Une petite merveille (1958)
février 16th, 2023 Posted in Création automatisée, Lecture
(attention, je raconte l’histoire !)
Thing of Beauty, publié en septembre 1958 dans Galaxy Magazine et trois mois plus tard en français, sous le titre Une belle invention, dans Galaxie, est une nouvelle de Damon Knight1. Dans une seconde traduction française, elle a pris le titre Une petite merveille, que je garde pour cet article.
Gordon Fish, qui semble être un homme d’affaires douteux, reçoit un jour la livraison non sollicitée d’un tas de cartons encombrants. Il est mécontent de cette intrusion, mais les livreurs sont certains de l’adresse : « si vous n’en voulez pas, vous n’avez qu’à le renvoyer ». Les livreurs disparaissent sans que Fish ait signé quoi que ce soit. Les colis contiennent une machine incompréhensible, au nom inconnu, garnie de boutons écrits dans une langue dont Fish n’a jamais entendu parler.
En manipulant l’engin un peu n’importe comment, il obtient un résultat : la machine trace des dessins. Le premier dessin lui semble sans intérêt — il représente un homme en toge avec un taureau —, mais il ne connaît rien à l’art et il se demande si l’œuvre n’a pas une valeur mercantile. Il décide de le montrer à l’employé d’un snack qu’il fréquente, Dave, qui est caissier pour payer ses études en art. Ne voulant pas dévoiler la provenance du dessin, Fish prétend que celui-ci est dû à son neveu. L’étudiant est émerveillé, et explique qu’il a d’abord cru à un dessin de Picasso, dans sa période classique. Il ajoute qu’un dessinateur aussi extraordinaire pourrait concourir pour une commande de fresque dotée de dix mille dollars, mais qu’il faudrait pour cela mettre l’image en couleurs. Fish invente une histoire : son neveu vit dans le Wisconsin, il est blessé à la main, il ne peut pas s’occuper de couleurs. Mais Dave pourrait s’en charger à sa place ?

De retour chez lui, Fish presse les boutons de la machine, qui trace un nouveau dessin, mais il est un peu déçu : le dessin représente une filles avec des fleurs et une vache : cette machine ne saurait donc dessiner que ce genre de choses ? Il finit par comprendre que les dessins changent selon les boutons enfoncés : folk, djur, land, planta, byggnader, Arbete, Kärlek,… À force d’essais il comprend que ces mots signifient « personnes », « animaux », « paysage », « plantes », « immeubles », « travail », « amour »,…
Peu à peu, il lui semble être capable de maîtriser la machine et de savoir dans quel ordre presser les boutons pour obtenir, par exemple, des scènes historiques ou religieuses. Les dessins sont parfois très sages, parfois caricaturaux lorsque l’on presse un bouton nommé överdriva. Sans comprendre le manuel qui accompagne la machine, il continue d’essayer un peu tous les boutons, insistant même sur ceux qui ne semblent rien faire : utplana, torka, avsla. Il aimerait vendre le brevet de cette machine extraordinaire, mais sa tentative de le démonter ne lui apprend rien.
Il écrit au service de recherche de l’Encyclopaedia Britanica pour savoir s’ils connaissent la langue utilisée pour les commandes de la machine et s’il est possible de les lui traduire.

Le temps passe et contre toute attente, le dessin que Fish a soumis à un concours lui rapporte des milliers de dollars, à condition que Dave — à qui Fish raconte que son neveu souffre désormais d’un handicap qui l’empêche de dessiner, de se déplacer, et qu’il souffre d’une timidité maladie — exécute la fresque. Puisque cela semble plus commode ainsi, les deux hommes conviennent que Fish se fera passer pour l’artiste, et utilisera son nom, George Wilmington. Ses dessins obtiennent rapidement du succès, et une femme lui confie même sa nièce comme étudiante, en échange de milliers de dollars. Seulement il doit cacher à absolument tout le monde que son œuvre émane d’une machine à laquelle lui-même ne comprend rien. Il a bien tenté de démonter l’appareil pour en déposer le brevet, mais même en parvenant à en soulever le panneau de protection, il n’y a rien compris.
Lors d’une soirée, il rencontre un physicien à qui il demande s’il lui semble imaginable de créer une machine capable de dessiner. Ce dernier n’y croit pas tellement :
I assume you mean it would originate the drawings, not just put out what was programmed into it. Well, that would mean, in the first place, you’d have to have an incredibly big memory bank. Say if you wanted the machine to draw a horse, it would have to know what a horse looks like from every angle and in every position. Then it would have to select the best one for the purpose out of say ten or twenty billion — and then draw it in proportion with whatever else is in the drawing, and so on. Then for God sake if you wanted beauty too I suppose it would have to consider the relation of every part to every other part, on some kind of esthetic principle. (…) I guess we’ll be staying out of the art business for another century or two.
Tout se passe presque bien, mais la machine semble refuser de se répéter, elle agit comme si elle oubliait peu à peu des motifs. Pour la fresque qu’il devait réaliser, notamment, la machine n’a dessiné qu’un pied. Un pied que tout le monde juge magnifiquement exécuté, mais aussi un peu intriguant, et Fish s’avère incapable de répondre quand les médias l’interrogent sur la signification qu’il donne à cette image de pied.
Un second problème se présente : Mrs Prentice, la tante de son élève, est mécontente de son investissement, car Fish n’a fait à la jeune Norma que des remarques sans intérêt et, du reste, a cessé de venir voir son travail. Mis au défi de réaliser un dessin pour prouver qu’il est bien l’artiste qu’il prétend, Fish s’enferme avec sa machine. Tandis que celle-ci se contente de dessiner un nez et des formes géométriques, Fish découvre la réponse du service de recherche de l’Encyclopaedia Britannica : la langue était du suédois et les mots ont un sens.
Fish comprend qu’à chaque fois qu’il a fait tracer un dessin à la machine, il lui a aussi demander d’effacer le motif de sa mémoire.

Adolescent, j’avais lu cette histoire comme une critique de l’abstraction, mais en la relisant, cette interprétation ne me semble pas évidente. Il est intéressant de se replonger dans ce récit, soixante-cinq ans après sa publication, alors même que Dall-e, Stable diffusion et Midjourney émerveillent le public et inquiète un nombre non-négligeable de créateurs visuels qui craignent à juste titre de voir leurs propres créations intégrées à des outils créés pour se passer d’eux2 ! On notera la pertinence de l’estimation faite par le scientifique qui compte en milliards le nombre d’images que devrait connaître la machine pour pouvoir produire des dessins originaux : c’est bel et bien en milliards que se comptent les images contenues dans les datasets tels que Laion, qui est utilisé par Stable Diffusion ou la future IA dessinatrice de Google, Imagen. En revanche il se trompe en supposant que les technologies se tiendront à l’écart du marché de l’art « pour encore un siècle ou deux ».
Notons pour l’anecdote que le tout premier « plotter » (traceur) commandé informatiquement a précisément été inventé en 1958 par Konrad Zuse, un pionnier allemand de l’informatique. Il s’agit du Graphomat Z64. Je ne saurais dire si Damon Knight en avait entendu parler mais il est probable que non, car cet appareil n’a commencé à se diffuser qu’au cours des années 1960.
- Damon Kninght (1922-2002), est notamment l’auteur de la célébrissime nouvelle To serve man (1951), qui avait été adaptée pour la série The Twilight Zone en 1962 et dont la trame est connue bien au delà du cercle des amateurs de science-fiction. On note que To serve man et Une petite merveille partagent une chute liée à un problème de traduction. [↩]
- Les IAs de génération d’images ne sont pas qu’une menace pour les créateurs, elles peuvent être détournées, elles peuvent être des outils de création,… Mais les illustrateurs qui s’inquiètent n’ont pas forcément tort. J’ai évoqué la question en détail dans le troisième numéro du magazine Illuzine. [↩]