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Retour au monde de demain

novembre 20th, 2022 Posted in Non classé

Arte diffusait le mois dernier une série nommée Le Monde de demain, qui fait la biographie de trois artistes : le dee-jay Dee Nasty, et les deux futurs Suprême NTM, Kool Shen et JoeyStarr1.
Depuis vendredi dernier, cette série a migré sur Netflix, on ne peut donc plus la visionner gratuitement, mais elle y trouvera peut-être un second public.

Dans Le Monde de demain, on voit l’entourage familial, sentimental et amical des protagonistes, on voit le portrait des gens qui ont croisé leur route (Jean-François Bizot, Nina Hagen, Super Nana, ou même, très discrètement cité, le sociologue Georges Lapassade). L’ensemble constitue une reconstitution convaincante de l’émergence de la culture Hip Hop à Paris et en Seine-Saint-Denis au milieu des années 1980, une grande fresque où figurent Solo, Lionel D, DJ S (le troisième NTM), Lady V, Squat, Bando, Chino, les Ladies Night,…
Le résultat m’intéresse d’autant plus que, comme on dit, j’y étais, et qu’il y a quelque chose d’assez troublant à visionner une reconstitution historique de faits auxquels on a assisté et même, modestement, participé.

En 1984, armé de mon appareil « Kodak Instamatic » (et son format 28×28), j’ai pris des photographies des tout premiers graffitis sur les quais de Seine, signés par les « U3 », un groupe constitué de Bad Benny, Shuck D et surtout, Dee Nasty.

La première chose à dire sur Le Monde de demain, c’est que cette mini-série (six épisodes) est extrêmement bien scénarisée et réalisée (par Katell Quillévéré et Hélier Cisterne), y compris en faisant abstraction de son sujet et du rapport à l’exactitude historique. Les personnages sont bien construits, bien interprétés, aussi, il n’y a pas une actrice ou un acteur qui ne fonctionne pas, il n’y a pas de fautes de goût, et jamais de lourdeurs, tout se fait par petites touches : les histoires d’amour (jamais tartignoles, un vrai exploit, il faut dire que les personnages féminins sont particulièrement forts), la drogue (et notamment la lutte de Dee Nasty contre la rechute : rien n’est dit mais même ceux qui ignorent sa biographie le comprendront, je pense), le fossé qui sépare différents environnements familiaux, sociaux, mais aussi le fait qu’ils pouvaient frayer… La structure générale, qui associe chaque époque et chaque épisode à un lieu emblématique (le Trocadéro, la Grange-aux-belles, le terrain vague de la Chapelle, le Globo, Radio Nova et enfin Saint-Denis) fonctionne très naturellement. En bref, Le Monde de demain est une série hautement regardable, et elle a même, à vrai dire, le goût de trop peu.
La question, maintenant, c’est de savoir à quel point ce qui est raconté est exact. Pas exact dans les faits pris précisément — beaucoup de libertés ont été prises2 —, mais dans l’évocation des années 1980.

Les graffitis sont bien reproduits, mais avec des différences dans le format ou la localisation. À gauche, « Criminal Art » dans la sérié. À droite, une photo que j’ai pris à l’époque.

JoeyStarr, qui a été consulté pendant l’écriture du scénario, qui a pu être présent lors du tournage et qui salue l’ampleur du travail effectué, dit pourtant qu’il est déçu du résultat. Malgré son éloquence habituelle, il n’explique pas très précisément la nature de sa déception, il trouve ça « à côté de ce que ce qui se passait vraiment », il dit que « ça ne joue pas sur la bonne note » et se dit finalement qu’on « n’a peut-être pas mandaté les bonnes personnes pour le faire ». Je dois dire que je n’imagine pas ce que ça peut faire de voir sa propre existence racontée par d’autres — et même, comme c’est le cas ici, par des gens qui étaient encore à la crèche à l’époque où commence le récit. Kool Shen, lui, trouve le résultat parfait, impressionnant. J’ignore ce qu’en pense Dee Nasty, qui a participé à la bande son et qui lui aussi a fréquenté le plateau du tournage.

J’ai échangé brièvement avec Dee Nasty à l’époque, à Rennes lors d’un tournage télé, et le souvenir que j’ai de lui est vraiment proche de son incarnation dans la série.

Comme je le disais plus haut, j’ai vécu cette époque. J’ai croisé plusieurs protagonistes du récit, je n’ai connu ni Kool Shen , ni JoeyStarr3, ni Lady V, mais j’ai rencontré Bando, Solo, Dee Nasty, Lionel D, ou encore Jhonygo (qui devient ici JNB et qu’on voit sans son acolyte Destroy Man). C’est vraiment le petit monde du graffiti que j’ai bien connu, je me sentais trop timide pour aller frayer avec les bandes qui dansaient au Trocadéro ou à la Chapelle (j’y allais prendre des photos en semaine, quand il n’y avait personne mais je n’ai jamais assisté aux Free parties de Dee Nasty), je ne savais pas comment me rendre au studio où était enregistrée l’émission H.I.P. H.O.P., et je ne suis allé ni à la Grange-aux-Belles ni au Globo. Mais je suis allé chez Bando, et j’ai même vécu la même scène que les héros de la série, ou à peu près, même endroit, même chambre, même maman qui débarque et se fait rembarrer par son ado aussi bien né que mal-élevé.

Je peux en tout cas me vanter d’être un des rares possesseurs du premier album de rap français, le fameux Paname City Rapping de Dee Nasty. Mieux encore : sur ma version, le titre No Sloopy things n’a pas été rayé — ne l’aimant pas, l’auteur avait manuellement rayé cette piste sur presque tout le pressage !

Ce que je ne perçois pas forcément bien dans la série, c’est la manière dont la culture Hip Hop est arrivée au public Français. Il aurait été possible d’évoquer le New York City Rap Tour de 1982 (que je n’ai vu à l’époque que dans un sujet du journal télévisé mais qui m’avait profondément marqué) ; d’évoquer les indices de l’existence du rap chez les Clash ou dans le funk ; dans certaines scènes du film Flashdance ; ou avec le titre Chacun fait c’qui lui plait… de parler des français « découvreurs » du Hip-Hop à New York (Bernard Zekri, Laurence Touitou4, Sophie Bramly), de ses ambassadeurs passés à Paris (Futura 2000, Afrika Bambaataa, DST, ou encore la chanteuse Beside) de ses premiers enthousiastes venus de la disco ou du Funk, tels que Sidney, mais aussi les futurs chanteurs de variété Phil Barney et François Feldman, et enfin de l’année 1984, qui a vu cette culture débarquer en janvier à la télévision, avec l’émission H.I.P. H.O.P., qui improvisait tout (les Paris City Breakers, par exemple, se sont formés pour l’occasion, et Sidney apprenait à danser et à rapper au fur et à mesure qu’il l’enseignait à ses téléspectateurs), qui a fait entrer la France des banlieues dans le poste… Mais qui après onze mois était devenue pour ceux-là même qu’elle avait éduqués un spectacle mièvre, associé aux « smurf » un peu futile : Break Machine, P.N.Y., ou la publicité Kickers (sortie aussi en disque !). Si le grand public a alors pensé que la mode du Hip Hop avait fait long feu, ceux qui s’y étaient engagés en suivant Sidney rêvaient déjà d’un Hip Hop plus authentique, bientôt « conscient » et « social », un Hip Hop qui s’identifiait au South Bronx, au Ghetto, même si beaucoup de ses premiers et plus actifs animateurs étaient des (parfois grands) bourgeois parisiens — ce qui apparaît d’ailleurs assez clairement dans la série.

Autre graffiti, le Crime Time de Bando sur les quais de Seine. Dans la série (à gauche), les lettres sont nettement plus grandes qu’elles ne l’étaient. Par ailleurs le graffiti reproduit se trouvait sous l’arche d’un pont, ce qui explique que j’aie utilisé le flash et que j’aie manqué de recul. Dans la série, il n’y a que le mot Crime, tandis que je n’ai que la photo du mot Time. On remarque qu’il est daté : 1984, année où il n’y avait pas quinze tagueurs à Paris, et a priori (sauf s’il a eu un autre nom), Kool Shen n’en faisait pas partie.

Évidemment, la série est centrée sur JoeyStarr et Kool Shen, et laisse donc naturellement penser qu’ils étaient déjà installés dans le milieu du Hip Hop à l’époque. À ma connaissance, c’est un peu exagéré, ils ont longtemps été des « b-boys » parmi d’autres, avec tout de même pour caractéristique d’avoir effectivement atteint un bon niveau dans la danse, puis le tag, avant de connaître la carrière que l’on sait dans le rap. Je me souviens en tout cas que le graffiti Crime Time, montré ci-dessus, date de la fin 1984, c’est à dire d’une époque où le groupe de Bando, le Bomb Squad 2, était essentiellement composé de Bando et de Scam, accompagnés de quelques signatures totalement oubliées telles que Graf II, Kez II, TDK et Shaker. Et un peu plus tard Sign, Colt, Boxer, et enfin Mode 2, qui me semble être représenté, mais non nommé, dans la série. Je suis donc à peu près certain que Kool Shen n’a pas participé à cette fresque, que le scénario situe d’ailleurs après le service militaire de JoeyStarr, quatre ans plus tard ! Ceci dit je sais aussi que Kool Shen et JoeyStarr ont eu beaucoup de noms différents et sont effectivement parmi les premiers à avoir tenu une bombe à Paris.
Au passage, je note que Le Monde de Demain montre aussi beaucoup le personnage de Chino mais en fait une sorte de « sidekick » des futurs NTM. Même s’il les a beaucoup fréquentés par la suite, il était au départ a priori plus proche de Solo, venait d’Aubervilliers et non de Saint-Denis, et est un des tout premiers peintres à Paris. Il n’a laissé d’empreinte ni pour son talent de fresquiste ni pour sa productivité en tant que tagueur, mais il est vraiment un des tout premiers, et même un des tout premiers graffiteurs venu des cités de banlieue et non de Paris.

Les graffitis de « Chino » sur les palissades du chantier du grand Louvre, en 1985 je pense.

Les palissades du Louvre font partie des lieux qui auraient pu être évoqués, tout comme les catacombes, ou encore la boutique Ticaret. Il y a une allusion à l’Université Paris 8, où Lady V venait répéter ses pas, mais je trouve dommage que le tournage n’ait pas été fait sur les lieux car le bâtiment de l’époque existe toujours.
Même si on voit des reproductions de leurs graffitis, je suis un peu étonné que les Bad Boys Crew n’apparaissent pas plus dans la série, car ils étaient un peu l’âme des murs du fameux terrain vague de la Chapelle. Pas de place non plus pour Scipion et Lokiss, autres habitués de l’endroit (qui était plus grand qu’il ne semble dans la série), et je remarque une citations un peu anachronique de la Force Alpha(bétique), qui s’appelait en fait Paris City Painters à l’époque. Je me souviens de noms importants comme Doc, Meo, Psyckoze, le beat-boxer Sheek, le breaker Bouda, le duo de rappeurs Nec+Ultra,…
Bon, évidemment, comment faire entrer tout le monde, toute une communauté, dans six heures de programme ? Le travail accompli est déjà époustouflant.

Fred, Sno et moi, avec un mur où on a écrit le nom de notre crew, TZC.
1986 je pense.

Reste le contexte. Il aurait été possible de parler aussi des deux autres formes de graffiti de l’époque. Je pense d’une part au graffiti « traditionnel », qu’on aime bien associer à Mai 1968, qu’il soit revendicatif, politique, humoristique ou poétique (aphorismes), et que le tag a beaucoup remplacé mais qui, ça me semble intéressant d’en être conscient, n’était pas spécialement pourchassé : faire un dessin obscène ou écrire un slogan politique géant le long des voies de chemin de fer (ce que faisaient les groupuscules d’extrême-droite, notamment) ne valait à personne des amendes en dizaines de milliers de francs. D’autre part, l’époque est aussi celle de l’éclosion de ce qui allait devenir le « street art », entre rock/punk et arts plastiques, le graffiti des pochoiristes (Blek le rat, Jeff Aérosol, Miss Tic), de la figuration libre et assimilés (les Frères Ripoulin, VLP, les musulmans fumants, Jérôme Mesnager, Speedy Graffito, Epsylon point,…).

Je suis assez fier de cette photographie, prise en 1985, je pense, mais je ne saurais dire où exactement, sur laquelle figurent des silhouettes dues à trois précurseurs de l’art urbain, Gérard Zlotykamien, Richard Hambleton et Jérôme Mesnager.

Le fait que la série soit consacrée à deux rappeurs fait par ailleurs un peu oublier l’importance de l’électro-funk (on en entend, cependant !) : Herbie Hancock (pour son album Rock It! bien sûr), Newcleus, le Jonzun Crew, Cybotron, Man Parish, Time Zone, Soulsonic Force, etc. Ces artistes, bien loin des thèmes sociaux du rap, inventaient un monde futuriste et fantaisiste, musicalement autant que par l’esthétique des pochettes.
Même centré sur le Hip Hop, tant qu’à faire une peinture de l’époque, il aurait été possible d’y donner une place aux mouvements punk, rasta/ragga, à l’esthétique new wave, au monde du fanzinat (et à une certaine presse alternative : Actuel, Zoulou), à l’explosion du Funk (Prince et Michael Jackson, mais aussi Zapp ou Cameo)…
Le bruit de fond politique (Le Pen, les manifestations étudiantes,…) est bienvenu, mais je suis étonné qu’il n’y ait pas de mention du Sida, préoccupation qui n’a fait que monter pour notre génération lors de cette décennie, ni, à la toute fin, de la chute du mur de Berlin, recouvert de peintures à l’Ouest, événement qui est pourtant mentionné dans la chanson Le Pouvoir, qui se trouve sur le premier album de NTM et dont on entend un extrait à la fin de leur premier clip Le Monde de Demain :

L’année du changement, quatre-vingt-dix
Mille neuf cent quatre-vingt-neuf en a été l’esquisse
Oui, car le bloc de l’Est a explosé sous la pression
De sa jeunesse qui bouge, qui lutte, qui combat l’oppression
Le peuple en action voilà la solution

NTM, Le Pouvoir (1990)

Juste pour pinailler, je pointerais des tournures de phrases et une manière de parler un peu trop contemporaines (« relou », « sérieux !? ») — mais peut-être faut-il cela pour que le spectateur actuel se sente concerné —, et je suppute des raccourcis quant à la chronologie de l’Histoire des NTM en tant que musiciens. Ils ont l’air d’entrer dans un studio pour enregistrer leur album presque par hasard, alors qu’ils s’étaient déjà fait remarquer pour Je Rap sur la compilation Rapattitude5. Enfin bon, je ne suis pas historien de ce groupe. De même, Bando semble découvrir l’existence du terrain vague de la Chapelle grâce à un flyer de Dee Nasty, mais ce n’est pas comme ça que ça s’est passé, c’est parce qu’il y avait d’incroyables murs signés par Bando (et Saho, Skki, JayOne, Lokiss et Scipion) que le lieu est devenu ce qu’il a été.

Quoi qu’il en soit, cette série est une grande réussite. Je ne dirais pas qu’en la regardant je me sens revenu en 1985, non, mais sans doute est-ce impossible autrement qu’avec des images d’époque.

  1. Kool Shen et JoeyStarr avaient déjà fait l’objet l’an passé d’un biopic au ton apparemment différent, Suprêmes, que je n’ai pas encore vu. []
  2. La mère de Kool Shen n’était pas banquière mais prof d’anglais ; Dee Nasty a eu une carrière de galérien mais il avait malgré tout fait beaucoup plus de radios ou d’enregistrements (comme producteur notamment) que ne le laisse penser la série, et il a participé de manière très remarquée à des compétitions nationales et internationales ; j’imagine (du reste c’est précisé en introduction) que de nombreux points de ce genre sont simplifiés ou réinventés. []
  3. Pour être parfaitement exact, si je n’ai jamais échangé un mot avec lui, j’ai vu JoeyStarr une fois, en train de faire des photocopies à l’intérieur de mon université, à un jet de pierre de la cité où a grandi Didier Morville. Les NTM avaient déjà sorti son premier album, Authentik. Par ailleurs, j’ai peint avec un membre des NTM, KayOne. []
  4. Dans le quatrième épisode de la série, les héros se retrouvent dans une soirée parisienne où une femme non nommée photographie JoeyStarr. Je me demande s’il ne s’agit pas d’une allusion à Laurence « Afrika Loukoum » Touitou. []
  5. Il est d’ailleurs fait allusion à Rappatitude lors de la conversations avec Nina Hagen. []
  1. 2 Responses to “Retour au monde de demain”

  2. By scotchpenicillin on Nov 22, 2022

    A priori, il y a des questions de budget qui expliquent l’absence de certains noms dans la série (cf. https://www.abcdrduson.com/interviews/serie-le-monde-de-demain/).

  3. By Jean-no on Nov 24, 2022

    @scotchpenicillin : merci, interview très intéressante pour comprendre les coulisses. Je comprends mieux pourquoi, malgré la précision de l’ensemble, il y avait des manques évidents… Budget lié aux droits d’auteur dans le cas des artistes, mais aussi possibilité de procès en diffamation : il était plus prudent d’être sûr que tous les protagonistes soient partants.

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