Le tatouage, le hasard, le cinéma New Hollywood et le droit d’auteur
mai 19th, 2016 Posted in Bande dessinéeLes quatre nouveaux titres de La Petite Bédéthèque des savoirs sortent cette semaine et j’ai eu le plaisir de les découvrir en avant-première.
Le premier que j’ai lu est Le Tatouage, par Jérôme Pierrat et Alfred. En voyant exposées les (très grandes) planches originales d’Alfred, je m’étais un peu inquiété pour la version réduite, mais c’était à tort, le résultat est parfaitement lisible. Comme c’était le cas de Les Requins (Bernard Séret/Julien Solé), Le Tatouage respecte parfaitement le contrat de la collection : une fois le livre refermé, on n’ignore plus rien du sujet. Et comme avec les Requins, j’ai été surpris de découvrir que le thème est plus riche et plus intéressant que je ne l’imaginais. Je peux résumer le livre d’une manière que j’espère intrigante en disant que la pratique du tatouage se perd dans la nuit des temps, mais qu’elle a, dans le même temps, une histoire extrêmement récente.
Le droit d’auteur (Emmanuel Pierrat/Fabrice Neaud) est aussi un exposé complet sur son sujet. Le droit d’auteur est une question juridique sophistiquée, tributaire d’une histoire complexe, ce dont le livre en rend bien compte.
Fabrice Neaud utilise le dessin pour établir un dialogue souvent amusant avec un texte factuel qu’il aide à rendre intelligible et moins austère, à grand renfort de clins d’œils à l’histoire culturelle. M’intéressant moi-même au sujet, je reste un peu sur ma faim quant à la question cruciale de l’application des lois et des accords internationaux dans le monde réel. Je pense notamment aux polémiques sur l’efficacité de telle ou telle disposition de défense du droit d’auteur, aux utilisations abusives du copyright (par exemple à fins de censure idéologique) ou à l’activité réelle de telle ou telle société d’ayant-droits. Un abondant nombre de cas, et notamment de procès emblématiques, est toutefois cité.
J’attendais avec impatience Le Hasard, par l’excellent Étienne Lécroart — l’auteur qui a à mon goût le plus talentueusement porté l’Oubapo, c’est à dire la version « bande dessinée » de l’Oulipo — et par le non moins excellent Ivar Ekeland.
J’ai d’ailleurs une anecdote à raconter au sujet de ce livre. La page 10 montre un arbre des aléas (et notamment des rencontres) qui ont mené à la naissance du livre. On peut bien entendu en augmenter chaque branche, mais il y en a une que je connais, car j’ai le plaisir d’y avoir modestement ma part. Il y est dit que c’est en regardant une vidéo que le directeur de la collection, David Vandermeulen, s’est intéressé au travail d’Ivar Ekeland. Mais c’est une simplification, car avant de visionner cette vidéo, il a fallu que David la trouve, et c’est là où j’interviens, je pense. David cherchait à l’époque un mathématicien de haut niveau pour le conseiller sur un dialogue du tome 3 de sa série Fritz Haber, il m’a demandé, un peu au hasard je pense, si j’avais une idée, et je lui avais suggéré le nom d’Ivar Ekeland, que je ne connaissais que comme lecteur pour son excellent essai Au Hasard. Quelques années plus tôt, dans le train Amiens-Paris, ce livre m’avait été conseillé par un collègue de l’époque, le musicien Ramuntcho Matta.
Nous n’étions jamais présents à Amiens le même jour, et donc nous ne prenions pas le train ensemble, mais cette fois-là, si ma mémoire est bonne, nous sortions d’une réunion — la dernière je pense, car peu après, comme une douzaine de mes collègues, j’étais viré dans des conditions que j’ai raconté ici l’an dernier. Ce jour-là, en tout cas, si Ramuntcho n’avait pas parlé du livre d’Ivar Ekeland avec enthousiasme, si le sujet ne m’avait pas intrigué, si j’avais oublié le titre et le nom de l’auteur1, si je n’avais pas eu l’idée, sept ou huit ans plus tard, de le signaler à David Vandermeulen, eh bien Le Hasard n’existerait pas, ou bien aurait d’autres auteurs et serait bien différent. Bien entendu, mille et un autres petits événements dont j’ignore tout ont conduit aussi à l’existence de cette bande dessinée.
Il y a deux semaines, par une amusante coïncidence, Ramuntcho Matta est venu intervenir à l’école d’art du Havre dans le cadre du Master de création littéraire. Je ne l’avais pas vu depuis bientôt quinze ans. À cette occasion, je lui ai appris qu’un livre en instance de parution existait en partie grâce à lui.
L’univers est plein de surprises, de hasards et d’imprévu. Mais ce qui n’est pas une surprise avec ce livre, c’est qu’il est tout à fait excellent. Parfaitement lisible par les profanes, il a en fait le goût de trop peu, et j’espère que les deux auteurs vont prolonger leur collaboration avec d’autres sujets mathématiques. J’ajoute que la couverture est visuellement et conceptuellement très réussie, très futée, avec sa déesse Fortuna aux yeux bandés dont les ailes de papillon sont un attracteur de Lorenz dessiné sur un tableau noir.
Je ne peux en revanche pas dire que je me sentais très attiré par la couverture2 du Nouvel Hollywood, par Jean-Baptiste Thoret et Brüno, même si les planches exposées au Salon du livre il y a deux mois donnaient plutôt envie. Ce livre restera ma vraie bonne surprise de cette livraison, car il m’a permis de comprendre tout un pan de l’histoire du cinéma, de la fin des années 1960 au début des années 1980, voire à aujourd’hui. Il s’agit d’un livre d’histoire, mais aussi d’un essai, presque d’un pamphlet, qui tente de manière convaincante de donner un sens à une véritable révolution du cinéma autant qu’au mouvement de retour à l’ordre qui a suivi. J’avais bien remarqué les particularités du cinéma d’une certaine époque — qui se trouve être mon enfance —, et j’ai toujours été frappé par la différence entre ce cinéma et ses suites ou ses remakes : happy-ends forcés (Rollerball, Stepford wives, I am legend,…), questions de couple moralisées, héroïsme forcément victorieux à la fin, promotion d’un certain ordre social3…
Thoret lie les changements thématiques à des choix purement cinématographiques, plastiques, et si il faut désormais que je revoie plusieurs films pour vérifier ce qui est raconté, l’exposé est très convaincant. Le livre, bien sûr, donne envie de revoir des films ou de voir ceux que l’on ne connaît pas déjà.
Le dessin de Brüno et son choix d’un traitement bichrome parviennent très bien à évoquer le cinéma et ses icônes. Vraiment un excellent livre, donc.
Chaque ouvrage de la collection se trouve en librairie pour dix euros seulement. Ces quatre-là sortent demain.
- Je ne note jamais les noms des livres que l’on me conseille, me disant que simon cerveau fait l’effort de les mémoriser, alors c’est qu’ils méritent d’être achetés — j’ai souvent l’occasion de regretter ce principe mais il m’évite d’acheter trop de livres. [↩]
- Pour une raison que je ne saurais expliquer, je me sens toujours dérangé par les images qui contiennent des personnages dessinés à plusieurs échelles, ce qui est le cas ici. [↩]
- Le livre n’en parle pas du tout mais j’ajouterais, comme grand changement, l’emploi de stéréotypes jusque dans la morphologie des acteurs — au début des années 1980 on pouffait en voyant le physique de Sylvester Stallone et Arnold Schwarzenegger, mais désormais, ils nous semblent assez banals et même les acteurs qui interprètent des maigrichons ont des bras gros comme des cuisses et des muscles abdominaux saillants et contractés en permanence comme ceux des figures constipées d’Arno Breker, le sculpteur nazi. [↩]
One Response to “Le tatouage, le hasard, le cinéma New Hollywood et le droit d’auteur”
By Christine on Mai 25, 2016
Merci pour ce conseil de lecture. Je viens de finir le hasard : belle découverte.