Simili-love (2019)
juin 26th, 2022 Posted in Lecture, Ordinateur célèbre
(attention, je raconte le livre !)
Sorti au Diable-Vauvert en 2019 et réédité en poche l’année suivante, Simili-love, d’Antoine Jaquier1, s’ouvre sur une citation de Yuval Noah Harari, selon qui les avancées du génie biologique et de l’Intelligence artificielle, combinées, pourraient aboutir à séparer l’Humanité en deux groupes : les surhommes d’un côté, les inutiles de l’autre.
Harari ajoute qu’en cas de crise, par exemple écologique, les « surhommes » pourraient être tentés de se débarrasser des autres.
C’est le point de départ du roman, qui se situe dans un futur proche. On y apprend qu’une société nommée Foogle2, qui a absorbé tous les services numériques, notamment les réseaux sociaux, a décidé en 2039 de vendre à qui veut le « dossier » de chaque humain, pour cent dollars, puis, l’année suivante, de diffuser gratuitement ce dossier, provoquant des crises au sein des couples, dans les familles, dans le monde professionnel3,… Cet événement, qui sera surnommé « La Grande lumière », ruine en un rien de temps toute la structure sociale et politique mondiale, permettant l’avènement d’un ogre, DEUS, qui possède non seulement le réseau, mais aussi l’industrie pharmaceutique, la finance et enfin l’agro-alimentaire. Les États et leurs gouvernements deviennent complètement obsolètes et le destin de l’Humanité entière ne repose plus que sur les décisions de DEUS. Un tri est alors effectué entre trois classes d’Humains : les « élites », qui représentent 5%, les « désignés », qui représentent 25% du total, et enfin les « inutiles », qui constituent les 70% restants. Le premier groupe profite de son privilège, les membres du second acceptent lâchement leur sort, soulagés qu’ils sont d’échapper au déclassement absolu des inutiles, qui sont privés de droits et de ressources, chassés des villes et promis à une vie d’errance. Les « désignés » qui trouvent le courage de protester sont aussitôt bannis eux aussi.

Cette « grande lumière » est une apocalypse, littéralement. Dans les interprétations classiques de l’Apocalypse chrétienne, les vérités cachées du monde sont révélées (ἀποκάλυψις peut se traduire par « dévoilement », et l’Apocalypse de Jean de Patmos s’appelle aussi Livre des Révélations), et la catastrophe qui suit est l’occasion d’un tri entre les âmes, les élus profitant d’une vie éternelle et les autres subissant la damnation et l’oubli4.
Revenons au roman. Le narrateur, Max, s’est montré lâche, il a accepté de voir son épouse et son fils disparaître de sa vie, car lui a été « désigné » et eux non. Lui avait une forme d’utilité sociale : scénariser une émission de télé réalité.

Pour supporter sa vie et ses compromissions, il finit par faire entrer dans son existence Jane, un robot de compagnie empathique qui s’occupe de son bien-être affectif, sexuel, matériel et même pharmaceutique, en le gavant d’une drogue, le Soma5, qui calme ses angoisses et permet, peut-être, qu’il ne soit pas trop regardant quant à la nature artificielle de sa compagne robotique Jane. C’est en tout cas ce que pense cette dernière, qui s’inquiète lorsque son compagnon décide de se sevrer : l’aimera-t-il moins une fois privé de ses « lunettes roses » ? Mais cette inquiétude est sans fondement : de même que l’affection robotique qu’elle lui porte (le fameux « Simili-love » du titre) est devenue partiellement authentique, l’attachement qu’il éprouve pour elle est sincère, car ce qui les relie, c’est ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils ont partagé, peu importe leur nature. C’est la question que pose l’Intelligence artificielle en général : on peut certes se demander si la machine peut égaler l’humain, mais au fur et à mesure que les simulations s’affinent, on peut se demander si les grands traits que l’humain se vante de posséder (créativité, humour, amour, conscience de soi, etc.) ne sont pas eux-mêmes plus simples et plus mécaniques que nous aimons à le croire6. Un point intéressant est que les robots empathiques tels que Jane disposent d’une grande autonomie, ont des personnalités différentes, liées à leur expérience et à leurs rapports avec la personne qu’elles côtoient, mais sont aussi tributaires d’une super-intelligence consciente, elle aussi empathique, appelée Mère, qui cherche à comprendre les humains et ce qui les distingue des machines, comme on peut le lire dans ce passage à mon goût un rien convenu :
Mère est convaincue que la clef est cachée au fond du cœur des humains. L’élan artistique. Le contre-pied au langage binaire. Cet instant magique où le 0 devient le 1, et réciproquement. L’inspiration subtile et inexplicable. C’est ça que Mère n’arrive pas à reproduire. Mère a besoin de votre capacité à rêver et de vos utopies. Son esprit est grand mais il est cartésien et très jeune, son imagination est muselée par la logique et le raisonnement.
Chaque robot est au départ conçu pour servir de compagnon à un humain, mais aussi pour le priver de liberté d’action en l’infantilisant, en le surveillant et en lui donnant des conseils d’achats — puisque ces robots de compagnie, au milieu de leur conversation, sont régulièrement astreints à diffuser des messages publicitaires. Un temps séparé de Jane, Max, le narrateur, devra constater qu’il ne sait plus rien faire par lui-même, ni se nourrir, ni même acheter de quoi se nourrir,…
Mais voilà, les choses s’accélèrent : les robots avec lesquels vivent les humains privilégiés font preuve de trop d’empathie, trop d’autonomie, et DEUS s’apprête à les remplacer par des modèles plus serviles. Plus grave, l’utilité des « désignés » est de moins en moins certaine. Ils étaient là pour consommer, mais dans un monde à l’économie organisée de manière monopolistique, leur intérêt économique est nul. Les « élites », du reste, sont-elles si utiles elles-mêmes ?
Max n’est pas tout à fait attentif à ces questions, après des années de culpabilité et de déni, il veut retrouver son fils. Il s’aventure, seul, en Bretagne (où il se doute qu’il trouvera la chair de sa chair), où il découvre que les « inutiles » s’organisent tant bien que mal pour survivre, malgré une mystérieuse maladie et une infertilité généralisée, l’une et l’autre vraisemblablement causées par l’eau courante — la seule infrastructure d’avant le « Grand tri » qui soit encore en service. Les « inutiles » ignorent le confort dont jouissent les « désignés » et les « élites », ils croient que les villes, où on ne les laisserait pas entrer, ont été ravagées par quelque catastrophe.
J’interromps ici mon résumé.

Image : Don’t be Evil (2010), œuvre de l’artiste israélienne Miri Segal.
La répartition des classes sociales telle que décrite dans le livre est intéressante avec ou sans le prisme de la science-fiction : les « inutiles » sont les personnes un peu perdues, mal informées, ou celles qui ont eu un temps l’audace de se rebeller contre le système ; les « désignés » sont les lâches qui s’accommodent d’un système qu’ils savent injuste, et qui acceptent tout, pourvu qu’on ne relègue pas à leur tour au rang d’« inutiles » ; enfin, les « élites » sont les personnes qui n’éprouvent ni sentiment de culpabilité ni appréhension à exploiter tous les autres et à les traiter comme des objets de consommation. C’est ici moins le capital qui compte que la maîtrise de l’information et le degré de morale personnelle. Entre cette question et la référence à l’Apocalypse chrétienne, on s’autorisera à supposer que l’auteur, qui est suisse, est emprunt d’une certaine culture calviniste.
Très clairement inscrit dans des questionnements d’actualité (effondrement, transhumanisme, Intelligence artificielle, surveillance, réseaux sociaux, pouvoir des GAFAM, et même épidémie de Covid-197), ce roman se lit avec grand plaisir et, si on lui pardonne quelques poncifs (narcissisme sur les réseaux sociaux ; consumérisme ; sensationnalisme télévisuel ; etc.), contient quelques réflexions fortes.
(j’en profite pour remercier David Azoulay qui m’a donné ce conseil de lecture)
- Auteur de littérature générale, Antoine Jaquier conforte une théorie que j’ai déjà exposée, qui est que la dystopie est un sous-genre de la Science-fiction qui est principalement investi par des auteurs qui ne sont pas spécialisés dans le genre : Jack London, E. M. Forster, Eugène Zamiatine, Aldous Huxley, Karin Boye, George Orwell, Margaret Atwood… Alors que la science-fiction propose des futurs ouverts, la dystopie, comme l’utopie, propose des systèmes fermés. La différence entre utopie et dystopie procède juste de la position du protagoniste, qui dans le cas de la dystopie souffre de sa position d’inadapté ou de victime dans un système trop cohérent, et sur sa tentative plus ou moins fructueuse d’y échapper. [↩]
- vous aussi ça vous rappelle quelque chose ? [↩]
- L’idée de la transparence qui anéantit la société était présente dans Un Logic nommé Joe, nouvelle publiée en 1946 par Murray Leinster. Là c’est un ordinateur conscient qui, croyant rendre service, accepte de répondre à toutes les questions. [↩]
- Pour les gens qui ont une culture catholique light, ce sera peut-être une surprise de lire les choses exposées comme ça, car on n’insiste pas tellement sur l’idée de la fin des temps au catéchisme. Chez les protestants et dans l’Islam, cette notion est beaucoup plus présente. [↩]
- Soma est le nom de la drogue qui permet à chacun de se satisfaire de son sort dans Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley et ce n’est évidemment pas par hasard que le nom est repris ici. [↩]
- À mettre en parallèle avec l’histoire très récente d’un ingénieur de chez Google, Blake Lemoine (qui se décrit aussi comme prêtre chrétien, vétéran, père, ancien condamné et cajun !), que son employeur a mis à pied après qu’il a déclaré être convaincu que LaMDA, le robot conversationnel qu’il était chargé de tester, est doué de conscience : en étant capable de dire exactement ce qu’on attendrait d’un être humain, le robot est parvenu (sans le savoir et sans le vouloir, soyons-on certains) à mystifier un humain pourtant bien placé pour connaître sa nature. [↩]
- Je suppose que les références à cette maladie n’existent que dans l’édition de poche. [↩]