Des écrans qui ne disent pas grand chose
octobre 17th, 2015 Posted in stationspotting(J’ai été invité par le collectif de graphistes Super Terrain à écrire un texte destiné à accompagner l’exposition Les yeux carrés (par Samy El Ghassasy, Jean-Benoît Lallemant, Pierre le Saint) qui se tient à l’espace Le Praticable, à Rennes, jusqu’au 24 octobre de ce mois. Le texte ne devait pas concerner l’exposition elle-même, dont j’ignore tout, mais tourner autour du même thème, à savoir la prolifération des écrans.
Le texte commandé devait tenir sur le carton d’invitation au format A5, ce qui est très court. Je le publie ici, mais en profitant de ne pas avoir de contraintes d’espace pour en livrer une version un peu plus longue que celle qui a été effectivement publiée. je profite aussi de l’occasion pour illustrer l’article avec quelques photographies)
Je connais une gare de banlieue où, la nuit, les portillons automatiques sont enfermés dans une cage cadenassée afin d’éviter que quelqu’un les franchisse pour se rendre sur le quai à l’heure où seuls passent quelques trains de marchandises. Ces portillons clignotent, ils indiquent en vert de quel côté on peut passer, en rouge de quel côté on ne peut pas, et le voyant qui signale la fente où glisser le ticket clignote lui aussi, apparemment impatient de voir arriver les usagers du petit matin. Au dessus, un écran est allumé, avec écrit l’heure exacte en blanc sur fond bleu, et la mention « prochains départs : », qui n’est suivie d’aucun numéro de voie, d’aucune destination, d’aucun horaire. Un écran qui ne sert à rien et que personne ne regarde veille chaque nuit sur des automates inutiles et inutilisables. Il en va sans doute de même dans des centaines d’autres gares.
Aux heures de circulation, les anciens trains crasseux sont peu à peu remplacés par un nouveau modèle, fabriqué par la société québécoise Bombardier, « le Francilien ». Il est confortable et coloré, ses plafonds diffusent une lumière pacifique qui change de couleur avec douceur, du blanc au bleu, du bleu au rouge, du rouge au orange, de l’orange au vert, et ainsi de suite. Au niveau de chaque porte, quatre écrans affichent le nom des prochains arrêts. Ce ne sont pas les seuls écrans de la rame, où des dizaines d’autres diffusent, dans l’indifférence générale, de petites séquences vidéo qui vantent les paysages de l’Île-de-France. On y voit des châteaux, des faons dans des sous-bois au petit matin, des festivals, des musées. Ces écrans serviront-ils un jour à diffuser de la publicité ?
À divers endroits de la rame, on trouve des autocollants sur lesquels sont dessinés des caméras et où il est écrit que l’endroit est « vidéo-surveillé ». On a beau chercher, on ne trouve pas de caméras : elles sont en fait cachées sous les autocollants. La caméra dessinée qui semble regarder à côté de nous s’avère être une véritable caméra qui nous fixe.
Arrivé à Paris, les écrans sont partout, informatifs ou publicitaires. Il n’est pas rare qu’ils fonctionnent mal, mais ils ne sont jamais éteints. Au contraire, ils affichent bien souvent un message qui affirme qu’ils sont en panne : « Suite à une panne de serveur, les afficheurs sont indisponibles — la RATP vous présente ses excuses pour la gène occasionnée » — « Ce dispositif d’information est provisoirement hors service – la RATP vous prie de bien vouloir accepter ses excuses » — « Appareil momentanément hors service veuillez nous en excuser » — « L’information sur cet écran est momentanément indisponible. Nos agents travaillent pour la rétablir dans les meilleurs délais ».
Les panneaux publicitaires affichent souvent, quant à eux, des images abstraites d’un très bel effet, des messages d’erreur informatiques, ou sont recouverts par une fenêtre d’erreur du système d’exploitation : Windows, Linux ou parfois même MS-Dos. Les bornes d’information sont souvent rendues inutiles par de cryptiques messages système, généralement affichés à l’envers, mais lorsqu’ils fonctionnent, leur caractère informatif est rarement plus intéressant : on y apprend qu’il ne faut pas jeter de papiers dans la gare, qu’il ne faut pas tenir les portes d’un train qui tente de partir, ou encore qu’il faut regarder sous son siège s’il n’y a pas un colis suspect. Sans critiquer la validité des messages en eux-mêmes, il ne semble pas que ceux-ci soient véritablement regardés, d’autant qu’ils varient peu au long de l’année, contrairement aux écrans publicitaires.
Le mot « écran » a deux sens apparemment opposés. Le plus courant aujourd’hui est celui d’un dispositif d’affichage lumineux : écran de télévision, écran de cinéma, écran d’ordinateur, écran de smartphone. Mais dans son sens premier, l’écran est un obstacle destiné à occulter quelque chose ou à s’en protéger : un paravent, un pare-feu de cheminée, un écran de protection. Peut-être ces deux sens ne sont-ils pas incompatibles, peut-être que tous les écrans qui montrent quelque chose sont aussi destinés à cacher autre chose, et peut-être aussi à nous protéger de quelque chose. En observant l’importance croissante des écrans dans l’espace public, je me demande si leur fonction première est bien de montrer quelque chose, de communiquer, ou s’ils ne sont pas surtout là — épaulés par de nombreux voyants clignotants a priori inutiles —, pour créer une impression de vie à l’aide de la lumière et du mouvement. Tout est fait comme s’il fallait à tout prix (ces écrans coûtent à installer, à maintenir et à alimenter en électricité et en contenu) conjurer l’angoisse de la nuit, de la solitude, de l’immobilité.
3 Responses to “Des écrans qui ne disent pas grand chose”
By Karl-Groucho D. on Oct 17, 2015
Merci!
http://www.cnrtl.fr/etymologie/%C3%A9cran
ÉCRAN, subst. masc.
Étymol. et Hist. 1. a) Dernier quart du xiiies. escren « panneau servant à se garantir de l’ardeur d’un foyer » (Glossaire de Douai, 85 ds Roques t. 1, p. 5); b) 1538 « tout objet interposé qui dissimule ou protège » (Est.); 2. 1857 « châssis tendu de toile dont se servent les peintres pour voiler un excès de lumière » (Chesn.); 3. [1820, Gaucheret ds Dauzat]; 1859 opt. « tableau blanc sur lequel on fait projeter l’image d’un objet » (Bouillet); 4. 1895 cin. (Prospectus ds Giraud). Empr. au m. néerl.scherm « paravent, écran » (Verdam), avec métathèse du e et du r.
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Autrement dit, l’écran est déjà (ou a longtemps été) un dispositif qui cache (faire écran)…
Alors peut-être que les écrans con temporains se partagent entre la fonction de planquer et celle d’exhiber, eh ?
Ou les deux mon capitaine, et pas zalternativement ?
Ah… Mon cher Sigmund…
By Jean-no on Oct 17, 2015
@Karl-Groucho D. : voilà, c’est un peu ce que j’essayais de dire :)
By Rama on Oct 18, 2015
J’éprouve le même émerveillement, surtout quand la vacuité s’allie au paradoxal :
https://www.flickr.com/photos/ramaneko/16882978062
C’est digne de Kafka ou Scarfolk, non ? ^_^