Les professionnels et les amateurs
mars 8th, 2009 Posted in Lecture, Les prosUn petit article paru sur LeMonde.fr puis dans l’édition papier du journal Le Monde agite la « blogosphère » depuis deux jours. Intitulé Les blogs: info ou influence? et signé par Xavier Ternisien, il entend traiter d’un phénomène qui angoisse plus d’un titulaire de carte de presse : l’influence grandissante des blogueurs.
Sous couvert d’impartialité et par le biais de citations choisies, l’article affirme haut et fort que les blogueurs sont des journalistes en pyjama irresponsables, incapables de traiter de leur sujet de manière objective, qui ôtent le pain de la bouche de ceux qui exercent avec sérieux la profession de journaliste patenté.
Pourtant ce genre de journaliste-pas-sérieux existe aussi dans les médias établis, on appelle ça un éditorialiste, c’est à dire quelqu’un qui commente l’actualité par des opinions subjectives. Il ne vérifie rien, il ne donne pas des coups de fils pour recouper les informations et il ne fait preuve ni de distance ni d’objectivité. La presse a toujours connu ces deux formes de journalisme. Sous la Révolution française par exemple, certains journaux (quotidiens souvent) rapportaient le plus fidèlement possible les débats à l’Assemblée ou les nouvelles des champs de bataille, tandis que d’autres, à parution hebdomadaires, faisaient le commentaire politique de l’actualité. On lisait les premiers pour savoir ce qu’il se passait, et les seconds, pour conforter ses propres positions : le Vieux Cordelier de Camille Desmoulins si on est un « indulgent », Les Actes des apôtres de Rivarol si l’on est monarchiste, Le père Duchesne de Jacques-René Hébert si on est un « exagéré », etc.
Ce n’est pas par hasard que je parle de la Révolution française puisque, dans l’histoire de ce pays en tout cas, cette période a été celle d’un bouleversement total de la pratique de la diffusion des idées. La liberté d’expression est devenue, pour quelques années, un droit1 et les corporations ont été supprimées, ce qui a permis à qui le souhaitait de s’établir imprimeur et d’éditer et de diffuser ce qu’il voulait. Pendant la période révolutionnaire, il s’est créé cinq fois plus de journaux qu’au cours des deux siècles précédents. Et pourtant, les moyens techniques qui ont permis une large diffusion et un abaissement de l’imprimé (presse à vapeur, grandes rotatives et lithographie notamment) n’avaient pas encore été inventés. Il faut dire que ces moyens baissent le prix unitaire des journaux mais impliquent des investissements importants. Ils sont à la base de la grande presse capitaliste.
Je ne pense pas que le modèle économique de la presse révolutionnaire ait été très sûr, il n’était en tout cas pas unifié. Il y avait des journaux sur souscription ou sur abonnement, payés à la pièce, tous plutôt chers, mais aussi des journaux affichés sur les murs et consultables gratuitement.
Sous le Directoire puis sous l’Empire, les libertés éditoriales et financières de la presse ont progressivement disparu, notamment à coup de frais fixes (taxes spéciales et obligation de rémunérer un « censeur ») et de tracasseries policières. C’est à ce moment que la presse est devenue « professionnelle », et chaque période de suppression de la liberté d’expression qui a suivi s’est accompagnée d’une réglementation du métier de journaliste. Aujourd’hui, la quasi-totalité de la presse professionnelle est dépendante de la publicité. Ce modèle est assez pernicieux, car en pratique il ne permet pas aux journalistes de faire une critique véritable de la société de consommation, d’autant que quelques dispositifs légaux tels que la loi sur la contrefaçon de marques, l’interdiction du pastiche lorsqu’il sert des fins de dénigrement commercial, l’interdiction de l’appel au boycott ciblé2 et la loi sur la diffamation permettent de museler les récalcitrants trop bruyants. On a le droit de dire du mal de n’importe quel parti politique mais, dans la pratique, il est bien plus risqué de s’en prendre à l’Oréal ou à Orange dont le pouvoir est pourtant immense. Parmi les premiers sites à avoir été attaqués devant la justice en France, on en trouve un qui avait eu le tort de détourner le logo de la marque Danone et un autre qui s’en prenait à la RATP. La justice prend souvent le parti de la liberté de l’information, mais au terme de procès longs et coûteux.
Revenons-en aux peurs des journalistes. L’article de Xavier Ternisien est juste médiocre (on ne peut pas être en grande forme tous les jours), il veut nous faire prendre une mauvaise collection de préjugés pour une enquête, ce qui revient d’ailleurs à se rendre coupable du crime de manque de conscience professionnelle dont il accuse les blogueurs.
La déontologie et la méthode ne sont bien sûr qu’un prétexte (sincère) improvisé pour ne pas parler du vrai problème, qui n’est pas le professionalisme, mais bien la profession. Le problème est économique. Journaliste est un métier de passion, bien sûr (en tout cas si j’observe mon grand-père, âgé de nonante-deux ans, et qui aurait pu cesser son activité il y a vingt-cinq ans mais qui persiste à publier un article chaque jour dans Le Parisien : on ne voit pas ça dans toutes les professions), mais c’est aussi un métier tout court et non un passe-temps.
Et voilà que débarquent les blogueurs, qui jouent à l’éditorialiste, au critique, à l’essayiste, sans être pour autant tenus par un employeur ou une fiche de paie. Cela se passe dans une certaine confusion puisque parmi les blogueurs, on peut trouver pèle-mèle des enfants, des adolescents et des adultes, de quasi-analphabètes ou de grands écrivains, des philosophes du dimanche ou des professeurs d’université, des responsables politiques nationaux ou de simples citoyens et même, assez souvent, des journalistes.
Le public suit et l’influence des médias traditionnels (y compris la télévision) chute. Les constructeurs informatiques ou les éditeurs s’aperçoivent qu’il est parfois plus rentable d’envoyer du matériel ou des biens culturels à chroniquer à des blogueurs qu’à des critiques professionnels. D’autant qu’un journaliste ne peut pas (ou en tout cas pas au premier degré) parler d’un gadget high-tech en écrivant « Trop morteeeel ». Or un blogueur même (et peut-être surtout) complètement trépané qui écrit, par peur qu’on cesse de lui envoyer des cadeaux, que le dernier téléphone qu’il a reçu est « Trop morteeeel » est sans doute un meilleur investissement pour le fabricant dudit téléphone que le journaliste consciencieux qui testera toutes les fonctionnalités de l’appareil et le comparera aux modèles concurrents. Il faut dire que ce genre de journaliste consciencieux n’est pas forcément si courant.
Dans le domaine de la bande dessinée, par exemple, on pourrait réécrire le dossier de presse ou la prière d’insérer fournis avec un album rien qu’en lisant trois ou quatre critiques parues dans la presse. On ne compte pas non plus les films que la presse nous vend avant même que les copies soient distribuées.
Vous me voyez venir. La presse paie aujourd’hui pour partie ses propres manquements professionnels car le public n’est pas dupe de ses errances. Errances qui datent, d’ailleurs : la pièce The Staple of News, de Ben Jonson, qui constitue une satire du journaliste sans scrupules, date de 1626 !3
Les blogueurs, de leur côté, offrent à leurs lecteurs et à l’industrie un éventail très étendu de pratiques. Il y a ceux qui ne font que répercuter les idées les plus convenues ; ceux qui s’avèrent benoîtement (et légalement) corruptibles ; et enfin ceux, les plus rares à mon avis (mais pas les moins suivis), qui profitent véritablement de leur liberté éditoriale pour traiter de sujets originaux, ou pour employer une approche originale.
Les choses se compliquent si l’on veut bien considérer que l’immense majorité des blogueurs constitue une armée de travailleurs bénévoles qui donnent leur temps, parfois leur talent, aux sociétés qui hébergent les blogs et qui profitent financièrement de ce contenu en l’utilisant comme produit d’appel pour une diffusion de publicités. Le site le plus visité de France, par exemple, est la plate-forme de blog de la radio Skyrock. Des adolescents (principalement) y publient leurs opinions (généralement assez stéréotypées) et parlent de leurs goûts vestimentaires ou musicaux. Sauf exception, leurs propos n’ont pas d’intérêt particulier, mais ils se lisent les uns les autres, constituent des sous-réseaux (les fans de Britney Spears,…) et engendrent au final un trafic très important. Sur chacune de ces pages, l’hébergeur de leurs blogs diffuse cinq ou six publicités ciblées. La liberté éditoriale de ces blogueurs est conditionnelle car sur chaque page, l’hébergeur propose aux lecteurs de signaler tout contenu douteux.
Tout ça est en fait assez grave à mon avis mais il ne faut le reprocher ni au « blogueur influent » ni au journaliste, mais à leurs lecteurs dont le niveau d’exigence est devenu assez faible. Bien entendu, ce niveau d’exigence est le produit d’une éducation et la presse écrite, mais aussi et surtout la télévision, y ont une grande part.
Le manque de pluralité véritable de l’information, qui découle paradoxalement de la concurrence entre les médias (aucun ne se hasarde à parler d’une guerre africaine dont les autres n’ont pas entendu parler, quand bien même la France y serait engagée) est une des raisons qui fait que le lecteur n’hésite pas à lire la presse gratuite plutôt que celle qui est payante.
Si les journaux veulent retrouver ce qui a justifié leur essor au XIXe et au XXe siècle, il faut qu’ils réapprennent l’originalité. Et les blogueurs, de leur côté, devraient user au maximum de leur liberté de parole (ce qui passe à mon avis forcément par l’hébergement indépendant) et cesser de ne faire que réagir au « buzz » du jour comme je viens d’ailleurs précisément de le faire avec cet article.
- La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui a valeur constitutionnelle dans le droit français, spécifie : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi [↩]
- art. 225-2 du Code Pénal [↩]
- Jean-noël Jeanneney : Une Histoire des médias, Le Seuil, 1996 [↩]
6 Responses to “Les professionnels et les amateurs”
By Hobopok on Mar 9, 2009
A mon avis, ton grand-père mange le pain de jeunes journalistes français qui savent compter jusqu’à quatre-vingt douze.
By Jean-no on Mar 9, 2009
Et il a même un bureau alors qu’officiellement il n’est que pigiste !
By Fred Boot on Mar 10, 2009
J’espère au moins que tu as été payé pour cette chronique ! :)
By Jean-no on Mar 10, 2009
J’espère aussi !
By uju on Mar 24, 2009
pour élargir/actualiser/concrétiser,
un témoignage :
http://www.acrimed.org/article3099.html
By Sven J. Koblischek on Août 23, 2017
Un article très intéressant à moi si on compare la situation des blogeurs entre 2009 et 2017 – on avance!! Le blog est mort, vive le blog.