Comment se constituent nos collections
avril 15th, 2015 Posted in DesignCes deux dernières années, j’ai fait partie de la commission d’acquisition design1 du Centre National des Arts plastiques. Je suis tenu à une totale confidentialité quant à ce qui a pu se dire lors des débats et des réunions préparatoires, mais je pense que ça ne pose pas de problème que je décrive un peu le fonctionnement de cette institution.
Je tiens à le faire, parce que le public se fait souvent beaucoup d’idées sur le fonctionnement de la culture « d’État », dont l’idée même donne des crises d’eczéma à certains, comme je le constate régulièrement sur Twitter ou en commentaires à mes billets concernant l’enseignement, notamment. Je peux témoigner de la manière dont les choses se passent au niveau que j’ai pu apprécier.
L’acquisition d’art par des institutions publiques est une pratique aussi ancienne que l’idée même d’État, j’imagine, et cette commission existe de fait depuis l’année 1791, même si elle a eu d’autres noms et que ses règles de fonctionnement actuelles ne datent que de quelques décennies. Avant la Révolution, le souverain achetait ou commanditait aussi des œuvres d’art avec l’argent des impôts, mais il régnait, forcément, une certaine confusion entre ce qui relevait de son patrimoine personnel et ce qui constituait le patrimoine de l’État.
Les membres de la commission sont nommés en fonction de leur notoriété en tant que spécialistes (notoriété dans leur milieu professionnel, bien sûr). Je pense que j’ai été choisi avant tout pour effectuer des propositions dans le domaine du design numérique, tandis que d’autres membres étaient plus spécifiquement connaisseurs du design graphique, et d’autres encore, du design mobilier traditionnel ou au contraire, du design prospectif2. Le groupe est composé pour être représentatif des préoccupations du moment, mais pas forcément de la dernière mode : les objets acquis entreront ensuite dans les collections de l’État pour toujours, et seront disponibles pour des prêts ou pour rejoindre l’inventaire d’institutions culturelles nationales.
À chaque session, les membres font des propositions, qui s’ajoutent aux propositions spontanées d’artistes ou de galeries. Le vote s’étend sur une longue journée, où chaque intervenant défend et détaille ses propositions. Il faut connaître suffisamment l’œuvre pour la défendre face aux autres membres de la commission, et être entré en contact avec l’auteur ou la société (galerie, éditeur de design,…) qui le représente avec cette approche bizarre : « je compte proposer votre travail à la prochaine commission, mais je ne peux pas garantir qu’elle sera reçue ! ». Et il peut y avoir des déceptions, des choses qui ne passent pas, pour quantité de raisons : le créateur est déjà trop présent dans les collections avec le même genre d’objet ; l’objet semble beaucoup trop cher ; ou tout simplement, il ne plait pas à suffisamment de membres ou plutôt, d’autres objets ont plus plu.
La commission à laquelle j’ai appartenu s’est réunie pour quelques réunions préparatoires et trois sessions plénières. Les discussions y étaient assez cordiales et constructives, ce qui n’empêche ni les désaccords ni les regrets, bien entendu.
On peut consulter sur le site du CNAP la liste des œuvres acquises pour 2013 et 2014 (première session, il y en a eu deux). Les objets acquis sont à mon avis d’une grande variété, qui va du design intégré à des pièces uniques d’auteur plus proches de la création artisanale. Certaines acquisitions sont moins importantes pour les objets eux-mêmes que pour l’abondante documentation, les prototypes et les dessins préparatoires qui les accompagnent.
Rendez-vous dans vingt ou trente ans pour voir sur quel jeune designer prometteur nous avons eu du flair, ou au contraire, quelle œuvre s’avérera plus anecdotique que nous l’avions cru sur le moment.
Le budget n’est pas extensible à l’infini, et les prix des objets acquis sont négociés très sérieusement par les services du CNAP. Je dois signaler aussi que les membres de la commission sont bénévoles et ne profitent que d’un remboursement de leurs frais de transport, s’ils le souhaitent, et d’un repas. Rien de dispendieux, et, au contraire, il nous a été régulièrement rappelé en introduction des séances que nous portions la responsabilité d’un budget public.
Le jour où le site du CNAP a publié la liste des membres de la commission, j’ai reçu un message d’un designer perdu de vue depuis plus de dix ans, qui m’écrivait quelque chose comme « J’ai pensé à toi aujourd’hui en retrouvant ton e-mail par hasard, que deviens-tu ? ». Je n’ai pas pu m’empêcher d’imaginer que c’était lié à ma présence dans la commission et, afin d’éviter tout épisode pénible qui aurait pu en découler, j’ai évité par la suite de trop me vanter d’en faire partie.
L’État ne fait pas qu’acquérir des œuvres existantes, il lui arrive d’en commanditer.
Jeudi dernier, justement, je me trouvais parmi le public au Ministère de la Culture pour l’inauguration d’une commande publique : la typographie L’Infini, due à Sandrine Nugue, diplômée de l’école Estienne, des Arts décoratifs de Strasbourg et de l’école d’art et de design d’Amiens.
La grande particularité de cette typographie, outre ses qualités morphologiques (et notamment ses ligatures assez originales), c’est qu’elle est diffusée sous licence Creative Commons3, ce qui constitue une approche remarquablement cohérente du bien public : financée par nos impôts, cette typographie est librement utilisable par chacun de nous4.
En marge de l’inauguration de L’Infini, trois personnalités du design graphique se sont vues remettre les insignes de chevalier des arts et lettres par Fleur Pellerin : Anette Lenz, Pierre di Sciullo et Jean François Porchez. Un événement qui permet — ne serait-ce que par la qualité des personnalités distinguées — d’appuyer l’intérêt du ministère pour le graphisme et de redorer le blason d’une médaille qui n’a pas eu que des récipiendaires aussi sérieux par le passé5.
- Très précisément : Commission d’acquisition arts décoratifs, métiers d’art et création industrielle. Il existe aussi une commission Arts plastiques et une commission Photographie et vidéo. On parle d’acquisition, et non d’achat, car les œuvres ne sont pas toutes achetées, la commission décide aussi d’accepter ou non des donations. [↩]
- Outre moi-même et les membres de droit (directeurs de musées, inspecteur de la création artistique, etc.), siégaient Étienne Bernard, François Brument, Francine Fort, Alexandra Midal, Sophie Pène, Chantal Prod’Hom, Frédéric Ruyant et Catherine de Smet. [↩]
- Très précisément sous licence CC BY-ND, c’est à dire qu’elle doit être attribuée à son auteure et ne doit pas être modifiée. [↩]
- C’est la manière étasunienne de considérer le bien public : ce qui est financé par le contribuable appartient au contribuable. Aux États-unis, la librairie du Congrès ou la Nasa laissent libre accès à leurs données, contrairement à l’INA ou à l’IGN (parmi d’autres) qui les revendent après les avoir amorties, sans doute moins pour l’argent que représente leur vente que par habitude du contrôle. Je suis assez impatient de lire Au Pays de Numérix, le livre d’Alexandre Moatti, qui traite notamment de ce genre de contradictions de l’«exception culturelle» française. [↩]
- Sous Nicolas Sarkozy, la même distinction avait été remise au chauffeur de Christine Albanel, ministre de la Culture de l’époque qui est avant tout restée célèbre pour avoir porté la loi Hadopi. On ignore quels apports son chauffeur a rendu à la culture. [↩]