Disparaître (1)
janvier 30th, 2009 Posted in Mémoire, PartiLe film Virtual Obsession, dont nous parlions récemment, n’aborde pas le sujet de manière très heureuse, mais en moins de vingt ans d’existence1, le web nous amène à nous poser d’une manière neuve la question de la mort. Je le sais, dire qu’il y a du neuf dans le trépas peut sembler un peu exagéré de prime abord. Pourtant, il me semble que c’est bien le cas et je crois que nous sommes loin de pouvoir en prendre toute la mesure.
Quelques heures avant de prendre le train pour le festival d’Angoulême, une histoire me revient en mémoire. L’histoire de François Jacques.
François Jacques, traducteur de mangas et fondateur d’un fanzine pionnier consacré au sujet, l’Effet Ripobe, a ouvert un site chez Free il y a des années.
En décembre 2001, il y a placé cette carte de vœux plutôt étrange, un peu morbide, qui montre un enfant paisiblement allongé sur ce qui ressemble à une table de montage ou à une table d’opération (l’absence d’outils ou d’instruments nous empêche d’en juger).
Le personnage allongé, c’est le robot Astro (Atomu/Astro Boy) de Tezuka Osamu. Il s’agit vraisemblablement de la photo d’une mise en scène en volume (musée Tezuka ?).
Dans le récit d’origine, ce robot est le sosie du fils décédé du docteur Tenma, un grand scientifique. Créé pour pallier à la disparition de l’enfant, le petit Astro s’avèrera décevant pour son créateur, puisqu’il n’est pas un enfant mais bien un robot, incapable de grandir et de devenir un homme, figé pour l’éternité. Rejeté par celui qui l’avait créé, le petit robot devient un super-héros plein de bonne humeur…2
J’ai connu François Jacques sur un forum dédié à la bande dessinée, fr.rec.arts.bd, en 1998.
Quatre ans plus tard, quelques semaines après l’envoi de cette carte de vœux, à la veille de l’ouverture du festival d’Angoulême justement, on apprenait que Ripobe-San était mort à trente-cinq ans au cours d’une opération. C’est mon premier mort d’Internet3, car même si je ne l’ai jamais rencontré physiquement, je peux dire que je l’ai bien connu, pour avoir eu de nombreuses discussions animées avec lui.
Les participants aux forums que fréquentait François Jacques ont été plutôt choqués par la nouvelle et un site a même été créé en son honneur. Sept ans plus tard, ce site existe toujours. Je doute qu’il ait connu beaucoup de modifications récemment. On y trouve quelques liens, quelques témoignages, une photo. Quelqu’un s’occupe apparemment de conserver l’hébergement et le nom de domaine.
Le site qui se trouve sur le serveur de Free et sur lequel se trouve la carte de vœux de 2002 existe toujours lui aussi et, eu égard à la politique de Free, existera sans doute encore très longtemps.
Ce n’est pas tout. Les milliers de contributions de François Jacques à divers forums continuent d’exister sur Internet. On peut retrouver chaque discussion à laquelle il a participé. Puisqu’il s’agit de systèmes de discussion asynchrones et publiques, on peut même toujours lui répondre. On me dira que l’on peut bien accéder à de nombreuses correspondances du passé et qu’il n’y a là aucune différence. C’est vrai, bien sûr, mais en même temps à aucun moment de l’histoire on n’aura pu accéder à une telle masse d’archives relatives à des gens comme vous et moi, c’est à dire des gens dont la correspondance n’a pas forcément vocation à être étudiée ou éditée.
Cette histoire se déroule à une époque assez primitive du web français, une époque où tout se passait de manière assez artisanale et où chacun de nous n’était connecté que depuis quelques années. Aujourd’hui, les plate-formes de blog, les réseaux sociaux personnels ou professionnels font que nous laissons derrière nous une masse incroyable de traces de notre existence. Récemment, le journal Le Tigre a publié un article de Raphaël Meltz qui s’était amusé à choisir un internaute au hasard et à enquêter sur lui en utilisant Facebook, FlickR et autres : date de naissance, noms et photos de proches, parcours professionnel,… Le plus édifiant dans cette histoire est sans doute l’emballement qui a suivi dans les médias nationaux qui subitement semblaient découvrir la relative confusion qui existe entre espace public de espace privé sur Internet. Pourtant, la plupart d’entre nous maîtrise relativement bien la quantité de données personnelles qui trainent sur le réseau. On ne s’inscrit pas à « copains d’avant », « myspace » ou « linkedin » pour se cacher et on ne s’exprime pas sur des forums en son nom pour que ça ne se sache pas. Beaucoup découvrent tout de même à leur dépens qu’il est difficile de revenir en arrière : Facebook, par exemple, conserve toutes les données qui y sont entrées même lorsque leurs auteurs pensent les avoir effacées.
Ce que le réseau change à notre rapport à la mort reste cependant à l’état de potentiel. Je pense que dans un avenir proche, une personne décédée conservera sur Internet une capacité à agir sur le monde sans précédent. À répondre à des questions par exemple, à envoyer des e-mails, à effectuer des transactions financières, à accumuler des connaissances et à les traiter. Pour des gens qui vivent une grande partie de leur vie sociale ou professionnelle sur le réseau, les serveurs peuvent constituer des exécuteurs testamentaires hors-pair et infaillibles (à suivre).
- Internet est né à la fin des années 1960, mais le web est bien plus récent, il est né en 1990 et le public y a accès depuis 1992. [↩]
- Un film en 3D est sur le point de sortir avec Astro Boy comme héros. Les fans s’inquiètent car il semble que les producteurs, américains, aient eu l’idée saugrenue d’habiller Astro, son torse découvert étant choquant pour eux… [↩]
- En fait, ce n’est pas mon premier contact avec la mort sur Internet, car en janvier 1997, j’avais appris (toujours sur le même forum) le décès d’André Franquin, des heures avant qu’il ne soit annoncé dans les médias. Le fait de connaître la nouvelle sur le réseau avant qu’elle soit annoncée ailleurs m’avait beaucoup étonné. [↩]
One Response to “Disparaître (1)”
By antoine bablin on Jan 30, 2009
Internet est une forme de moyen-age, avec les pirates décrits dans un article précédent, les saints nommés ici, les moines qui font du code, et une sainte inquisition absurde qui prend le pouvoir en ce moment. Au point qu’on pourrai se faire un remake cyberpunk du Nom de la rose.
Je te parlai de cimetière numérique dernierement, j’étais sérieu ! ce qui reste de rhizome est une forme de mort.
J’ai une certaine nostalgie du web 0.5 en lisant ta ‘notule’;)Le simple HTML me manque.
J’ai toujours ce plaisir ammusé de trouver une page web de 10 ans d’age.