La bande dessinée pour apprendre et comprendre
mars 2nd, 2016 Posted in Non classéDe nombreux médias ont remarqué que la bande dessinée « instructive »1 était une tendance forte en 2016, entre les périodiques Groom et Topo, les collections Sociorama et petite bédéthèque des savoirs, et la parution annoncée d’un certain nombre d’albums qui entendent expliquer des sujets scientifiques, tel que (pour parler d’une parution imminente), Le Mystère du monde quantique, par Thibault Lamour et Mathieu Burniat.
Tout cela n’a rien de si nouveau, puisque l’inventeur et premier théoricien de la bande dessinée, le genevois Rodolphe Töpffer, qui était d’ailleurs pédagogue de profession, voyait à la littérature en estampes un bel avenir en tant qu’outil éducatif :
Le programme en question [lune éducation morale des Français par l’estampe] considère et avec raison que la principale littérature du petit peuple ce sont les estampes, dont le langage clair, intelligible pour tous, a une action directe sur les imaginations et tout particulièrement sur celles qui sont neuves, point encore blasées par l’habitude des jouissances ou des émotions qui dérivent des ouvrages de l’art.
Tiré de : Réflexions à propos d’un programme, in Bibliothèque universelle de Genève, janvier 1836).
En introduction à cet essai, Töpffer opposait le roman, qui à son avis tend un miroir délétère à la société, aux Beaux-arts — aux arts visuels, si je comprends —, qui produisent aussi un portrait de la société, mais, à en croire Töpffer, un portrait objectif et sain, du moins pour les gens qui n’ont pas une trop grande culture de l’image. Je trouve cette dernière idée (le fait que l’image soit objective pour ceux qui la connaissent mal) inattendue et plutôt intéressante. Le texte précède de trois ans la naissance officielle de la photographie, qui allait bouleverser l’histoire de la représentation visuelle et donner à ce genre de réflexion un caractère naïf, tandis que le roman moderne, qui a eu au XIXe siècle l’importance qu’auront le cinéma et la télévision au siècle suivant, c’est pour nous devenu un objet sinon banal, du moins normal : nous n’avons plus peur que les fondements de la société s’écroulent par la faute d’une George Sand, d’un Victor Hugo ou d’un Eugène Süe.
La grande référence utilisée par Töpffer dans l’article est le peintre et graveur William Hogarth. L’éducation dont il est question est donc l’édification morale, l’apprentissage de la bonne conduite, et non l’acquisition de connaissances.
On voit en tout cas qu’il y a cent quatre vingt ans, on trouvait déjà évident de dire que ce qui est exprimé par l’images est plus accessible au grand nombre, et notamment, aux gens sans instruction — le petit peuple, comme Töpffer l’appelle. Entre temps, l’iconologie et la sémiologie ont largement démontré que l’image était un objet complexe, et peut-être d’autant plus complexe, il est vrai, que nous sommes convaincus de sa simplicité, de son caractère évident. Il suffit pourtant de vouloir soi-même mettre des idées en images pour comprendre la fausseté du séduisant adage qui affirme qu’« un bon dessin vaut mieux qu’un grand discours » : l’image, le texte, la parole orale, les gestes, les mimiques, transmettent plus ou moins bien des informations différentes (dont on peut désormais mesurer qu’ils activent des zones du cerveau différentes), et réclament des talents différents. Certaines idées qui s’expriment en une ligne de texte sont peut-être impossibles à transcrire visuellement, et inversement. Même servies par le plus grand talent, certaines idées ne fonctionneront que dessinées, d’autres seront mieux servies par le texte. Et tout ça n’est pas universel puisque le public est lui-même plus ou moins formé à l’image, plus ou moins formé à la littérature, et donc plus ou moins réceptif à tel ou tel choix de médium. Bien sûr, l’avantage des images est d’être en théorie accessibles aux analphabètes, mais ce n’est pas le cas de la bande dessinée où l’image peut servir à éclairer le texte, et inversement, mais où la seule capacité à lire les images ne suffit pas2.
La puissance singulière de la bande dessinée vient, évidemment, du fait qu’il ne s’agit pas que de dessin, mais qu’elle puisse aussi contenir du texte, qu’elle soit intrinsèquement adaptée à la narration tout en étant synoptique (on peut regarder une image sans que la précédente ait disparu, contrairement au cinéma), et que le lecteur en maîtrise le rythme de consultation.
Depuis Töpffer, on a régulièrement employé l’image séquentielle comme support pédagogique : imagerie d’Épinal, Histoire de France en bande dessinée par les éditions Hachette, vulgarisation scientifique par Jean-Pierre Petit (les aventures d’Anselme Lanturlu), etc. Il y a eu des réussites, mais aussi de cuisants échecs, car pour bien faire les choses, il fallait fallait certes prendre le sujet adapté au sérieux, mais aussi et surtout prendre la bande dessinée au sérieux. La force du dessin, la force de la bande dessinée, ce n’est pas de rendre le propos « accessible » (et lire une bande dessinée, quoiqu’on en pense, ça s’apprend), c’est de soutenir visuellement le propos et d’y apporter des informations supplémentaires.
Et pour bien faire, il ne suffit pas de recourir au « beau dessin bien dessiné », la qualité de l’expression ou l’esprit synthétique d’un dessin ne sont pas forcément liés à ce que l’on nomme « dessin réaliste », par exemple.
Récemment, la bande dessinée à vocation journalistique a connu une certaine vitalité, avec des périodiques tels que Le Monde diplomatique en bande dessinée, Books, Uzbek et Rica, la revue XXI, la Revue dessinée, ainsi que les albums de Joe Sacco, Guy Delisle, Étienne Davodeau, Emmanuel Guibert et bien d’autres. Là encore, rien de complètement inédit, on se rappellera par exemple des reportages dessinés de Cabu, dans Charlie Hebdo, au milieu des années 1970.
Sont aussi parus des livres qui entendent décrypter les médias, la politique, l’économie, l’histoire ou la société : les bandes dessinées de Philippe Squarzoni ; La survie de l’espèce ; la ligue des économistes extraordinaires ; Economix ; Riche pourquoi pas toi ? ; La machine à influencer ; Une histoire populaire de l’empire américain ; etc.
D’autres auteurs se penchent sur les sciences, comme Marion Montaigne, Jean-Philippe Duhoo, ou encore l’équipe grecque qui a réalisé Logicomix, un album consacré à la quête des fondements logiques des mathématiques.
Il est intéressant de se dire que c’est la légitimité artistique et littéraire acquise par la bande dessinée depuis le « roman graphique », et ses thèmes intimistes ou autobiographiques, qui a enfin permis la naissance d’une bande dessinée « non-fiction » digne de ce nom, peut être grâce à la réussite et au succès de travaux intermédiaires qui tout en étant autobiographiques ou semi-autobiographiques, constituaient des témoignages dont la portée va bien plus loin que l’introspection, de Maus à l’Arabe du futur en passant par Persépolis et Pyongyang.
Le présent article ne constitue pas une histoire de la bande dessinée « nonfiction », mais cherche à dire que ce n’est pas une nouveauté, que c’est aussi ancien que la bande dessinée elle-même. Et en même temps, il reste de nombreuses formules à inventer et de nombreux territoires de la connaissance à investir. Enfin, il me semble clair que cette préoccupation n’est pas anecdotique, puisque l’on voit que deux éditeurs du calibre de Casterman et du Lombard viennent de s’y engager, et que l’on murmure qu’au moins deux éditeurs aussi importants préparent eux aussi des collections du même genre.
Déjà auteure d’un essai graphique sur les institutions psychiatriques (HP, éd. L’Association, deux tomes parus), Lisa Mandel partage désormais avec la sociologue Yasmine Bouagga la direction de la collection Sociorama, chez Casterman.
Les deux albums parus, Chantier interdit au public (Claire Braud et Nicolas Jounin) et La Fabrique pornographique (Lisa Mandel et Mathieu Trachman) sont brillants. Le premier explore le monde du bâtiment et donne une vision complète d’une organisation économique et sociale que la plupart d’entre nous ne connaît que de loin. Le second livre, comme son nom l’indique, est une sociologie du petit monde du cinéma pornographique. Là aussi, la surprise ne vient pas des faits rapportés, mais bien du portrait d’ensemble. Ces deux albums se présentent comme des fictions où un personnage novice découvre un milieu, et nous avec lui. De manière assez étonnante, en refermant le livre, on s’est attaché à ces personnages qui ne sont, pourtant, que des portraits recomposés à partir de témoignages et de chiffres. Une immense réussite, donc, je suis impatient de lire les prochaines enquêtes (les séducteurs de rue ; les personnels navigants ; les supermarchés). Chaque volume est vendu douze euros.
Évoquons enfin la Petite Bédéthèque des savoirs, aux éditions du Lombard, dont j’ai l’honneur de co-signer avec Marion Montaigne le tout premier tome, L’Intelligence artificielle. Cette collection, pilotée par David Vandermeulen (directeur de collection) et Nathalie Van Campenhoudt (éditrice) sera complétée de douze albums par an, et a vocation à traiter une foule de thématiques tant dans le champ des sciences dures que dans les sciences humaines. Chaque fois, un spécialiste est associé à un auteur de bande dessinée. Un des points très intéressants de cette collection est la diversité des approches, chaque paire d’auteur ayant traité son sujet à sa manière.
On en reparle dans deux jours, puisque c’est vendredi que paraît la première salve d’albums de la collection. Chaque album est vendu dix euros.
- Préférons « instructif » à l’infantilisant « pédagogique ». [↩]
- Au passage, je trouve curieux que le terme « aniconète » ait été inventé pour la bande dessinée et non pour l’image en général. [↩]
- Notons que Il était une fois… l’homme était un dessin animé mais a aussi été publié sous forme de bandes dessinées extraites du dessin animé, tandis que L’Histoire de France d’Hachette était bien une bande dessinée mais a aussi été diffusée à la télévision sous forme de diaporama commenté et bruité. Je dirais dans le même esprit que les bandes dessinées consacrées à la politique et à la propagande les plus convaincantes que j’ai lu étaient des albums franco-belges classiques destinés aux enfants : le Schtroumpfissime, les Rats noirs, le Domaine des dieux, le Devin, la Zizanie, ou encore Ruée sur l’Oklahoma : un ton pontifiant et un dessin qui se prétend réaliste n’ont jamais été un gage de qualité. [↩]
3 Responses to “La bande dessinée pour apprendre et comprendre”
By Sylvette on Mar 2, 2016
Alors c’est marrant parce que moi au contraire j’ai été très marquée quand j’ai eu entre les mains l’histoire de France en BD et la suite. J’ai adoré cette série, que j’ai d’ailleurs encore. Et même si je la trouve aujourd’hui assez datée et surtout assez artificielle du point de vue des dialogues, je pense qu’au final elle m’a mis en mémoire un certain nombre de choses (surtout le martyre de Sainte Blandine, ne me demande pas pourquoi).
By Jean-no on Mar 2, 2016
@Sylvette : ah ben typiquement, Sainte-Blandine, j’en ai peu de souvenirs. Je me rappelle plus de la Belle-époque et de la Grande Guerre, ne me demande pas non plus pourquoi. Mon frère te dirait que c’est assez recherché (mais pas rare, donc on peut se l’offrir). Je crois que j’ai plus de souvenirs associés à La découverte du monde, parue après, mais tout ça n’est rien à côté de Il était une fois… l’homme dont je suis sûr de connaître les épisodes par cœur. Les bandes dessinées Hachette étaient au moins dessinées par de grands maîtres, mais les dizaines d’albums que ça a inspiré et qui n’ont que des ersatz comme dessinateurs sont terribles.
By Wood on Mar 2, 2016
Ha ! Je me souviens des aventures de Protéo Force 10, l’androïde protéiforme ! Ça paraissait dans l’Argonaute, je pense. Par Hubert et Imbar, également auteurs du Polar de Renard…