Temps et Espace
juin 21st, 2008 Posted in ImagesRepéré par l’équipe d’Écrans, le très intéressant projet de Joshua Heineman, qui crée des boucles rudimentaires à partir de photographies anciennes extraite du fonds de la bibliothèque publique de New York. Tout n’est pas bien expliqué mais il me semble avoir compris que Joshua Heineman monte des photographies stéréoscopiques (prises par deux objectifs simultanément) sous formes d’animations gif.
Le résultat est une sensation spatiale assez forte qui démontre que le temps et le mouvement permettent d’appréhender l’espace aussi bien que la vision stéréoscopique. La magie du cinéma repose en partie sur cette propriété, mais celle-ci est ici réduite à son minimum : deux images !
J’ai testé la chose moi-même sur une vieille antiquité stéréophotographique acquise au marché de la photographie de Cormeilles-en-Parisis. Ce stéréogramme, sans doute issue d’une série de photos légères, était intitulé « Cherchant une position ».
C’est un peu l’expression la plus rudimentaire possible du « bullet time », très à la mode dans les films d’action (Matrix, par exemple), où une même scène est photographiée simultanément par un certain nombre d’appareils disposés régulièrement autour du sujet. Les photographies, une fois montée en film, transforment le déplacement spatial en temps. Dans certains cas, les photographies ne sont pas prises simultanément mais à un intervalle régulier plus ou moins rapide (généralement extrèmement rapide) qui permet de faire se déplacer la prise de vue autour d’une action ralentie à l’extrême plutôt que figée.
Le procédé semble avoir été inventé (ou utilisé pour la première fois dans un but esthétique) par l’artiste Emmanuel Carlier avec son œuvre Temps Mort, présentée dans le cadre de la troisième biennale de Lyon en 1995. On a d’ailleurs parlé d’un « effet temps mort » avant de parler de « bullet time ». Le nom « bullet time » (le temps d’une balle), qui est une marque déposée par Warner, a semble-t-il été inventé par les frères Warshowski (Matrix) et se justifie par le grand nombre de fois où ce type d’animation a été utilisée pour montrer des balles de revolver au ralenti (Matrix, Blade, Buffy, Smallville) — bien que souvent les balles comme leur déplacement dans l’air sont réalisés en 3D. Quel que soit le moyen, l’idée de montrer des balles au ralenti n’est pas neuve ainsi que le prouve cet extrait de l’obscur film d’action americano-sud-africain Kill and Kill again (1981).
Les premières images arrêtées de type « bullet time », très spectaculaires, mettaient en scène des personnes et des accessoires qu’on ne peut pas facilement observer à l’arrêt dans l’espace, comme un jet d’eau ou une projection de farine.
Le système a été réutilisé par Michel Gondry, dans son clip « Like a rolling stone » et pour une publicité Smirnoff, notamment. Interviewé sur le CDrom de la 3e Biennale de Lyon, Emmanuel Carlier se réfère explicitement à Muybridge, ce photographe britannique établi aux États-Unis qui a lui aussi à sa manière « arrêté le temps » — et pratiquement inventé le cinéma — pour aider Leland Stanford, ancien gouverneur de Californie (qui a par la suite donné son nom à l’Université de Stanford) à vérifier si pendant leur galop, les chevaux touchaient terre ou non. Le système mis au point par Muybridge entre 1872 et 1878 était relativement complexe : des appareils photographiques étaient disposés sur le bord d’une piste. Lorsque le cheval passait devant l’un d’eux, il cassait une ficelle, ce qui déclenchait la prise de vue. Mais c’était loin d’être simple : pour prendre des photographies instantanées dans les années 1870, il fallait utiliser une émulsion humide (collodion humide) qui devait être préparée dans les minutes précédant la prise de vue. Chaque appareil de prise de vue se trouvait donc à l’intérieur d’une chambre noire où un opérateur attendait un coup de sifflet pour fabriquer l’émulsion et préparer la prise de vue. Lorsque la qualité des ficelles utilisées était mal choisie, les chevaux au galop entraînaient avec eux les cabines, les appareils et les opérateurs.
L’existence de Muybridge est un véritable roman (du reste Philipp Glass en a tiré un opéra en 1982, The Photographer). Photographe itinérant en Amérique centrale ou dans des régions inhospitalières des États-Unis, reporter des guerres indiennes pour le compte des chemins de fer, il a assassiné l’amant de son épouse d’un coup de revolver (son procès, financé par Stanford, a ralenti ses recherches mais il fut acquité, la justice ayant estimé son indignation légitime) et a fini par se brouiller avec son mécène car ce dernier avait publié un ouvrage composé de gravures et consacré à la course des chevaux, qui ne rendait pas justice au travail de Muybridge. Les photographies de Muybridge ont connu un succès rapide dans le monde entier, notamment auprès des scientifiques. Les peintres prétendaient que la photographie voyait faux.
Les travaux de Muybridge et de Stanford avaient été inspirés par ceux d’un physiologiste français, Étienne-Jules Marey. Les histoires simplifiées de la photographie ou du cinéma disent souvent que c’est le contraire qui s’est passé, c’est à dire que Marey a été influencé par Muybridge. Les deux sont en fait exacts. Marey avait mis au point un procédé non-photographique pour analyser le rythme du mouvement des animaux : un cylindre enduit de noir de fumée était en mis en contact avec un stylet qui écrivait en fonction de certains paramètres, comme les traceurs d’observation scientifique qui servent à mesurer une donnée dans le temps (électrocardiogramme, électroencéphalogramme, hygrographe, sismographe,…) ou comme les premiers enregistrements sonores sur rouleaux de cire par Edison.
C’est précisément pour vérifier la véracité des observations de Marey que Muybridge et Stanford se sont lancés dans l’aventure de la photographie de séquences de mouvement.
En 1882, alors que Muybridge effectue un séjour en Europe, Marey découvre son travail et décide d’utiliser la photographie à son tour. Il perfectionne le revolver photographique de l’astronome Jules Janssen, mis au point pour observer les phases de Vénus, et crée son « fusil photographique » qui est un peu la première caméra de l’histoire. Mais son invention la plus intéressante est sans doute la chronophotographie (1882), bien plus simple que le système de Muybridge : ici, une même émulsion photographique est impressionnée plusieurs fois à intervalle régulier par l’ouverture d’un obturateur rotatif. Les étapes du mouvement se retrouvent donc mêlées sur une même photographie. L’effet rendu est souvent assez beau, plastiquement parlant. Grâce aux progrès des émulsions photographiques (Marey utilise alors du gélatino bromure d’argent, plus stable et plus facile à manipuler que le collodion humide), il parvient à faire des prises de vues très rapides, allant jusqu’à une centaine de clichés par seconde. Une telle précision permettait de détailler et de comprendre le mouvement d’une manière tout à fait extraordinaire. Aujourd’hui, pour étudier de nombreux phénomènes (impacts de gouttes d’eau ou de balles, explosions, vol d’insectes, etc.), les scientifiques ont recours au ralenti, selon des procédés sans obturateur, de plus en plus rapides (jusqu’à plusieurs millions d’images par seconde). À ces vitesses, les sujets filmés doivent être soumis à des éclairages intenses. L’imagerie scientifique utilise parfois aussi l’accélération : filmer la croissance d’une plante, sa rotation héliotropique ou la putréfaction d’un organisme à une vitesse normale ne permet pas de produire un film passionnant ni même signifiant, tandis que, à une cadence d’un cliché par minute, ces phénomènes deviennent extrèmement lisibles et intéressants.
Marey a aussi utilisé le stroboscope : l’obturateur de l’appareil photo reste ouvert et c’est la source lumineuse qui est déclenchée à intervalle régulier. Il l’a notamment fait pour des images d’analyse de la course ou de la marche pour lesquelles les modèles étaient vêtus de noir mais dont les membres étaient marqués à l’aide de bandes blanches. On cherchait alors à comprendre en quoi la marche des soldats allemands (qui avaient gagné la guerre de 1870) était supérieure à celle des soldats français. Avec ce genre d’image, nous sommes à mi-chemin entre l’art optique et le « motion capture » auquel ont recours les spécialistes de l’animation en 3D.
Les besoins de l’observation scientifique ont joué un grand rôle dans l’invention de toutes ces nouvelles images. En retour, de nombreux artistes se sont inspirés de ces nouvelles manières d’appréhender le réel : Marcel Duchamp et les Futuristes sont des références évidentes à ce sujet.
Parmi les techniques de manipulation d’images fixes dans le temps, on peut citer le stop-motion (animation image par image) qui n’a pas d’inventeur officiel à ma connaissance, mais des réalisations emblématiques comme le Neighbours de Norman McLarren.
Les artistes vidéastes ou les artistes spécialistes des nouveaux médias ont eux aussi manipulé le temps et le mouvement : Bill Viola, avec son étirement du temps, et Jean-Louis Boissier, avec ses chronophotographies interactives, me semblent incontournables.
Au cinéma, enfin, le ralenti (diffuser les images moins rapidement qu’elles n’ont été enregistrées) fait partie du langage filmique depuis des décénies. Cette technique a été inventée en 1904 par l’autrichien August Musger. Mais il existe aussi une tradition d’immobilité des sujets, ainsi que l’a raconté Caroline Chick lors de la journée d’étude Mobile-Immobile (8 mai 2008) à l’Université Paris 8. Parmi les œuvres citées, il y avait le Paris qui dort (1925), par René Clair, un film de science-fiction dans lequel un savant immobilise les parisiens à l’aide d’un rayon capable de provoquer un tel résultat. Le gardien de nuit de la tour Eiffel, qui se trouvait hors de portée du rayon, découvre une ville vide de vie, où chacun est immobile comme une statue. Tout en cherchant à comprendre ce qu’il se passe, il modifie l’instant, par exemple en glissant un billet dans la main d’un homme qui s’apprête à se suicider, où en dérobant à un voleur l’objet qu’il vient de voler.
Depuis Paris qui dort, le cinéma a connu de nombreuses scènes de ce genre, où une intervention surnaturelle fige chacun dans sa positon et permet à celui qui n’est pas immobile de modifier l’instant et donc de modifier le futur. Les films ou les séries qui ont recours à la magie utilisent souvent l’idée du temps figé, mais cela n’est pas exclusif au fantastique, la science fiction s’en sert aussi volontiers. Je me souviens par exemple d’un épisode de la série The Time Tunnel (1966), où un homme prisonnier d’une machine à remonter le temps qui l’expédie d’époque en époque, n’arrive à rejoindre son époque que dans une temporalité figée, pour une raison que je serais bien incapable d’expliquer aujourd’hui et qui, je crois, était résumée sous le nom d’éclipse temporelle.
Il faut enfin citer l’année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais, film dont le mouvement est fait par la caméra et dans lequel les acteurs sont la plupart du temps figés.
La maîtrise du défilement du temps d’enregistrements visuels ou sonores (ralenti, accélération, inversion, répétition, boucle) offre aux scientifiques comme aux artistes une boite-à-outils tout à fait extraordinaire pour l’étude des phénomènes physiques et biologiques tout autant que pour la création plastique.
Voilà qui nous a entraînés bien loin des boucles animées de deux images !
8 Responses to “Temps et Espace”
By Christian Fauré on Juin 21, 2008
Quel beau chemin généalogique.
Merci !
By sf on Juin 21, 2008
« Voilà qui nous a entraînés bien loin des boucles animées de deux images ! »
Et si l’on évoque A. Resnais, on pourrait aussi évoquer le Nouveau Roman. Je pense notamment à un court ouvrage de Nathalie Sarraute : « Vous les entendez? » (1972) – il n’y a pas d’intrigue mais simplement une infime variation autour d’un fait. Le temps semble suspendu, cristallisé autour d’un seul objet. La boucle, la répétition devient matière à narration.
On rejoint, d’une manière un peu bizarre, peut-être, le chapitre intitulé « The new Temporality : The loop as Narrative Engine » du livre de Lev Manovich : »The language of New Media » (2000).
By Hannah on Juin 21, 2008
Je n’ai pas encore lu, mais… Il court à l’envers, ton cheval, non ?
By Jean-no on Juin 21, 2008
Je n’ai pas lu le Sarraute, je note. Dans un registre plus mainstream, il semble qu’un film d’action américain consacré à une enquête sur un instant vu par plusieurs témoins soit sorti (ou soit en passe de sortir). D’ailleurs on peut parler aussi du split screen, qui permet de multiplier les « yeux » pour un même temps.
By Jean-no on Juin 21, 2008
Il court à l’envers, ton cheval, non ?
Ma propre fille me trahit :-) Tu as l’œil. En fait il court à l’endroit mais par économie j’ai fait ma boucle à partir d’une moitié de galop seulement, d’où cet effet étrange.
By sf on Juin 22, 2008
« Dans un registre plus mainstream, il semble qu’un film d’action américain consacré à une enquête sur un instant vu par plusieurs témoins soit sorti (ou soit en passe de sortir) »
Il s’agit peut-être de ce film :
Angles d’attaque (Vantage point) de Pete Travis
http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=111083.html
Ne l’ai pas encore vu.
By Jean-no on Juin 22, 2008
Oui c’est celui-là. Pas vu non plus. J’ai l’impression qu’il s’agit avant tout d’un gros film d’action, mais le principe de départ est intéressant… À voir (bande annonce).
By Sophie on Juil 3, 2008
« Cherchant une position » j’adore :)
je ne savais pas que tu (ou vous) étais (étiez) l’auteur de Scientists of America Incroyable ! Enchantée :)