Profitez-en, après celui là c'est fini

Confidentialité

mai 7th, 2009 Posted in Parano, Pas gai

hadopi_tf1Un picard envoie à un de ses collègues de travail un SMS dont le contenu était : « Pour faire dérailler un train, t’as une solution ? ».  Le destinataire et l’expéditeur du message sont aussitôt convoqués par la police et placés en garde à vue pendant 24 heures et leurs domiciles sont perquisitionnés. Les gens qui ont été mis en garde à vue racontent toujours cet épisode de leur existence comme un moment traumatisant : l’endroit sent fortement l’urine et souvent le vomi, on y attrappe des poux, des puces et la gale. Au terme de plusieurs heures d’audition, les activistes du SMS sont libérés, l’enquête ayant conclu, assez logiquement, qu’il ne s’agissait pas de la préparation d’un attentat mais d’une blague entre collègues. Ouf. Mais ça ne s’arrête pas là : Le courrier picard médiatise l’affaire1, plusieurs journaux embrayent, maître Eolas en parle sur son blog, un député mentionne l’affaire pendant les débats sur la loi Hadopi. La question se pose alors de savoir comment un SMS échangé entre deux particuliers a pu atterrir dans un commissariat. La loi ne permet théoriquement pas l’analyse des échanges électroniques. L’opérateur (Bouygues) et la police fournissent alors une explication embrouillée : un technicien tombé par hasard sur le message l’aurait ensuite transmis à la maréchaussée… Surtout ne pas affoler la population, surtout ne pas laisser entendre que tous les SMS sont filtrés et analysés pour y trouver des mots comme «bombe», «déraillement» et que sais-je encore.  C’est pourtant le plus probable, non ? Techniquement, l’analyse de messages de 160 caractères transmis numériquement est une opération qui peut être aussi simple que discrète, et se faire à l’insu de la quasi-totalité des employés des opérateurs. L’unique problème est légal puisque la confidentialité de la correspondance privée est garantie par la loi, mais la loi antiterroriste de 2006, au nom de la sécurité de l’état, permet bien des vérifications discrètes. Du reste, la raison d’état ne se soucie pas toujours de respecter la loi.

grenade_usnavyAu milieu des années 1980, Nathalie a reçu par la poste, d’un ami yougoslave adolescent comme elle, un schéma de grenade issu de ses cours de défense civile agrémenté de dessins potaches. À l’époque la Yougoslavie était un pays en paix, pour quelques années, en revanche la France venait d’être secouée par quelques attentats. La lettre est donc arrivée avec deux policiers en civil qui voulaient en savoir plus sur ce schéma de dispositif guerrier accompagné d’écritures en cyrillique. Le malentendu a été vite réglé d’autant que le schéma était assez sommaire. Cette anecdote montre que la confidentialité de la correspondance n’a jamais été respectée de manière très stricte lorsque la sécurité nationale était en jeu. Il faut bien comprendre que ce qui était possible en 1986 en plaçant une lettre venue d’un pays de l’est sur une table lumineuse afin d’en voir le contenu par transparence devient un jeu d’enfant lorsque l’on parle de correspondance informatique non cryptée. Rien ne m’étonne dans l’affaire du SMS picard sinon la manière dont Bouygues et la police cherchent à se défausser en invoquant la coïncidence extraordinaire qui aurait abouti à la divulgation d’un SMS : en réparant un portable, un technicien aurait découvert le texto en question, Bouygues promet d’effectuer une enquête interne. Quelle bonne blague ! 

Toujours chez Bouygues, l’affaire du jour racontée par Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts dans Libération fait sans doute plus froid dans le dos : un employé de TF1, Jérôme Bourreau-Guggenheim, a envoyé à titre personnel (et depuis son compte gmail privé, mais sans cacher son parcours professionnel) un courrier à sa députée du XVIIe arrondissement, Françoise de Panafieu, pour lui exposer les raisons de son opposition à la loi Hadopi. Le courrier du citoyen se termine par «Madame la députée, je compte sur votre clairvoyance pour porter ma voix». L’assistante de la députée, interpellée par le contenu du mail, l’a transmis au ministère de la culture «pour obtenir un argumentaire».  Jusqu’ici tout va bien, on est entre adultes qui discutent poliement d’un projet de loi.  Mais les choses dérapent : Jérôme Bourreau-Guggenheim est convoqué par Arnaud Bosom, son employeur, qui dirige e-TF1, la branche internet de la première chaîne. Ce monsieur a entre les mains l’e-mail de son employé et le lui lit mot pour mot, en lui expliquant qu’il s’agit d’une faute grave. Jérôme Bourreau-Guggenheim défend alors son point de vue mais aussi son droit à la correspondance privée. Il est alors licencié. Le groupe TF1 justifie ce licenciement pour cause de «divergence forte avec la stratégie» de la société. Au passage la DRH laisse filtrer, toujours dans des courriers officiels, que TF1 est fortement mobilisée pour que la loi Hadopi soit votée.

jeanpierrepernautOn voit ici à l’œuvre deux types de surveillance distincts. La surveillance cachée et la surveillance ostentatoire. La surveillance cachée ne se dévoile que lorsqu’elle n’en a pas le choix, elle permet aux états de prévoir plutôt que de constater. Elle est souvent illégale (les dérives qui en découlent étant bien entendu terribles) tout en étant compréhensible lorsque la sécurité du pays entier est en jeu. Et puis il y a la surveillance ostentatoire, celle qui dit «je vous surveille». Caméras visibles ; courriers qui arrivent censurés (comme en temps de guerre chez nous, ou comme en temps de paix dans de nombreux pays du monde) ; courriers qui atteignent des gens qui n’en étaient pas les destinataires, etc. Cette forme de surveillance sert à terroriser, à empêcher de penser. C’est cette forme de surveillance qui est employée ici par TF1, car si Jérôme Bourreau-Guggenheim ignorait que l’expression de son opinion dans un courrier privé allait aboutir à un licenciement (qui sera sans doute jugé aux prud’homes, et qui lui permettra d’obtenir des indemnités), à présent les autres employés de TF1 sont au courant de l’étendue de leur liberté d’expression !  Je me suis infligé ce midi la douleur de regarder de bout en bout le journal télévisé de Jean-Pierre Pernaud sur TF1. J’ai appris qu’il existait un refuge pour les perroquets blessés, un concours de pétanque pour handicapés, j’ai appris que les antillais avaient été punis de leurs grèves par des pluies diluviennes (après les grèves, les intempéries…), j’ai appris que les mères de famille s’inquiètent du passage d’examens de leurs enfants, j’ai vu des images de prises de sang,… Mais je n’ai entendu parler ni du SMS transmis par Bouygues télécom ni de l’employé de TF1 indélicatement viré. Or j’imagine mal que ce n’est pas le sujet du jour dans les couloirs de la première chaîne. Mieux encore, le fameux amendement 138 qui a été voté par les députés européens hier et qui risque d’annuler les dispositions voulues par la loi Hadopi n’a pas trouvé sa place, au chapitre culturel, entre la lutherie des binious bretons et un sujet consacré à la retraite de Johnny Halliday.

Et bien évidemment, le journal de TF1 n’évoque pas une seule seconde les débats qui entourent la loi Hadopi elle-même, alors même que la directrice des ressources humaines de TF1 explique que la chaine est fortement mobilisée pour faire adopter cette loi.
L’expression de cet engagement, de cette mobilisation, ce n’est donc pas de convaincre du bien fondé de la loi, mais de surtout ne pas en parler, de profiter de l’hégémonie du journal de la première chaîne pour éviter au public toute conscience des débats qui entourent cette loi.
Les gens n’ont pas besoin de tout savoir, n’est-ce pas.
Et puis on fait des refuges formidables pour les perroquets blessés qui ne peuvent pas être remis en liberté.

  1. Le Courrier Picard, samedi 2 mai 2009, Abbeville: 24 heures de garde à vue pour un SMS. []
  1. 7 Responses to “Confidentialité”

  2. By Julie on Mai 7, 2009

    La bonne nouvelle, c’est que TF1 n’est plus aussi en forme que c’était le cas il y a quelques années.
    Ce qui serait super, c’est que tout le monde se mette à parler de bombes et d’explosions et de sabotages divers et variés. Une sorte de grève des mots à l’envers, quoi.

  3. By Wood on Mai 7, 2009

    En fait le SMS n’a pas été intercepté en plein vol, si j’ose dire, mais trouvé sur le téléphone (qui était un téléphone prêté par Bouygues) lors de son retour à la boutique.

    Quand vous rendez un téléphone, effacez tous vos SMS et votre repertoire. Sans parler de surveillance par les instances dirigeantes, vous n’avez sûrement pas intérêt à ce qu’un quelqconque employé fourre son nez dans votre vie privée.

  4. By Jean-no on Mai 8, 2009

    @Wood : non, c’est du pipeau, à 1 contre 10 cette histoire. C’est mathématique : ce qui est le plus simple techniquement est aussi le plus probable. L’idée que les SMS soient analysés est traumatise le monde, il a fallu inventer une histoire, c’est tout.

  5. By Jean-Michel on Mai 8, 2009

    C’est d’ailleurs le détail qui cloche dans cette affaire, vu il semble improbable qu’un agent de cette firme soit tombé par hasard sur ce message en particulier, noyé parmi 300 autres si l’on en croit les déclaration du Picard.
    Après tout, gmail lit nos courriers, et nous propose en guise interprétative une réclame en adéquation avec le contenu de ces même mails. Je viens de tester à la lecture du commentaire de Jean-No qu’il est loin d’être une prouesse technologique de faire analyser le dossier contenant les sms.

  6. By Bishop on Mai 8, 2009

    Et comme d’habitude le parti socialiste luira par son silence, son absence d’idées, de causes politiques. Comme d’habitude on voit la prépondérance d’un groupe comme TF1 dans le gouvernement et rien ne sera fait.

    Au moins quelques députés se lâchent sur cette question, mais ce ne sera pas suffisant…

  7. By Jukhurpa on Mai 8, 2009

    Il est clair que les méthodes de surveillances du même type qu’Echelon sont à même de filtrer un grand nombre de communications surtout dans le cas des SMS qui restent une chaine de caractères peu volumineuse. En fait ce n’est même pas étonnant que des mots comme « dérailler » et « train » dans le même message fassent partie d’une liste de mots clefs dans le contexte que l’on connait. C’est plus le traitement de l’affaire par les forces de l’ordre qui inquiète, aucun recul de leur part sur la teneur du message et le profil des suspects, on entre dans l’intimidation directe.

  1. 1 Trackback(s)

  2. Jan 25, 2010: Le dernier blog » Blog Archive » L’auteur et son public (Hadopi, suite)

Postez un commentaire


Veuillez noter que l'auteur de ce blog s'autorise à modifier vos commentaires afin d'améliorer leur mise en forme (liens, orthographe) si cela est nécessaire.
En ajoutant un commentaire à cette page, vous acceptez implicitement que celui-ci soit diffusé non seulement ici-même mais aussi sous une autre forme, électronique ou imprimée par exemple.