sur les chaînes d’information où l’on attend constament quelque chose (la météo, les titres, le reportage promis) et où l’on est régulièrement soumis à des plages publicitaires plutôt courtes et diffusées de manière apparemment erratique : deux spots publicitaires, puis la météo, puis dix spots, puis un écran de type «ident» (une publicité pour la chaine elle-même) puis encore une ou deux publicités, puis les titres du journal, etc.
Dans les publicités elles-mêmes, tout est fait pour obtenir un maximum d’attention de la part du spectateur.
La dynamique audio est «compressée» en augmentant les niveaux moyens (le niveau maximal ne change pas mais les niveaux faibles deviennent moyens), les basses et les aigus sont amplifiés. Ce traitement donne la désagréable illusion d’une subite augmentation du volume sonore.
Les images, quant à elles, sont diffusée à une cadence accélérée qui a un effet physiologique mesurable sur le spectateur : son rythme cardiaque ralentit, il se trouve dans un état d’extrème vigilance qui le ramène à l’homme des cavernes à l’affut qui est en chacun de nous et qui avait intérêt à bien se concentrer et de s’orienter correctement lorsqu’il était prédateur ou proie. Cette frénésie des changements de plans de coupe (en dessous d’un certain seuil bien entendu) stimule la mémoire1 et plonge le spectateur dans un état d’apparente relaxation (l’abaissement du rythme cardiaque) plutôt agréable qui prive même de l’envie ou de la volonté d’éteindre le poste2. La vitesse à laquelle sont diffusés les publicités a par ailleurs l’effet d’empêcher le spectateur de filtrer correctement leur propos : plus un message est dit rapidement et moins on est capable de s’empêcher d’y souscrire implicitement3. La vigilance et la capacité à mémoriser qui sont exacerbés par les publicités ne se font donc pas au profit de l’intelligence rationnelle mais exploitent au contraire des mécanismes pulsionnels, approximatifs et confus. Ce qui, dans des conditions préhistoriques, permettait au primate d’attrapper un lézard ou d’échapper à un fauve, est utilisé par la publicité pour nous vendre des choses dont nous n’avons pas nécéssairement besoin.
Au delà de leur forme, le contenu des publicités provoque lui aussi un effet sur le spectateur, puisque ce dernier est sollicité par des signes divers qu’il faut interpréter très rapidement (jingles, logos, micro-récits, situations) et est soumis en permanence à des spectacles pour le moins frustrants (objets de désirs divers et variés) et même parfois humiliants, tels que la vision de belles personnes disposant des apparences du succès (aisance matérielle, succès sexuel, etc), vision qui provoque des émotions négagives chez ceux du même sexe qui se sentent rabaissés, souffrent d’une mauvaise opinion d’eux-mêmes et de leur propre apparence physique, et ressentent paradoxalement le besoin subit de manger des aliments sucrés4.
En bref, la dite «pause», à la télévision, n’est en rien reposante. On va me dire que j’enfonce encore des portes ouvertes, mais il faut bien que quelqu’un s’en charge !
- cf. les expériences rapportées par Sébastien Bohler dans 150 petites expériences de psychologie des médias, éd. Dunod 2008, pp134-138. Ce livre est un outil précieux car il donne les références précises de milliers d’expériences réalisées par des laboratoires de neurologie, sciences cognitives, psychologie, etc. [↩]
- Sébastien Bohler, op. cit. pp28-31 [↩]
- Sébastien Bohler, op. cit. pp225-228 [↩]
- Sébastien Bohler, op. cit. pp146-151 [↩]