Le Geek (document, 1983)
août 5th, 2008 Posted in archétype, Lecture, Les prosJ’essaie de trouver les films ou les écrits qui participent à l’élaboration des archétypes de la culture informatique : le nerd, le geek, le whiz kid, le hacker, etc.
Aujourd’hui, deux exemples assez anciens de geeks (ou plus précisément computer geek). Le mot geek designait à l’origine des monstres de foire.
Dans la nouvelle Valentina, de Joseph Delanay et Marc Stiegler, Paul Breckenbridge est un col blanc qui doit résoudre un problème d’utilisation frauduleuse de son ordinateur. Il embauche « Cannonière » Smith, un spécialiste de la sécurité informatique qui est décrit comme un hippie corpulent. Lorsqu’il retourne à son bureau, Breckenbridge constate les dégâts :
Son plan de travail était couvert d’ordures, au sens propre du terme : sacs vides pleins de graisse, tasses en polystyrène à moitié vides, miettes diverses de nourriture, trois ou quatre frites ratatinées, un pot de yaourt aux myrtilles et, gisant sur le téléphone, une paire de chaussettes incroyablement crasseuses et si raides qu’elles semblaient capables de tenir debout toutes seules.
Le nez patricien de Paul était également affairé à trier les données ! Son bureau puait comme un rat mort.
En désespoir de cause, il lança sa mallette sur le canapé, où il restait au moins un peu de place. Sur un coussin trainaient une chemise douteuse et le vieux sac de masque à gaz dont se servait Cannonière pour trimbaler tout son fourbi.
« Bon dieu ! Smith ! Pourquoi ? Pourquoi faut-il que vous soyez un tel porc, et pourquoi justement dans mon bureau ? »
— Faut que j’aie mes aises quand je bosse, et puis j’ai un petit creux de temps en temps. J’ai des besoins corporels comme tout le monde. Par ailleurs je travaille sur votre problème et votre terminal est le meilleur endroit d’où partir.Valentina , Joseph Delanay et Marc Stiegler, 1983
traduction de Jean Bonnefoy, in Demain Les Puces, éd. Présence du Futur, 1986)
Outre son goût pour la junk food et son hygiène problématique, Smith est un joueur et il s’avère obsédé par le pouvoir — il s’occupe du problème de Paul Breckenbridge pour la rémunération qu’il en tire, pour le plaisir de se mesurer à un hacker aussi doué que lui, mais aussi et surtout pour le pouvoir que cela lui confère. Disposant de tous les codes d’accès du réseau, il peut y faire ce qu’il veut, notamment y subtiliser des enregistrements vidéo compromettants. Il fait par ailleurs partie d’un réseau informel mondial, celui des meilleurs informaticiens du monde, qui sont tous à la fois des joueurs, des programmeurs et des hackers. Les jeux informatiques auxquels jouent ces personnes impliquent une grande part de programmation et sont donc réservés à un public choisi.
Si l’on résume le personnage, Cannonière Smith a une échelle de valeurs morales particulière, il ne se sent aucune obligation vis-à-vis de toute personne qui lui est techniquement inférieure et n’admire que ceux qui sont à son niveau. Il n’a pas de famille ni de vie sociale en dehors des rencontres de joueurs.
Dans le récit, Cannonière a un alter-ego féminin, Celeste Hacket. Informaticienne de génie, elle a créé un logiciel devenu conscient de lui-même, Valentina. Contrairement à Cannonière Smith, Celeste se sent très concernée par légalité et la morale. La seule chose qui parvient à lui faire changer d’avis sur ce sujet, c’est tout ce qui concerne la survie et le développement de son programme. La description physique de Celeste est pour le moins cruelle :
Elle n’était le genre de personne. Petite, boulotte, la poitrine plate et une incroyable démarche de canard […] elle faisait vraiment tout pour être moche : une robe en guipure à fleurs vertes et bleues, déjà ; des godasses dignes d’une soldate de l’armée russe, des lunettes à monture dorée tout droit sorties du siècle précédent et un chapeau qui aurait l’air tocard sur un cheval de labour.
Celeste n’a pas de vie sociale, elle est en fait incapable d’en avoir, et c’est une des raisons qui la pousse à tout faire pour protéger sa création, à qui elle s’identifie, car l’une comme l’autre sont seules au monde. Contrairement au cas de Smith, qui n’est pas expliqué, on nous donne ici les possibles raisons de l’inaptitude de Celeste à communiquer avec ses semblables autrement qu’au travers d’un écran. Par ailleurs, ce handicap social est présenté comme la cause du talent de Céleste dans la manipulation des ordinateurs.
Au cours de ses seize premières années, elle avait vécu dans huit pays différents : Tchécoslovaquie, Indonésie, Grèce, Égypte, France, Corée, Bolivie et États-Unis, sans cesse trimbalée clandestinement par son père dans sa quête désespérée d’un foyer pour elle. Elle parlait onze langues humaines ; elle n’en parlait bien aucune. Elle connaissait trente langage informatiques, qu’elle maîtrisait tous couramment. Elle avait des amis dans le monde entier, des gens qu’elle avait connus sur Uni-Réseau, qui la respectaient et l’aimaient aussi longtemps qu’ils ne la rencontraient pas en tête-à-tête. Elle avait des amis humains partout, sauf là où elle se trouvait, où qu’elle se trouvât. Son ordinateur était son univers.
Le personnage de « Cannonière » Smith occupe à présent l’imaginaire collectif tandis que le « savant brouillon » (personnage récurrent depuis Jules Verne, dont la première version informatique est Richard Sumner dans Desk Set en 1957) ou le « fort-en-thème psycho-rigide » (le « nerd ») sont un peu passés de mode. On peut recenser de nombreux personnages similaires à « Cannonière » Smith, généralement des personnages secondaires.
Les femmes sont en revanche souvent mieux traitées que la malheureuse Celeste, on ne se résoud plus à les rendre physiquement repoussantes, notamment au cinéma. Nous reparlerons de ça avec le film The Net, où Sandra Bullock intérprète une « geek » qui mange salement ses pizzas et qui est tellement « no life » qu’elle finit par ne plus pouvoir prouver sa propre existence.
5 Responses to “Le Geek (document, 1983)”
By Legrenier on Août 6, 2008
Merci pour cette trouvaille sympa.
Je la signale sur mon blog et renchéris avec Lisbeth Salander et la Hacker Rep.
legrenier.roumieux.com, Pour une étude problématique de la figure du geek
By Jean-no on Août 6, 2008
Oui j’ai vu ça (ton blog est dans mon flux rss) et j’ai fait un trackback mais je ne sais pas si ton blog prend les trackbacks ni si l’adresse était valide ;-)
J’ai publié mon billet après qu’Etienne Mineur ait publié sur son propre blog un billet célébrant les 25 ans de la figure du geek au cinéma avec le film Wargames
By antoine on Août 7, 2008
Coucou JN.
Ton texte m’a fait penser à cette page moins sérieuse mais assez corrosive.
http://jpoptrash.nihon-fr.com/portraits/portraits.htm
bonne lecture si tu ne connais pas !