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Lyonel Feininger, sans les bulles

juin 10th, 2015 Posted in Bande dessinée, Cimaises

Avouons-le, je suis allé voir l’exposition Lyonel Feininger : l’arpenteur du monde, au Musée d’art moderne du Havre, dans l’unique but de râler. Car avant même d’entrer, je savais ce que j’y trouverais, ou plutôt, ce que je n’y trouverais pas : les extraordinaires bandes dessinées de Feininger.

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Lyonel Feininger (1871-1956) est un artiste relativement obscur de la première moitié du XXe siècle. Obscur, mais pas complètement inconnu, puisque lié à de nombreuses avant-gardes de son temps. Né aux États-Unis dans une famille allemande, il est parti étudier les arts (et notamment la musique — il est aussi compositeur) à Berlin à l’âge de dix-huit ans. Il a été associé à la Berliner Secession, aux groupes Die Brücke, Novembergruppe, Gruppe 1919, Blaue Reiter et Blaue Vier. Il a fréquenté la bohème parisienne du café Le Dôme, notamment Jules Pascin et le critique et galeriste Wilhelm Uhde1. Il a fait partie de l’équipe fondatrice du Bahaus de Weimar, aux côtés de Johannes Itten, Gerhard Marcks et Walter Gropius. Il avait fait la connaissance de Gropius à Berlin la même année au sein du conseil des travailleurs pour l’art, une association qui entendait réconcilier l’art et le peuple. Premier professeur nommé au Bahaus, Feininger a d’abord été considéré par les adversaires de la transformation de l’école2 comme une personnification de la décadence de l’enseignement de l’art (« un loup-garou », a-t-il écrit), mais s’est rapidement avéré être un artiste assez traditionnel, qui comme Paul Klee était plutôt effrayé par le goût des nouvelles technologies et l’intellectualisme affichés par László Moholy-Nagy lorsque ce dernier a rejoint l’école trois ans plus tard. Contrairement à certains de ses collègues, Feininger n’était pas un enseignant « gourou », il ne cherchait pas à imposer des idées ou une esthétique à ses étudiants, mais au contraire à les aider à tirer le meilleur de leur propre talent. Il a abandonné la direction de l’atelier d’impression lorsque l’école a déménagé à Dessau mais a continué à y intervenir régulièrement ensuite.

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à gauche, « Flotte de guerre » (1920). À droite : « Flotte hanséatique » (1918).

Feininger a eu l’honneur amer de voir ses œuvres figurer au catalogue de l’exposition d’«art dégénéré», organisée en 1937 par le régime nazi pour dénoncer l’art moderne. Après avoir fui l’Allemagne pour retrouver son Amérique natale, il a donné des cours au Black Mountain College puis au Mills College. Malgré un talent indéniable, le nom de Lyonel Feininger est loin d’avoir atteint la notoriété de ses camarades tels que Vassily Kandinsky, Paul Klee, Alexej von Jawlensky, Franz Marc et bien d’autres. Retenu par l’histoire de l’art en tant que peintre et xylographe cubiste, dans la veine d’un Robert Delaunay mâtiné d’expressionnisme, Feininger a une autre carrière tout aussi passionnante. De 1893 à 1906, il a été dessinateur d’humour pour différents journaux : le Harper’s round table, le Harper’s young peopleUlk, le Berliner Illustrierte Zeitung et surtout, le Lustige Blätter. Il a été un des dessinateurs d’humour les plus en vue d’Allemagne et aurait pu consacrer sa carrière entière à ce support, s’il n’avait été frustré par le peu de soin avec lequel son travail était reproduit et par le fait que le propos de ses dessins lui était bien souvent imposé par les rédactions qui l’employaient.

à gauche, "La Haute maison" (1908), qui ressemble à un dessin de Nicolas de Crécy. À droite, "Kathedrale" (1919)

à gauche, « Das Haue Haus » (La Haute maison), encre de Chine et aquarelle de 1908. On pense à un dessin de Nicolas de Crécy. À droite, « Kathedrale », une xylogravure utilisée par Walter Gropius comme couverture pour le manifeste du Bauhaus, en 1919.

En 1906, alors qu’un quart de la population de Chicago est originaire d’Allemagne, le rédacteur-en-chef du Chicago Tribune3, James Keeley, a traverser l’Atlantique dans le but de trouver des auteurs allemands de talent à publier. Dans ses valises, il reviendra en ayant signé des contrats avec Karl Pommerhanz, Victor Schramm, Lothar Meggendorfer, August von MeisslHans Horina et, sans doute le plus populaire de tous à cette époque, Feininger. La plupart de ces auteurs enverront leurs dessins depuis l’Europe, c’est le cas de Feininger qui travaillait à Paris, où il était venu étudier la sculpture, à l’âge de trente-cinq ans, et collaborait au Témoin, revue cocardière anti-communiste et anti-américaine fondée par le dessinateur Paul Iribe.

En 1906 et 1907, Feininger a publié deux séries dominicales en grand format et en couleurs à la manière du Little Nemo de Winsor McCay (1905) : Kin-der-Kids et Wee Willie Winkies’s World. Et c’est là qu’il m’intéresse. Et c’est le point aveugle de l’exposition.

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Dans Kin-der-Kids, trois enfants (un surdoué, un sportif et un gourmand) partnet faire le tour du monde dans une baignoire, poursuivis par une tante qui veut leur faire avaler de l’huile de ricin, mais protégés par Mysterious Pete, un étrange personnage qui apparaît toujours à temps pour sauver la famille Kin-der des périls qui la guettent. Les planches sont somptueuses, on sent une forte influence des Katzenjammer kids de Dirks4 autant que du Yellow Kid d’Outcault. La série s’interrompra brusquement après trente pages, apparemment pour une sombre question de contrat5.

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Si ces planches sont drôles et belles, celles de Wee Willie Winkie’s World sont bien plus originales. Le nom de Wee Willie Winkie est issu d’une comptine écossaise de 1841, dans laquelle un petit garçon en chemise de nuit parcourt la ville à huit heures du soir et frappe aux portes pour demander si les enfants sont bien couchés.

Ici, Wee Willie Winkie porte la blouse et le chapeau de marin typique des enfants bourgeois de l’époque, et il parcourt en solitaire un monde onirique où les humains passent comme des ombres mais où tous les objets ont un visage et des expressions : les arbres ont un visage, le soleil a un visage, les maisons ont un visage, les locomotives ou encore les falaises ont un visage. Le sous-titre du premier épisode est : How things looked to Wee Willie Winkie — à quoi les choses ressemblaient pour Wee Willie Winkie. Le dessin nous livre le regard fantaisiste d’un enfant que les objets, eux-mêmes, regardent.

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Citons Thierry Smolderen dans son formidable Naissances de la bande dessinée6 :

Wee Willie Winkie’s World développe une merveilleuse interrogation sur le monde des formes naturelles et laisse entrevoir des pistes « non cinématographiques » (malheureusement abandonnées) pour la bande dessinée européenne de l’époque.

L’inventivité formelle de Feininger explose dans cette série pleine de poésie. L’année suivante, il abandonnera non seulement la bande dessinée, mais aussi le dessin d’humour, pour embrasser la carrière de peintre et de graveur qui l’a rendu célèbre jusqu’aujourd’hui. Il n’est pas interdit de penser que la carrière d’auteur de bande dessinée de Feininger n’a pas été une simple parenthèse, mais a été déterminante dans la constitution de son œuvre ultérieure.

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L’histoire de la bande dessinée n’a, pour autant que je sache, pas spécialement établi l’influence directe des bandes dessinées de Feininger sur des auteurs de films d’animation tels que Walt Disney ou Leon Schlesinger. Les Silly Symphonies du premier et les Merrie Melodies du second présentent de manière récurrente des objets « vivants » : arbres, nuages, et bien entendu véhicules, comme dans les classiques Streamlined Greta Green (Warner 1937) et Little Toot (Disney 1942). Disney est né à Chicago, mais a quitté la ville à l’âge de quatre ans en 1906, l’année précise de la création des Kin-der-Kids, pour n’y revenir qu’en 1917. Quant au Tribune, ce n’était que le troisième quotidien de Chicago en termes de diffusion, son supplément dominical n’a pas connu le succès voulu, et Feininger n’y a été publié que deux ans, peut-être est-il passé à peu près inaperçu à l’époque.

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Le catalogue de l’exposition au MuMa résume l’incursion de Feiniger dans la bande dessinée à un accident lié aux contingences. Pourtant, l’étude de sa correspondance de la fin des années 1880, soit quinze ans plus tôt, montre un jeune homme déjà amateur de dessin narratif, sans doute nettement influencé par le travail de Wilhelm Busch.

Il faut admettre que sa notoriété en tant qu’auteur de bande dessinée reste bien discrète aujourd’hui encore, et pas seulement au musée. En France, Pierre Horay a publié un grand album en 1974, assorti d’une courte préface de Claude Moliterni (traduit de l’italien, est-il précisé, quoique l’on ne sache pas de quel ouvrage ou quelle revue a été extrait ce texte dont l’auteur était pourtant bien français), et l’histoire s’arrête là. Il existe des éditions des Kin-der-Kids et de Wee Willie Winkie en Allemagne (Melzer, 1975) ou aux États-Unis (Dover 1980, Kitchen sink 1994, Fantagraphics 2007).

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à gauche, « Types urbains II » (1908). À gauche, « Gelmeroda » (1920) – Gelmeroda est un quartier de la ville de Weimar.

L’exposition du Musée Malraux7, est tributaire du fonds qu’a fourni un collectionneur (qui n’est pas nommé, me semble-t-il), lequel couvre principalement l’œuvre graphique de Feininger sur une période comprise pour l’essentiel entre 1907 et 1949. Il n’est pas étonnant que l’on n’y voie pas exposées les Sunday strips de Feininger, mais il est dommage que ceux-ci ne soient même pas évoqués. En effet, les textes pédagogiques qui établissent la chronologie de la biographie de l’artiste se bornent à dire qu’il fréquentait les cafés de Montparnasse en 1906 et qu’il a peint son premier tableau en 1907. Le catalogue passe très vite sur la question.

À l’entrée de l’exposition, se trouve un petit espace pédagogique où les enfants peuvent admirer une presse à xylographie, voir à quoi ressemblent les instruments du graveur, manipuler des jouets inspirés de l’œuvre de Feininger (qui en a lui-même créés, d’ailleurs) et feuilleter quelques catalogues et quelques ouvrages critiques parmi lesquels le Feininger édité par Horay il y a quarante ans.

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On peut y feuilleter le catalogue de la rétrospective américaine récente — qui n’a pas peur de consacrer de nombreuses pages à la bande dessinée. On trouve aussi le numéro 10 de la revue 9e Art, qui contient un bel article sur Feininger, mais aussi l’album La fille penchée, par Schuiten et Peeters. Je ne voyais pas bien le rapport, mais je lis dans le document de présentation de l’exposition que les auteurs des Cités obscures (dont on rêverait qu’ils s’intéressâssent au Havre d’Auguste Perret) sont invités à rencontrer le public du musée car leur travail « a pour point commun avec l’œuvre de Lyonel Feininger l’attrait pour le monde urbain, le goût du dessin… ». Hmmm. Certes.

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Bien entendu, cette exposition est utile et même, importante. On y voit des pièces gravées superbes et, à mon goût, plus intéressantes que les toiles du même auteur. Mais j’ai peur que le traitement qui y est fait de la bande dessinée ne soit un énième symptôme du terrible embarras que ce médium suscite dans le monde de la culture cultivée.

  1. Premier mari de la future Sonia Delaunay, Uhde a épousé Sarah/Sonia Stern/Delaunay pour cacher son homosexualité, tandis que son épouse l’a fait pour être naturalisée française. []
  2. Le Bauhaus est né de la fusion de l’école des Beaux-Arts de Weimar et de l’école des arts décoratifs de Weimar, fondée un peu moins de vingt  ans plus tôt par Henri Van de Velde, qui avait été forcé de quitter ses fonctions du fait de sa nationalité belge. []
  3. Le Chicago Tribune était à l’époque un grand journal, mais ce n’est que quelques années plus tard que Joseph Medill-Patterson en fera un dangereux concurrent pour les publications Hearst, notamment grâce à la bande dessinée : Gasoline Alley, Little Orphan Annie, Dick Tracy ou encore Terry and the pirates. Il publiait cependant déjà le Buster Brown de Richard Felton Outcault, et la superbe et méconnue série The Naps of Polly Sleepyhead, par Peter Newell. Pour l’anecdote, signalons que James Keeley a fini par quitter le Tribune pour fonder son propre journal, le Chicago Herald (ultérieurement racheté par Randolf Hearst) où il sera notamment le découvreur d’Elzie Crisler Segar, futur créateur des aventures du marin Popeye. []
  4. Connue en France sous le nom Pim Pam Poum, la série Katzenjammer kids est née en 1897 et paraît toujours, près de cent-vingt ans plus tard, ce qui constitue un record absolu de longévité dans le domaine. Son auteur, Rudolf Dirks, était originaire d’Allemagne et s’inspirait clairement du Max und Moritz (1865) de son compatriote Wilhelm Bush. []
  5. cf. Une Aventure inachevée, par Jean-Claude Glasser, dans 9e Art #10 (Avril 2004), p.21. []
  6. Naissances de la bande dessinée, éd. Les Impressions nouvelles, 2009. Publié aux États-Unis sous le titre The Origins of Comics: From William Hogarth to Winsor McCay, ce livre est nommé aux prestigieux Eisner Awards dans la catégorie Educational/Academic work. []
  7. Même si l’on n’y voit quasiment aucune peinture, Feininger : l’arpenteur du monde est la première exposition d’envergure consacrée à l’artiste. Il s’est par ailleurs vu consacrer une importante rétrospective en 1944, de son vivant, au MoMa, puis tout récemment, en 2011-2012, au Whitney, toujours à New York, puis au musée des Beaux-Arts de Montréal. []

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