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L’improvisateur de tissus (1871)

novembre 26th, 2022 Posted in Design, Vintage

Le 28 juillet 1871, face à l’Académie d’Amiens, l’ingénieur textile Édouard Gand a présenté ses travaux sur ce que l’on peut considérer comme un des tout premiers exemples — sinon le premier exemple véritable — de design génératif mécanique. Sa conférence a été publiée dans la foulée, et on peut lire l’ouvrage sur Gallica1.

L’auteur commence par dire qu’il avait envisagé d’intituler la première partie de sa conférence Du droit de propager partout la science technologique. Dès sa couverture, le livre signale au lecteur que l’appareil qu’a inventé et que décrit l’auteur n’est pas breveté. Dans le texte il réaffirme que c’est tout à fait volontairement qu’il n’a pas déposé de brevet, voulant juste que la date de sa création soit enregistrée afin d’empêcher quiconque le voudrait de s’arroger le monopole de cette création et que afin les inventions futures qui en découleraient profitent à tout le monde. C’est au fond exactement la philosophie de nos actuelles licences libres2!
Mais ce n’est pas seulement par générosité qu’Édouard Gand renonce à breveter sa machine, c’est aussi parce qu’il jugerait philosophiquement illégitime de le faire, les mathématiques n’appartenant à personne :

« [le tissage étant une] branche toute spéciale des connaissances humaines se fondant sur l’application de principe déterminés, de lois générales nettement définies et pouvant, aussi bien que toutes les autres sciences pratiques, emprunter à l’art de combiner les chiffres, de très curieuses révélations, devait elle-même être considérée comme une science véritable (…) qu’à ce titre elle n’est la propriété exclusive d’aucune nation, d’aucun district, d’aucune ville, et que, conséquemment, nul centre manufacturier n’est autorisé à revendiquer le monopole d’un ensemble de notions longuement et péniblement acquises par le travail persévérant des praticiens de tous les pays. »

Il y a donc peut-être ici l’ambition d’affirmer ingénierie textile comme une science noble, puisque liée aux mathématiques. Le texte expose ensuite de manière pédagogique le fonctionnement des métiers à tisser et ce que sont les différents types de tissage (toile, batavia, sergé, taffetas, satin,…). Il démontre, avec force tableaux de nombres, que ces « armures » (c’est le nom technique) sont réductibles à des progressions arithmétiques.

Dans la représentation des « armures », les carrés noirs montrent les fils de chaîne (la longueur) lorsqu’ils se trouvent au dessus, et les carrés blancs montrent les fils de trame (la largeur) lorsqu’ils passent par dessus les fils de chaîne.

Ma faible connaissance du fonctionnement des métiers à tisser mécaniques et mon manque de familiarité pour le vocabulaire qui leur est associé (mise-en-carte, duites,…) m’empêche de bien comprendre comment le procédé inventé par Édouard Gand est mis en pratique. Je rêverait de voir ce matériel en action — il semble qu’on puisse voir cette machine au Musée des Arts et Métiers.
Je reproduis intégralement les explications qui sont données en légende sous la planche qui montre l’appareil :

Huit gros tubes T en caoutchouc (fig. 1) légèrement tendus sur le long cadre incliné G, sont passés dans des anneaux en cuivre m qui jouent ici le rôle de maillons. Ces tubes simulent les fils delà chaîne. Ils sont attachés à demeure aux barres d d’ qui forment les deux petits côtés du cadre G. Les crayons C représentent la trame dans les figures 1, 2 et 3. 11 suffit de tirer l’un quelconque des petits boulons en ivoire b (fig. 2), et de venir l’emprisonner entre deux broches p (fig. 1) du râteau R, pour : 1° tendre la corde élastique correspondante x, 2° entraîner le maillon soutenu par cette corde, et 3° enfin maintenir soulevé le tube T qui traverse ce maillon, — comme le montre la figure 2. On peut alors introduire facilement à la main un des crayons C ou D (fig. 2 et 4) sous les tubes qu’on aura soulevés ainsi. Ces crayons qui servent de duites, n’exigent point de véhicule, c’est-à dire de navette pour être transportés et placés successivement sous les angles d’ouverture V déterminés dans la chaîne par le soulèvement d’un certain nombre de tubes. Cela simplifie l’opération. D’ailleurs, la rigidité même du bois des crayons contraint les tubes si souples de caoutchouc à proproduire des ondulations très caractéristiques sur et sous les duites passées, et à rendre ainsi très apparent le mode de contexture qu’il s’agit de faire saisir par l’auditoire. Lorsqu’on a inséré un crayon , on dégage les boutons des dents du râteau, et alors les petites cordes élastiques ramènent les maillons et leur tube à leur position de repos initial. Un petit pupitre P, placé dans la partie supérieure de l’appareil, permet de tenir en vue, devant l’opérateur et le public, la carte M sur laquelle, comme je l’expliquerai dans un instant, se trouve indiquée la configuration graphique du tissu qu’on veut exécuter.

Selon l’auteur, le procédé, « basé sur la théorie des nombres premiers et des progressions arithmétiques ascendantes » offre « un nombre infini de combinaisons ». J’imagine que la notion d’infini employée ici est à prendre au sens hyperbolique et non au sens mathématique.
Il explique en tout cas que des permutations permettent d’obtenir des résultats inattendus et intéressants, tout en ne niant pas l’importance de l’expertise des professionnels du domaine, qui seuls peuvent vraiment profiter des créations du Transpositeur, ne serait-ce qu’en les corrigeant : « Parfois aussi il arrive que, parmi toutes les apparitions que donne le Transpositeur, il peut en être quelques-unes qui aient besoin d’une légère retouche de la part du metteur en carte, pour être réalisables sur étoffe ».

Je ne comprends pas totalement le fonctionnement de l’appareil, mais je me demande s’il n’entretient pas une parenté avec les erreurs d’entrelacement des trames vidéo. On dit que les travaux d’Édouard Gand ont rencontré un vif succès lors de l’exposition universelle de 1878 mais j’ignore s’ils ont eu une véritable influence sur l’industrie textile. Auteur d’ouvrages sur le tissage, toujours à l’affût des nouveautés dans le domaine, pédagogue passionné auprès d’un large public à une époque où la transmission du savoir technique relevait plutôt du secret d’atelier, Édouard Gand a été couronné de nombreux honneurs en son temps et donne aujourd’hui son nom à un lycée et à une rue d’Amiens.

Son travail rappelle, s’il le fallait encore, le lien fondamental qui lie la science du métier à tisser et les débuts de l’informatique.

  1. Édouard Gand, Le Transpositeur, ou l’Improvisateur de tissus, Paris éd. Librairie polytechnique J. Baudry, 1871. []
  2. On rappellera que le Daguerréotype, en 1839, a connu un élan généreux semblable : avec l’accord de Daguerre et des héritiers de Niepce, qui ont reçu une pension en compensation, François Arago a, au nom de l’État français, acquis les droits de l’invention de Daguerre afin de les offrir au monde et empêcher qu’ils soient accaparés, permettant le fulgurant développement de la photographie. []
  1. 4 Responses to “L’improvisateur de tissus (1871)”

  2. By Julien B. on Nov 29, 2022

    Le lien avec l’article n’est qu’assez partiel, mais les joies du Fedivers m’ont fait découvrir un remarquable ouvrage, le “Livre de Prières tissé d’après les enluminures des manuscrits du XIVe au XVI siècle”, constitué de 25 pages de soie tissée sur un métier Jacquard grâce à pas moins de 200 000 à 500 000 cartes perforées… Des détails ici : https://www.historyofinformation.com/detail.php?id=1549 et l’exemple d’un autre livre également produit sur un métier Jacquard là : https://www.youtube.com/watch?v=2hk5500VK2k

  3. By Jean-no on Nov 29, 2022

    @julien : top ! En ce moment j’ai soif de comprendre le fonctionnement des métiers à tisser…

  4. By Cédric L. on Jan 9, 2023

    autour du métier Jacquard, vous trouverez aussi des infos concernant Adrian Frutiger (https://www.adverbum.fr/atelier-perrousseaux/adrian-frutiger/une-vie-consacree-a-l-ecriture-typographique_273ff8d398d29b21f778831a25918081.html) qui, page 12 de ce livre (et dans d’autres ouvrages) explique comme sa compréhension du métier à tisser a orienté sa vision de la conception typographique : : : bonnes découvertes à vous

  5. By Jean-no on Jan 9, 2023

    @Cédric : ça fait longtemps que je dois lire ce livre (dont je partage l’éditeur !), vous me donnez une bonne raison !

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