Slate : goût américain
mars 6th, 2009 Posted in indices, Lecture, Les prosLa version française du magazine Slate (ardoise) était très attendue. Créé en 1996 par Microsoft, le webzine concurrent de Salon.com attire des éditorialistes réputés et fait partie du groupe Washington Post depuis cinq ans. D’un point de vue politique, Slate est censé être « liberal », c’est à dire très à gauche.
La version française a été lancée par des journalistes professionnels : Jean-Marie Colombani (l’ancien président du journal Le Monde), Eric Leser, Éric Le Boucher et Johan Hufnagel. Parmi les éditorialistes réguliers, on compte François Hollande, Jacques Attali, les blogueurs influents Narvic et Versac ou encore le dessinateur Pessin et bien d’autres.
Slate.fr est majoritairement détenu par ses fondateurs mais appartient tout de même à Slate.com à hauteur de 15%. Selon un accord entre les deux supports, des articles de Slate.com sont publiés, après traduction, sur Slate.fr. J’ignore si la réciproque est vraie.
Nous sommes à un tournant historique de l’histoire des médias d’information, qui sont plongés dans un océan d’incertitudes face à l’avenir de leur modèle économique. Aux États-Unis, plusieurs centaines d’éditions locales ou nationales de journaux ont disparu cette année. En France, ce sont Rue89, Backchich.info1 ou le blog juridique de maître Eolas qui font l’évènement tandis que « le journal de référence Le Monde » apparaît à beaucoup, à tort ou à raison, comme un l’organe officiel de communication des pouvoirs et des contre-pouvoirs établis. Et effectivement, si les journalistes s’y expriment en liberté, c’est généralement en se calant sur les préoccupations (l’agenda, comme disent les américains) d’un microcosme politique assez restreint. C’est plus compliqué que ça bien sûr, enfin je l’espère, mais la presse traverse une véritable crise, tout le monde sera d’accord sur ce point, quelle que soit l’analyse que l’on fait des raisons ladite crise.
Dans ce contexte, la naissance d’un nouveau média réputé sérieux est forcément une nouvelle intéressante. J’ai donc mis, sans trop y réfléchir, Slate.fr dans la liste de mes flux rss.
Un peu moins d’un mois plus tard, je ne suis pas très convaincu. Slate interviewe Bernard-Henri Lévy, comme Le Monde, et les sujets religieux sont traités par Henri Tincq ancien de La Croix et du Monde, un bien brave homme qui milite contre les intégristes et qui pense qu’il ne vaut mieux pas trop dire du mal des darwinistes, mais qui n’en n’est pas moins un bigot de première. Pour moi c’est comme si on confiait le droit d’exercer la médecine à quelqu’un sous prétexte qu’il est atteint d’une maladie contagieuse.
Une petite déception pour la partie française, donc, qui aura du mal à se distinguer des médias traditionnels dont elle est l’héritière directe.
En revanche la partie américaine, c’est à dire les articles traduits de l’anglais, est étonnante et intéressante. Très mauvaise, aussi. Chaque fois que je prends quelques minutes pour lire un article, des bouffées d’indignation me submergent.
Trois exemples de gravité diverse :
- Un gamin qui n’avait pas vingt ans à l’époque (Farhad Manjoo) explique que le web de 1995 était ridicule et se demande ce que les gens pouvaient lui trouver (Jurrassic Web).
- Un spécialiste de la période nazie (Ron Rosenbaum) se montre capable de balancer, sous couvert d’antinazisme anachronique, une phrase odieuse telle que : «.La résistance allemande n’a pas été beaucoup plus réelle ou efficace que la résistance française.» (Oscar: ne donnez pas une statuette au «Liseur»).
- Un journaliste opposé à la guerre en Iraq après l’avoir vendu à ses lecteurs le temps qu’elle soit votée (Timothy Noah) s’étonne avec une sincérité désarmante de ce que les musulmans américains n’aient pas massivement soutenu l’organisation Al Qaeda (Les musulmans américains n’ont pas suivi al-Qaida)
Je me suis inscrit à Slate juste pour pouvoir répondre à ces articles. Car sur Slate, pour répondre, il faut avoir créé un compte, comme sur Rue89 ou Libération. Cela me semble d’ailleurs normal pour les sujets d’actualité qui déchaînent les passions et qui attirent les énervés. Ce qui est moins normal, c’est que les commentaires de commentateurs enregistrés ne soient publiés qu’après visa de censure (« modération »).
J’ai posté trois commentaires dont un seul est a été accepté, qui comme par hasard est le seul qui ne contredit pas frontalement l’article. J’expliquais juste aux lecteurs du jeune homme qui découvrait l’Internet de 1995 que ce qui a vraiment modifié Internet, c’est surtout l’extension de son public et les possibilités nouvelles qu’a amené le haut-débit et la connexion permantente.
J’ai envoyé un commentaire à la suite de l’article de Ron Rosenbaum pour signaler qu’il était un peu facile d’être anti-nazi en étant né à New York en 1946 mais que cela ne dispensait pas d’avoir un tout petit peu de respect pour ceux, si petit qu’ait pu être leur nombre (il y a eu plus de résistants après-guerre qu’avant, dit-on… Et alors ?), qui ont risqué ou perdu la vie pour avoir combattu la barbarie.
Ce qui me rappelle que, avec mon frère Jérome (à droite sur la photo), j’ai eu l’honneur d’assister en 2006 à un repas amical de survivants du groupe Résistance (qui éditait notamment le journal du même nom). Chacun a cent histoires incroyables à raconter, incroyables parce qu’ils ne seraient plus là pour les dire sinon. Le monsieur aux cheveux blancs, par exemple, est un fondateur du groupe. Il a été arrêté par la police française au moment de s’embarquer pour Londres où on l’appelait. Il a survécu à un an de déportation au camp de Mauthausen et dans son annexe Ebensee, près de Linz en Autriche. Lorsque son camp a été libéré par les alliés, il avait été amputé d’une phallange à chaque doigt et il ne pesait pas bien lourd.
Sans faire de sentimentalisme, il me semble qu’on n’a pas de leçons à donner à ces gens.
Bref, ce commentaire, rédigé je pense dans un français a priori convenable, ne contenant pas de grossièretés et se conformant en tout point à la charte de Slate.fr en la matière, a malgré tout disparu dans les limbes du web.
Mon troisième et dernier commentaire concernait l’article consacré au terrorisme et qui s’inscrit dans une enquête consacrée à, je cite, l’absence d’attentat d’ampleur aux Etats-Unis depuis 2001 et à l’étonnement que cette absence suscite chez certains. Un des articles de cette série, intitulé Al-Qaida cherche-t-il à dépasser le succès du 11-Septembre?, est illustré par une photographie d’explosion de bombe atomique, arme qui n’a à ma connaissance été utilisé dans un cadre offensif que par les États-Unis. Quand la communication visuelle sert à faire du révisionnisme diffus et confus…
Je faisais remarquer qu’un tel article me semblait extrèmement américain, que nous avions en France nos naïvetés et nos poncifs et qu’il n’était peut-être pas utile d’importer ceux des autres, bien que, à titre documentaire, ça reste intéressant non de comprendre mais au moins de connaître la mentalité qui anime les habitants du nouveau monde. Si un progressiste-pacifiste s’étonne de ce qu’il y ait des gens paisibles parmi le milliard de musulmans qui peuplent cette petite planète, comment pourrions-nous nous indigner de la bêtise des néo-conservateurs bushistes ? Ici, Slate.fr ne fait donc pas d’analyse mais constitue juste un symptôme de l’efficacité de Fox News. L’énumération des entrées de la rubrique « Monde » est assez éloquente : Afghanistan, États-Unis, Gaza, Irak, Israël, Obama, Religion, Terrorisme.
Ce que je trouve vraiment amusant, c’est que les mêmes faits ne me choquent pas en anglais. C’est à dire qu’une même idée change complètement de portée ou de signification selon la langue dans laquelle je la lis, non pour une question linguistique mais uniquement du fait de mon appréciation du contexte dans lequel je rencontre l’article.
Ce commentaire-là n’est pas passé non plus mais il s’est produit un fait intéressant : un des fondateurs de Slate.fr m’a répondu en personne en manifestant son étonnement devant mes critiques, me rappelant que l’Espagne ou la Grande-Bretagne ont connu des attentats après le 11 septembre 2001 mais pas les États-Unis (drôle de parallèle, au passage, puisque l’on peut dire que ces deux pays ont chacun connu un attentat majeur, tout comme les États-Unis, ni plus ni moins). Et au passage, le journaliste patenté m’explique que les relents d’américanitude de Slate.fr ne devraient pas m’étonner, car me dit-il, sur Internet, les américains sont précurseurs. Et de me citer une dizaine d’exemples, dont Wikipédia (qui tient énormément à son internationalisme et qui n’est pas vraiment précurseur), Microsoft (encore moins précurseur, la présence de Microsoft sur Internet s’étant faite à coup d’acquisitions) et puis Dailymotion (qui est une société française). Mouais.
J’ai répondu mais cette fois, sans retour.
Après un mois d’existence, il est difficile de jurer que la version de Slate est un projet bancal, mais pour l’instant je reste sur cette idée. Bancal, et assez inélégant avec ses lecteurs, puisque l’on y censure les commentaires.
Si c’est ça l’avenir de la presse…
- date : le 11 mars 2009, Nicolas Beau, directeur de la rédaction de Backchich.info, interviendra dans le cadre de l’Observatoire des nouveaux médias, à l’École Nationale Supérieure des Arts décoratifs à Paris. [↩]