Le petit garçon
septembre 7th, 2015 Posted in Pas gaiPlusieurs photographies d’enfants morts noyés en tentant de traverser la Méditerranée ont été publiées ces temps-ci, provoquant des débats irréconciliables sur la pertinence de montrer de telles images1. Et puis il y a une2 image qui semble mettre tout le monde d’accord, c’est celle du petit Aylan.

Je le désignerai ici par son seul prénom non par familiarité mal placée mais parce que la presse lui attribue deux noms : Kurdi, qui semble être le nom ou le surnom qu’a pris sa famille en Turquie, marquant son origine kurde, et Shenu, son véritable patronyme. Malgré la petite hésitation sur son nom complet, une des forces de l’image est qu’elle ne montre pas un cadavre anonyme, et que l’on a très rapidement su que l’enfant avait eu un frère et une mère, tous deux décédés dans les mêmes conditions que lui, et un père, qui a survécu a sa famille et veut à présent retourner dans le pays qu’il a fui pour y inhumer les siens. Cet enfant était une personne, pas juste un symbole, une image, c’est peut-être une des raisons qui expliquent que le cliché se soit imposé si puissamment dans le monde entier. Des journaux qui ne publient jamais de photographies pathétiques de ce genre ont dérogé à leurs règles, et la presse française, qui n’a pas publié l’image en même temps que les reste de la presse internationale se l’est fait reprocher, poussant même Libération à publier un article pour s’expliquer un peu piteusement.
Il est intéressant de voir que les professionnels de l’image, à commencer par son autrice3, ne voient pas tous ce qu’il y a de nouveau4 : des cadavres, y compris des cadavres d’enfants, ils en photographient tout le temps et ils savent que celui-ci n’est qu’un parmi des centaines d’autres, comme Giulio Piscitelli, photographe italien, qui considère qu’« Être surpris par cette photo relève de l’hypocrisie. Il y a deux semaines, 300 migrants ont perdu la vie au large de la Libye. Il y avait aussi des enfants. Des photos ont été relayées, et ça n’a pas choqué autant de personnes. ».
Pourtant, non seulement l’image a circulé, mais elle est devenue instantanément une icône, un mème5 aussitôt recyclé, reproduit en dessins, réinterprété et inclus à des mises-en-pages et des montages divers.

Faut-il publier ce genre de photographie ? Les arguments opposés qui sont les plus forts à mon avis sont, d’une part, le fait qu’une image émouvante prive celui qui la regarde de sa capacité à réfléchir froidement, et, d’autre part, que l’on nous montre un enfant syrien mort alors que l’on ne verra jamais aux informations le corps sans vie d’un enfant français, comme si une personne pouvait être traitée, sinon comme un objet, du moins avec une grande distance dès lors qu’on l’a identifiée comme « autre ».
Sur l’émotion, je ne saurais trancher : oui, l’émotion paralyse la réflexion. Il suffit d’un fait-divers scabreux pour retourner l’opinion d’un pays à la veille d’un vote, ça s’est déjà vu6. Mais en même temps, l’émotion, c’est ce qui fait de nous des humains, et je ne vois pas quel mal on fait en se sentant ému de la mort d’un enfant. Au contraire, en voyant cet enfant comme une simple statistique ou comme le représentant d’un groupe abstrait, peut-être fait-on preuve d’un problématique manque d’humanité.
Le fait que les médias occidentaux exposent sans se poser de question l’image du cadavre d’un enfant syrien, alors qu’ils ne le feraient pas d’un enfant européen, est difficile à nier. Mais l’effet provoqué par l’image du petit Aylan contredit l’idée que la circulation des images de ce genre est rendue possible par l’absence d’empathie et d’identification. En effet, dans son cas précis, tout le monde semble avoir pensé la même chose au même moment :

Parmi les gens qui ont accusé ceux qui diffusent l’image d’être des manipulateurs, se trouvent notamment les gens qui réclament le droit de ne voir les Syriens qui fuient la guerre non comme des êtres humains mais comme un nuage de grillons qui s’apprête à venir piller leurs trésors.
C’est le cas par exemple d’un dénommé Stéphane Montabert, qui a écrit sur le sujet un article intitulé La stratégie de l’enfant mort. Ce type semble se définir comme conservateur et comme « libertarien », idéologie qui est un peu la version obscure des idées libertaires. Là où les anarchistes veulent une société structurée de manière à permettre à chacun d’exercer au maximum ses libertés, ce qui implique aussi une disparition des inégalités sociales, les libertariens prônent l’égoïsme et considère que la liberté n’est due qu’à ceux qui savent s’en emparer au détriment de leur prochain et que la pauvreté est la juste punition de ceux qui ne savent pas marcher sur la tête des autres. L’auteur semble considérer que tout ce qui bouleverse son petit confort, serait-ce une image, est une insupportable oppression. Et c’est paradoxalement rassurant : s’il craint le sentiment de culpabilité, c’est qu’il est capable de l’éprouver !
Je note au passage que les « libertariens » qui s’en prennent aux migrants le font contre leur propre logique, ou du moins comme ce qu’ils affirment être leur logique : ils placent plus haut que tous les gens qui « prennent en mais leur destin », qui prennent des risques,… Mais n’est-ce pas précisément ce que fait une famille kurde qui abandonne tout pour traverser une mer au risque d’y mourir noyée ?

Une nuit, il y a dix-huit ou dix-neuf ans, mon fils nous a réveillé, le visage blanc comme un linge, hurlant comme un diable, impossible à raisonner. Il n’avait pas fait un mauvais rêve, il n’avait pas faim, ce n’étaient pas ses dents, enfin tous ces trucs qu’évoquent les parents pour expliquer des pleurs, c’était quelque chose de nouveau. Il devait être quatre heures et quelque, enfin la pire heure qui soit pour être réveillé par surprise. Notre médecin de famille est venu tout de suite, et nous a dit qu’il devait s’agir d’une invagination intestinale aiguë, mais qu’il ne pouvait pas être catégorique, qu’il allait falloir faire des tests. L’invagination intestinale est une affection mécanique, l’intestin se replie sur lui-même. La douleur est intense et, si rien n’est fait, le nourrisson n’a, sauf rémission spontanée assez rare, que quelques jours à vivre. Mon grand-père paternel n’a pas connu sa sœur aînée, qui en est morte. En pleine nuit, donc, le docteur nous a amenés en voiture aux urgences de l’hôpital de la ville voisine. Les médecins hospitaliers ont pris un peu de haut le diagnostic de notre médecin de famille mais ce dernier avait la vue perçante et, s’il avait l’humilité de nous dire qu’il fallait vérifier son intuition, il avait vu parfaitement juste. Nous avons vécu deux très longues journées d’analyses, d’observation et d’actes divers — mais pas d’opération, qui n’est pas le meilleur traitement à apporter à cette maladie. Si les crises de douleur de mon fils étaient pénibles à vivre (pour lui bien sûr mais pour nous aussi qui étions impuissants à le consoler), je dois dire que ce qui m’a le plus marqué, moi qui oublie tout assez facilement, c’est le moment où l’enfant a été anesthésié. Les médecins manipulaient son corps qui semblait plus qu’endormi, qui semblait dénué de vie, sans réaction, liquide. Ce jour là, j’ai vu un enfant mort. Mon enfant. Il ne l’était pas, bien heureusement, il fête ses vingt ans dans quelques semaines, mais cette vision ne m’a jamais quitté, et c’est elle qui me revient lorsque je vois la photo du petit Aylan. Alors non, je ne le vois pas la dépouille de cet enfant comme un « objet » que je serais capable de traiter avec distance parce qu’il m’est étranger à bien des égards, mais au contraire, comme une personne semblable à mon propre fils.
- débats auxquels j’ai d’ailleurs pris part avec un article. [↩]
- Un point intéressant est que l’on parle souvent d’une photographie, comme si elle était unique, alors qu’il en circule en fait plusieurs, au moins trois issues d’une même série, qui représentent des instants différents à des angles de vue différents, et que l’on trouve déclinées en plusieurs cadrages qui en révèlent plus ou moins le contexte. [↩]
- Lire l’interview par Le Monde de, la photographe, Nilufer Demir. [↩]
- Lire : La photo de l’enfant mort : les professionnels de la photo réagissent. [↩]
- Le concept de mème est souvent associé à une certaine légèreté mais par son destin, cette image correspond bien à la définition. [↩]
- On se rappelle par exemple l’affaire Papy Voise, dont certains affirment qu’elle est la cause du second tour de l’élection présidentielle de 2002, dont Lionel Jospin pourtant favori avait été privé, au profit de Jean-Marie Le Pen. [↩]