Des boulots dodos, de la mécanisation, et de l’urgence d’une formation au temps-libre
septembre 16th, 2013 Posted in indices, Les prosLes machines contre l’emploi
J’ai appris (merci Émeline) l’existence d’une étude, réalisée par deux chercheurs d’Oxford, qui affirme que d’ici une vingtaine d’années, quarante-cinq pour cent des emplois actuellement proposés aux États-Unis pourront être pourvus par des ordinateurs, en remplacement des travailleurs.
Et il n’est plus question des emplois ouvriers de l’industrie, dont beaucoup sont d’ores et déjà remplacés par des automates, mais d’emplois administratifs ou de services. C’est sans doute vrai, et cela fait peur, parce que nous ne sommes plus à l’époque où l’on rêvait qu’un jour « les robots travailleront pour nous », l’expérience nous a plus ou moins convaincus que le gain de temps et d’argent ne sera pas partagé, mais échoira à ceux qui seront en mesure d’en profiter. Ce constat n’a rien de neuf. Comme le notait Proudhon en son temps1, l’automatisation, toujours plus perfectionnée, aboutit mécaniquement à un transfert du revenu du travail, à une hausse de la production, à une baisse générale des revenus. Proudhon remarque que c’est aux ouvriers que l’on reproche de ne pas savoir gérer la situation :
(…) mais, comme la clientèle est flottante, dès que le travail et le salaire manquent, on crie à l’abus du mariage, on accuse l’imprévoyance des ouvriers. L’économie politique, c’est-à-dire le despotisme propriétaire, ne peut jamais avoir tort : il faut que ce soit le prolétariat.
La hausse de la production a longtemps été amortie par la consommation, mais il semble que l’on arrive aux limites de ce qui est soutenable. J’ai lu quelque part que l’on avait, en cinquante ans, multiplié le nombre d’objets qui se trouvent dans nos maisons par douze. Or ce chiffre déjà vertigineux l’est encore plus si l’on veut bien se souvenir que les objets qui se trouvent dans une maison en 2013 sont d’une nature différente de ceux qui s’y trouvaient en 1963, lesquels étaient généralement destinés à durer. La cadence de renouvellement d’équipements tels que les outils de bricolage ou l’électro-ménager ne cesse d’augmenter, et sur ce point, il existe des chiffres2.
Les objets qui sont faits pour n’être utilisés qu’une fois tous les deux ans, comme certains ustensiles de cuisine ultra-spécialisés, sont, a priori, bien plus courants aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Il faut dire qu’ils sont bien moins chers à l’achat : un couteau électrique vaut le prix d’une paire de ciseaux mécaniques de qualité moyenne, et l’on trouve pour quelques dizaines d’euros des machines à barbe-à-papa, à hot-dogs, des fontaines à chocolat, des chauffe-assiettes, des tranche-ananas, des carrousels à épices électriques, etc., etc.
Souvent, le prix très bas se paie à l’usage, et j’ai par exemple l’impression que des millions de personnes ont, un jour, acheté une machine à faire les pâtes, qui se contentera d’encombrer un placard parce qu’elle n’a, finalement, jamais bien fonctionné. Et je ne parle pas des tire-bouchons brevetés et autres gadgets du concours Lépine destinés à l’ouverture facile des huîtres. Outre l’absurdité qu’il y a à vouloir disposer chez soi de tout l’appareillage des métiers de la restauration, cela a un coût écologique important : ces appareils sont produits, réclament des ressources, et, une fois cassés ou jetés, doivent être recyclés, lorsque c’est possible, ou viennent encombrer des décharges.
Le problème n’est pas moins grave dans le domaine des gadgets électroniques, toujours plus nombreux, souvent spécialisés, gourmands en ressources rares, rendus de plus en plus difficiles à recycler par leur compacité, et disposant d’une durée de vie parfois très faible : la tendance des smartphones, mini-pcs et tablettes est de vendre des appareils dont la batterie, une fois morte, n’est pas remplaçable et impose donc de jeter l’appareil lui-même.
L’augmentation régulière de la consommation, c’est finalement ce qu’on nomme la « croissance », et cela ressemble toujours plus à la fuite en avant désespérée d’un système qui vise le profit d’un petit nombre plus que le bien-être général.
Le bien être partagé n’aurait pas besoin de croissance, la croissance comme valeur en soi ne s’explique que dans un contexte de concurrence où ceux qui n’avancent pas plus vite que d’autres finissent par disparaître.
Proudhon note que le progrès mécanique, loin d’alléger la charge de travail de chacun, augmente la servitude, en tout cas dans un système composé, comme il le dit, d’une classe qui commande et qui jouit et d’une classe qui obéit et qui souffre3 :
Et ce que nous disons du chemin de fer est vrai de toutes les industries : toujours l’homme et la machine se poursuivent, sans que le premier puisse arriver au repos, ni la seconde être assouvie. Quels que soient donc les progrès de la mécanique, quand on inventerait des machines cent fois plus merveilleuses que la mule-jenny, le métier à bas, la presse à cylindre ; quand on découvrirait des forces cent fois plus puissantes que la vapeur : bien loin d’affranchir l’humanité, de lui créer des loisirs et de rendre la production de toute chose gratuite, on ne ferait jamais que multiplier le travail, provoquer la population, appesantir la servitude, rendre la vie de plus en plus chère, et creuser l’abîme qui sépare la classe qui commande et qui jouit, de la classe qui obéit et qui souffre.
Après avoir frappé des métiers manuels, la mécanisation touche désormais des professions administratives, donc. Et dans un sens, c’est très bien, car à de rares exceptions près, si une tâche peut être assumée par une machine, c’est que c’est une tâche sans grand intérêt, une tâche mécanique et répétitive.
Le problème, on l’a vu au-dessus, vient du fait que l’économie de temps réalisée grâce à la machine ne sert pas au bien-être du travailleur, à qui l’on n’offre pas plus de temps, ni plus d’argent, que l’on ne dédommage en aucune manière et à qui on parvient de moins en moins à fournir un emploi plus digne de la sophistication de son système nerveux central.
Bullshit jobs
Le mois dernier, David Graeber, qui enseigne l’anthropologie à la London school of economy, a publié dans le très engagé Strike! Magazine un article intitulé Bullshit Jobs, formule que les médias français ont choisi de traduire par « boulots à la con ». L’article a connu un succès complètement inattendu, il a été lu des centaines de milliers de fois et a fait augmenter sensiblement le tarif d’hébergement du site de Strike! Magazine.
L’auteur commence par rappeler la prédiction de l’économiste John Maynard Keynes qui, en 1930, affirmait avec optimisme que les progrès techniques réduiraient la semaine du travailleur de la fin du XXe siècle à une quinzaine d’heures de labeur. Ce qu’explique Graeber, c’est que le calcul était juste, le nombre total d’heures nécessaire pour faire tourner l’économie, même en prenant en compte l’extension de la consommation, correspond aux estimations de Keynes, et l’auteur affirme même que dans une quantité extravagante de professions, les gens ne travaillent que quinze heures, alors même qu’ils sont présents sur leur lieu de travail huit heures par jour. Il ajoute que dans bien des cas, ces employés ont une très forte conscience de l’inutilité de leur métier : ils n’ont pas un emploi parce que leur force de travail est utile à quelque chose, mais parce qu’il faut les occuper. Il note enfin quelque chose que j’ai souvent remarqué moi-même (et même écrit ici), qui est que ce sont les métiers les plus indispensables qui sont, généralement, les moins rémunérés et dont les employés sont les plus maltraités : faites disparaître les éboueurs et les infirmières, et du jour au lendemain, plus rien ne fonctionne. Faites disparaître les membres du conseil d’administration d’une société du Cac40, et personne ne s’en rendra compte.
Un éditorialiste de The Economist, piqué au vif par le succès de l’article de Graeber, et peut-être par la remarque que le capitalisme était arrivé, comme le socialisme soviétique en son temps, à devoir donner des faux emplois aux gens, a tenu à y répondre avec un article pas très convaincant qui explique que l’économie toute entière, de la production à la finance en passant par la vente, était devenu extrêmement complexe et que c’est ce qui expliquait l’impression que certaines tâches sont absurdes. Dans cet article de The Economist, je remarque un fatalisme vis à vis de l’évolution du travail : « les métiers qui réclament un niveau de flexibilité particulièrement élevé, ou de la créativité, ou de l’empathie, devraient persister à embaucher (pour un temps). Pourtant, la plupart des emplois de bureau finiront comme le dodo »4.
Je trouve amusante cette référence au dodo, malheureux pigeon géant de l’Océan indien, pour parler du travail, car cela me fait instantanément penser à la formule « métro, boulot, dodo », si populaire pendant les trente glorieuses pour dénoncer la manière dont l’existence peut être altérée par le travail, qui en fait une morne routine5.
Dans une interview de Rue89, la politologue Béatrice Hibou impute l’impression de travail inutile à l’augmentation du nombre de tâches administratives (contrôle, audits, évaluations, protocoles de travail) dans d’innombrables professions, du fait notamment d’une obsession générale de sécurité qui se traduit par une extension des tâches bureaucratiques, qui sont parfois perçues comme une forme de maltraitance6. Je pense que Béatrice Hibou et David Graeber ont raison in fine : de nombreuses heures de travail sont employées à des tâches inutiles ou absurdes, et parfois aussi, à jouer à Angry Birds ou à discuter sur Facebook. Les gens ne seraient-ils pas mieux, chez eux, à rechercher, à étudier, ou tout simplement à vivre, comme le proposait Bertrand Russell dans son lumineux Éloge de l’oisiveté ?
Et s’il y a de moins en moins d’heures de travail à pourvoir pour faire fonctionner la machine, pourquoi ne pas les partager équitablement, plutôt que de continuer à maintenir des sociétés déséquilibrées dans lesquelles l’actif est contraint à des heures de présence plus ou moins inutiles sur son un lieu de travail qu’il ne supporte, parfois, que par la peur qu’il a de devenir un chômeur, tandis que les chômeurs sont toujours plus nombreux, et pourtant stigmatisés comme fautifs de ne pas accepter de travailler pour le même salaire que des ouvriers chinois ? Le travail est inscrit dans une économie de rareté de manière un peu artificielle, il pourrait tout à fait être organisé différemment.
Vendredi dernier, à Ce Soir ou Jamais, l’économiste « atterré » Jean-Marie Harribey résumait ce qui empêche l’augmentation de la productivité d’aboutir à une baisse du temps de travail : « Si le curseur entre revenu du travail et revenu du capital n’est pas figé, alors la question se résout. Depuis les maîtres des forges jusqu’au Medef, eux ils ont compris que derrière la question du partage du travail, il y a la question du partage des revenus ».
Maintenir les inégalités est effectivement une raison forte à l’injonction actuelle au « travailler plus ». Une répartition de l’emploi déséquilibrée, une peur du chômage, le recours au mythe dix-neuvièmiste de l’ouvrier vertueux qui « perd sa vie à la gagner » (et plus encore à faire gagner sa vie à la personne qui exploite son labeur), l’idée que le travail donne la dignité, tout cela permet de maintenir des rémunérations iniques. Mais ce n’est pas le fruit d’une conjuration, il n’y a pas eu de réunion secrète à Davos pour décider qu’il faudrait imprimer dans les esprits que ne travailler « que » trente-cinq heures, c’est être un fainéant. Il n’y en a pas eu besoin, parce que cela s’inscrit dans une très vieille tradition, c’est même écrit dans la Genèse (3:19) : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière ».
Mais ma théorie sur les raisons qui font que l’on persiste à vouloir que la plupart des gens soient occupés quarante heures par semaine malgré une capacité de production sans commune mesure avec celle de nos trisaïeux, qui pourrait nous permettre de profiter de notre temps, ne remonte pas à la Bible7. Je vois en fait deux raisons, l’une est consciente, et l’autre nettement moins.
La raison consciente, c’est la concurrence. En effet, s’il existe un pays où les gens travaillent beaucoup pour rien, et d’autres où ils travaillent peu pour un gros salaire, on comprend que certaines entreprises envoient l’emploi là où il est le moins cher. De leur point de vue, c’est une bonne affaire : le salarié tunisien qui gagne 140 euros par mois pour 48 heures de travail est moins coûteux que le salarié hollandais qui gagne 3000 euros par mois pour seulement 30 heures de travail. Un point intéressant à noter, cependant : il y a plus de 15% de chômeurs en Tunisie, mais moins de 5% aux Pays-Bas. Ce que l’on voit dans cet exemple, c’est que la manière dont les multinationales profitent de l’écart de niveau de vie entre les pays est logique de leur point de vue, mais pas spécialement profitable aux populations, cela ne fonctionne que tant que l’on veut qu’il y ait des gens plus cruellement exploités que d’autres.
Et quand l’affreux8 Serge Dassault explique que les français devraient aligner leurs prétentions salariales sur le marché de l’emploi en Chine, non seulement il ne parle à aucun moment de réduire ses revenus personnels, mais il veut au contraire les accroître. Sa fortune est estimée à plus de neuf milliards de dollars, soit l’équivalent de la dette extérieure de pays tels que la Syrie ou le Costa Rica.
La raison inconsciente, c’est l’angoisse du vide, la peur que les individus qui disposent de temps libre ne soient pas, ou pas tous, capables d’en faire quelque chose de bon. C’est en partie la raison pour laquelle la troisième république a construit les écoles sur le modèle des prisons ou autre lieux de discipline10 et rendu l’instruction obligatoire : plus que d’éduquer véritablement, le but était de contenir.
La vraie éducation, c’est à dire le progrès personnel, on ne le donne pas au vulgaire, on le donne aux bourgeois. Les bourgeois sont éduqués au temps-libre, ils savent lire, ils aiment lire, ils savent discuter, ils savent jouer du piano, ils savent dessiner, ils savent manier un voilier, ils savent monter à cheval, ils savent voyager, ils savent prendre des vacances, ils savent manger. En un mot : ils savent profiter.
Bien sûr, tous ne savent pas faire tout cela à la fois, et on trouvera des bourgeois mal éduqués autant que des prolétaires qui savent s’occuper dignement lorsqu’ils sont désœuvrés, mais l’important n’est pas là, l’important est que l’opinion n’y croit pas, car dans une société basée sur le mépris et la méfiance (deux grandes armes de la concurrence), imaginer le loisir de l’autre, surtout avant l’âge de la retraite (où l’on a la réputation d’être devenu inoffensif) donne le vertige : libres de leur temps, que feront les gens ? Vont-ils boire ? Commettre des délits ? Traîner dans les rues ? S’envoyer des SMS ?
L’unique éducation au temps libre est consumériste, tout est censé pouvoir s’acheter, et on a même fini par inventer les loisirs quantifiés, évalués, jugés, ainsi qu’on le voit avec les émissions de « télé-réalité » où des gens vont manger les uns chez les autres, s’invitent les uns aux mariages des autres, puis s’attribuent mutuellement des notes.
Plus étrange, encore, on invente les loisirs délégués. L’argumentaire commercial pour l’appareil-photo intégré au nouveau téléphone d’Apple est assez inquiétant :
…Cette fois, la machine ne se contente pas de prendre un emploi, elle vole le loisir ! L’appareil et son logiciel savent prendre des photographies et privent l’amateur du plaisir de le faire par lui-même.
La solution à l’équation du temps libre est exactement le contraire de ce que propose Apple, ou de ce que propose la télévision — loisir passif, hiérarchique —, la solution c’est bien entendu d’offrir à chacun une éducation au temps-libre, à la lecture, au voyage, à la créativité, à la gratuité, à l’échange, au partage. Enfin à tout ce à quoi les vrais bourgeois sont éduqués et qui leur permet de faire comme si l’argent n’existait pas ou n’avait pas d’importance. Et peut-être, d’ailleurs, faudrait-il commencer ici : supprimer l’argent, ce moyen d’échange qui sert principalement à régler les problèmes dont il est la cause.
En attendant, que faire ? S’aménager, entre intellectuels précaires, bourgeois déclassés et bobos anarchisants, des « zones d’autonomie temporaire »11 sur le web, en faisant semblant que la bêtise et la violence n’existent plus ? Faut-il se cacher à la campagne, comme la communauté de hackers de Sur l’onde de choc (1975), de John Brunner (dont on attend la réédition depuis trop longtemps) ? Apprendre à fabriquer, à réparer ? Saboter le capitalisme en créant des monnaies alternatives, des modes d’échange ou de production nouveaux et qui échappent au système ? Faut-il faire perdre leur valeur à l’argent et au labeur ? Faut-il instituer un « revenu de base », un « revenu de vie » ? Faut-il éteindre le poste ? Faut-il être à son compte ? Faut-il créer des coopératives ? Faut-il occuper Wall Street ? Conspirer au grand jour12, comme H.G. Wells ?
Eh bien je n’en ai aucune idée.
- Pierre Joseph Proudhon, Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, 1846. Premier philosophe à s’être dit « anarchiste », l’inventeur de la formule « la propriété, c’est le vol » est un peu oublié à présent, certaines de ses idées ayant mal vieilli (religiosité, sexisme, antisémitisme), et, surtout, Marx ayant un jour rompu avec son homologue français qu’il jugeait naïf dans ses idées économiques et petit-bourgeois dans son idéal, quoique Proudhon ait été issu d’une famille infiniment plus pauvre que celle de Marx. [↩]
- Un rapport des Amis de la Terre consacré au phénomène dit de « l’obsolescence programmée », note qu’à partir des années 1980, les français étaient tous équipés en électro-ménager et que ce n’était plus un marché à conquérir, mais à renouveler. Depuis cette époque, la durée de vie des équipements (du lave-linge au téléviseur) baisse, et cette tendance semble s’accélérer depuis une décennie. La durée de vie moyenne des équipements serait passée de 10 à 12 ans à 6 à 9 ans entre le début des années 2000 et aujourd’hui. [↩]
- Pour Proudhon, l’avenir était aux classes moyennes. [↩]
- « Jobs that require a particularly high level of task flexibility, or creativity, or empathy may continue to employ people (for a while). Yet most office jobs will eventually go the way of the dodo ». [↩]
- Wikipédia m’apprend que « métro, boulot, dodo » est une formule tirée d’un poème de Pierre Béarn, issu du recueil Couleurs d’usine, paru en 1951 :
« Au déboulé garçon pointe ton numéro
Pour gagner ainsi le salaire
D’un morne jour utilitaire
Métro, boulot, bistro, mégots, dodo, zéro » [↩] - J’ai personnellement été échaudé par le fonctionnement des appels à projets de recherche en école d’art : pour obtenir trois sous, il nous a fallu passer un temps considérable à réaliser des dossiers : demande, rapport initial, rapport intermédiaire, rapport final… Jusqu’à ce que la bureaucratie prenne le pas sur le travail de recherche lui-même. Le but (louable) est de s’assurer que l’argent du contribuable est bien dépensé, mais en réalité, la compétence que l’on a exigé de nous a été de savoir rédiger et défendre des activités bureaucratiques. Belle illustration de ce que Max Weber nommait la « cage de fer » (stahlhartes Gehäuse) même s’il portait sur le système capitaliste. [↩]
- Rappelons cependant Adolphe Thiers, cité par Paul Lafargue dans Le droit à la paresse (1880) : « Je veux rendre toute puissante l’influence du clergé, parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : « Jouis ». ».
Note : je ne me connais pas de lien familial avec Paul Lafargue. Notre patronyme commun n’est pas rare dans le Sud-Ouest de la France, d’où était originaire le père de Paul Lafargue, et où j’ai sans doute des ancêtres bien que de ce côté de la famille, l’arbre généalogique s’arrête à mon arrière-grand père. [↩] - Marchand de canons, homophobe déclaré, accusé par Mediapart d’avoir recouru à l’achat de votes pour être élu maire de Corbeil-Essonnes, et d’avoir ensuite eu recours à des méthodes mafieuses pour faire taire deux de ses anciens associés, à moins que ce soient ses anciens associés qui se sont querellés (ceux qui ont « parlé » se sont fait tirer dessus trois mois plus tard), Serge Dassault me semble incarner la dérive du capitalisme à lui seul.
Notons que malgré la publications de témoignages accablants, la justice n’inquiète pas trop le sénateur-avionneur, qui ne peut être mis en garde à vue, le bureau du Sénat ayant refusé de lever son immunité parlementaire. Entre braves gens, on se serre les coudes ! [↩] - Dans un autre genre, je découvre l’existence du blog dessiné Salaire net et monde de brutes, qui traite du travail précaire, temporaire, des petits boulots, quoi. Les éditions Delcourt le publient désormais sous forme d’album. [↩]
- Michel Foucault : « Que la prison cellulaire, avec ses chronologies scandées, son travail obligatoire, ses instances de surveillance et de notation, avec ses maîtres en normalité, qui relaient et multiplient les fonctions du juge, soit devenue l’instrument moderne de la pénalité, quoi d’étonnant ? Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? » (Surveiller et punir, éd. Gallimard 1975 (p.264 de l’édition actuelle). [↩]
- cf. Taz : Zone autonome temporaire, par Hakim Bey, 1991. [↩]
- H.G.Wells : La Conspiration au grand jour (The Open Conspiracy), livre publié en 1928, et jamais réédité en France depuis, qui proposait la disparition des nations, la prospérité et la liberté pour chacun. En son temps, il a suscité la fondation de groupes de réflexion politique, mais la guerre l’a bien vite fait oublier, et a, très paradoxalement, donné une réputation terrible aux idées pacifistes. [↩]
24 Responses to “Des boulots dodos, de la mécanisation, et de l’urgence d’une formation au temps-libre”
By Ouam on Sep 16, 2013
pour un étudiant, acheter une machine à pâtes est un acte militant.
By Jean-no on Sep 16, 2013
@Ouam : oui, la machine à pâtes, c’est le signe d’une envie d’autonomie. Reste que les gens que je connais qui en ont (à commencer par moi) ne l’utilisent pas, et je crois que c’est chaque fois pour la même raison, qui est que ce ne sont pas de très bonnes machines à pâtes.
By nathalie on Sep 16, 2013
J’ai revendu cette machine à faire les pâtes :-)
By jck on Sep 16, 2013
Un travail d’anticipation intéressant: Comment réagiront les riches quand ils réaliseront qu’ils n’ont plus besoin des pauvres?
Je dis « intéressant » car historiquement ça n’est jamais arrivé, les pauvres se sont parfois rendu compte qu’ils pouvaient éventuellement se passer des riches et cela a donner lieu à des révolution sanglantes, mais les riches ont toujours eu, viscéralement, besoin des pauvres, qui ferait le boulot sinon?
Mais si cela change, si tout le boulot est fait par les robots?
By Jean-no on Sep 16, 2013
@jck : l’hypothèse optimiste, c’est que ne plus avoir besoin de pauvres aboutira à une société égalitaire, comme, disons, en Norvège (où l’égalité était dans les mentalités au départ, puisqu’avant d’être un pays très riche, c’était le plus pauvre d’Europe). Et sinon…
By G L on Sep 17, 2013
« Comment réagiront les riches quand ils réaliseront qu’ils n’ont plus besoin des pauvres? »
C’est une question que je me pose depuis pas mal d’années, une des réponses possibles étant que dans ce cas les pauvres n’ont plus besoin des riches!
Malheureusement là où ça coince c’est que les pauvres croient dur comme fer qu’ils ont absolument besoin des riches puisque c’est eux qui ont l’argent et que sans argent rien n’est possible.
Poussé à sa limite extrême (probablement impossible à atteindre parce que les ressources nécessaires ne sont pas disponibles) la disparition du travail aurait pour résultat la disparition de tout salaire donc celle de tous les salariés. Ça me semble indiquer que moins le travail est nécessaire moins l’argent doit être nécessaire…
By john on Sep 17, 2013
Excellent article qui expose les questionnement que je peux avoir sur le monde du travail.
J’en suis persuadé nous travaillons tous trop à ne rien faire. Je l’observe autour de moi (j’en fait peut être partie !?), la productivité réelle pour certains doit s’élever à quelques heures, loin des 35 règlementaires. Le lieu de travail s’apparente parfois à une grande garderie où les collègues s’ennuient et cherchent le prochain bruit de couloir.
J’aimerais revenir sur deux points :
– la photo du jumbo-jet des années 60 serait un « mock-up » une simulation publicitaire à taille réelle de ce que pourrait être l’organisation des futurs 747 (cf. https://worksthatwork.com/2/boeing-747) j’ai pas trouvé de source boeing.
– Vous parlez de « dégradation du produit » mais j’aurais plus tendance à croire à un élargissement du marché. Rien ne vous empêche d’acheter un billet en classe première sur un A380 avec Emirates. Je peux vous garantir que vous serez loin de l’expérience Ryan Air et des sièges à 50 euros. Le produit ne se dégrade pas, il s’adapte au marché qui préfère payer son vol 50 euros plutôt que 500. Je me souviens, plus petit, l’avion était un luxe total, les pilotes étaient des dieux les hôtesses des déesses ; le prix du billet faramineux. Aujourd’hui on parle de « navette » et prendre l’avion devient aussi banal que de prendre le bus.
Il en est de même pour l’obsolescence programmée. Avant c’était mieux etc… il ne faut pas oublier que le tarif était en conséquence, vous trouverez d’excellentes machines à laver en 2013 mais la aussi il faudra allonger les billets. Si certains s’étonnent qu’un toaster acheté 15 euros ne tiennent qu’a peine le temps de la garantie c’est parce que l’on maitrise beaucoup mieux la durée de vie des composants et l’on pourra remplir un cahier des charges qui respectera un prix très serré tout en couvrant le minimum nécessaire en termes de durée de vie. La aussi les personnes qui vont faire la démarche pour trouver et acheter un produit de qualité sont peu nombreux, ils se soucient plus du court terme et du prix affiché sur le sticker du magasin.
By Jean-no on Sep 18, 2013
@john : la photo du Jumbo-jet est amusante mais c’est anecdotique. J’ai cherché les sources mais les agences qui vendent cette image (en noir et blanc) sont très évasives. Je vais préciser. Mais je sais juste qu’entre la classe touriste d’il y a vingt ans et celle d’aujourd’hui, mes genoux touchent le siège de devant, et je n’ai pas grandi entre temps. Je ne parle pas de Ryanair que je n’ai jamais pris, ni aucun low-cost. C’est bien sûr à ce prix, entre autres, que le marché s’est élargi et que l’avion est devenu une meilleure affaire que le train sur certaines destinations.
Pour l’obsolescence programmée, nous sommes d’accord (et le consommateur qui veut tout en même temps est fautif), mais le résultat est un gâchis ahurissant, car si le toaster est deux fois moins solide, alors on double le nombre de toasters qui atterrissent dans les décharges. Mais l’industrie propose aussi des produits de semi-luxe, qui ont un prix élevé, l’apparence de solidité, mais une durée de vie qui n’est pas meilleure. Le consommateur, forcément, est échaudé, si il ne peut pas avoir confiance dans le prix élevé pour s’assurer que le produit sera durable.
By G L on Sep 18, 2013
«Il est bien plus logique d’apprendre à l’iPhone à produire de superbes images, que d’apprendre à des millions de personnes à devenir des experts de la photo.»
C’est soit ridicule (l’iPhone n’a pas besoin de vous pour produire de superbes images) soit seulement ambigu (appuyez sur le bouton, nous nous occupons du reste.)
J’utilise un reflex avec lequel je peux fixer moi-même un nombre important de paramètres ou au contraire (bouton vert) laisser agir les automatismes que les ingénieurs ont mis au point pour que le résultat soit « bon » dans la plupart des cas. La première méthode est préférable quand je photographie (en amateur) des sculptures dans l’atelier d’un artiste ou tout bêtement des fleurs dans le jardin: je fais une série de photos en faisant varier – entre autre – les réglages en question.
Il y a au contraire d’autres situations où il y a tellement de choses plus importantes qu’il est raisonnable de laisser les automatismes se débrouiller avec les questions techniques.
Entre le Kodak des années 1900 (le premier appareil que même un enfant pouvait utiliser) et les téléphones qui peuvent accessoirement faire des photos, la grande différence est qu’on peut maintenant prendre une photo, la regarder et décider de la refaire autrement sans que ça n’entraîne aucun gaspillage d’argent (dans les deux sens du terme.)
Autrement dit la coûteuse démarche d’apprentissage jusqu’ici réservée à un petit nombre de spécialistes est maintenant à la portée de tous, même si personne n’en parle (ni Apple, qui pense avoir intérêt à laisser croire que c’est l’appareil qui fait la photo, ni les spécialistes en question, qui croient qu’un plus grand nombre de gens sachant qu’il y a une infinité de manières possibles de faire une photo constituerait une menace pour leur job.)
By Jean-no on Sep 18, 2013
@GL : la conquête actuel, ce n’est plus la mise au point ou l’exposition automatiques, qui sont de vieux acquis. C’est par exemple l’appareil qui décide quand il faut déclencher. Mais peu importe, ce qui est vraiment étonnant c’est plutôt la formulation par Apple : « ne vous cassez plus la tête, l’appareil s’amusera désormais à votre place » :-)
By G L on Sep 18, 2013
Bientôt à Disneyland: l’appareil connaissant son emplacement et son orientation, il va pouvoir guider l’utilisateur vers le bon point de vue puis déclencher quand le cadrage sera satisfaisant !o)
By Jean-no on Sep 18, 2013
@GL : Apple a déposé un brevet pour un système qui empêche les photographies de ce qu’il juge n’étant pas licitement photographiable.
By Kart on Sep 19, 2013
Vous voudriez pas participer aux élections municipales aux côtés du Part Pirate? Je crois que nous sommes sur la même longueur d’onde que vous en ce qui concerne le numérique (entretien des communs, vie privée…) comme en ce qui concerne le non-numérique (démocratie, travail…). On manque de bras, d’idées voire même juste de noms sur nos listes, et tous les sympathisants sont les bienvenus! Nous non plus ne savons pas exactement « que faire » mais nous pouvons y réfléchir ensemble et, surtout, essayer de faire quelque chose (revenu citoyen? monnaies locales? généralisation de l’intermittence? …).
By Jean-no on Sep 19, 2013
@Kart : je suis un peu trop lâche ou fainéant ou prudent pour m’associer à un projet électoral, même de loin. J’aime bien l’idée du Parti Pirate comme réinvention de la politique, tout en me méfiant : lancer un parti, n’est-ce pas déjà entrer dans un certain jeu ?
By Kart on Sep 25, 2013
Etant moi-même lâche, prudent et fainéant, je vous comprends votre réticence à « vous associer à un projet électoral » (même si le programme n’existe que dans de très grandes lignes et – donc – amendable dans la directions que vous souhaiteriez, en concertation avec autrui). En revanche, je ne comprends pas trop votre « lancer un parti, c’est entrer dans un jeu »… pouvez-vous expliciter? (éventuellement en privé, je ne suis pas sûr que ce blog soit le lieux!)
By Jean-no on Sep 25, 2013
@Kart : ce n’est pas vraiment une affirmation, c’est plutôt une question que je me pose.
By G L on Sep 25, 2013
Finalement il serait bien plus logique d’apprendre à l’iPhone à voter pour ceux qui appliqueront la politique la plus profitable à son propriétaire (en fonction de sa fortune, son age et quelques autres critère) plutôt que d’apprendre à des millions de personne à devenir expert en économie, finance, affaires sociales, politique étrangère et affaires militaires.
Si les ingénieurs d’Apple sont capables de décider des critères qui font d’une photo une « superbe photo » (autrement dit d’imposer leurs propre critères à tout le monde) je ne vois pas pourquoi ils n’y parviendraient pas!
By Kart on Sep 26, 2013
C’est le mot « jeu » que je ne comprends pas. Voulez parler de « jeu politique »? Mais dans ce cas, tenir un blog, c’est aussi être dans le jeu, non? Être politiquement hors jeu, c’est se taire ou ne pas avoir d’auditoire (pour plein de raison : le discours est irrecevable, le locuteur est illégitime…). Ou alors parlez-vous plus précisément du « jeu électoral » et le principe de popularité qui le sous-tend? Ou encore parlez vous de jeu au sens propre, d’amusement? Auquel cas je trouve plutôt bien que le Parti pirate soit, effectivement, joueur : comme le commerce ou le sport, le débat d’idée gagne à ne pas se prendre trop au sérieux.
By Jean-no on Sep 27, 2013
@Kart : c’est plutôt le fait d’accepter les mêmes règles, le même terrain, qui me semble être à la fois de bon sens et problématique. De bon sens parce que c’est l’unique moyen légitime pour prendre le pouvoir. Problématique ne serait-ce que pour le pouvoir, qui compromet assez infailliblement. Bien entendu, c’est un peu lâche, comme position, ainsi que je le disais plus haut.
By Monsieur Choc on Sep 29, 2013
« La raison inconsciente, c’est l’angoisse du vide, la peur que les individus qui disposent de temps libre ne soient pas, ou pas tous, capables d’en faire quelque chose de bon. »
Je me souviens que cette justification au refus d’abaisser le temps de travail hebdomadaire avait été exposée sans ambigüité par Xavier Bertrand en 2008 à l’Assemblée Nationale, lors de son passage au ministère du Travail. Sans aller jusqu’à la peur des classes qui sont d’autant plus dangereuses quand elles sont oisives, il réduisait le refus du travail dominical à « la sauvegarde du droit au bonheur des tournois de belote, des tournois de fléchettes, des concours de majorettes ou de la pratique de la musculation ».
By Afahci on Oct 2, 2013
« Vous appuyez sur le bouton, nous faisons le reste », promettait George Eastman en 1888 fondateur de Kodak pour la sortie de son 1er modèle d’appareil photo destiné au grand public.
Certes tout le monde ne saura pas apprécier le plaisir de faire les photos soi-même mais est-ce que l’invention de G. Eastman à constitué un recul dans l’accès au loisir et même à la liberté individuelle ?
By Jean-no on Oct 3, 2013
@Afahci : En appliquant la division du travail aux loisirs, Eastman a fait fort et son système a permis à des millions de gens d’accéder à la photographie. Mais entre la prise en charge du développement des pellicules photo et l’appareil qui sait mieux que vous ce qui est beau, il y a un fossé il me semble. Ceci dit je suis toujours prudent quand on propose d’appliquer la division des tâches et le recours à des systèmes contraignants (ça vaut pour les loisirs comme pour le travail), parce que le résultat est souvent de placer les gens sous contrôle, et dans un état de dépendance. Les plats préparés sont un bon exemple : certes c’est pratique, mais cela désapprend la cuisine et force à accepter des ingrédients qui échappent au contrôle du consommateur.
By G L on Oct 4, 2013
@Jean-no : je viens de lire l’analyse très détaillée qu’a fait le site DPreview de la fonction photo du nouvel iPhone et je suis partagé:
– D’un coté il n’y a pas d’accès au réglage de base « plus sombre / plus clair » (qui est disponible sur les autres smartphones) et même les applications photo autres que celles d’Apple n’auront pas accès au réglage de la sensibilité ISO.
– D’un autre coté cet iPhone rend facilement accessibles des techniques complexes (combiner plusieurs photos prises avec des réglages différents pour donner une seule image) qui nécessitaient jusqu’ici des logiciels souvent plus difficiles à maîtriser que Photoshop, un ordinateur costaud et/ou de la patience.
La comparaison avec les plats préparés n’est donc peut-être pas pleinement justifiée. Comme l’anticipait Arago (et comme Kodak l’a rendu possible quelques dizaines d’années plus tard), là aussi chacun pourra s’en servir…
http://connect.dpreview.com/post/7518611407/apple-iphone5s-smartphone-camera-review
[DPreview a été racheté par Amazon – les efforts qu’ils font pour s’adapter au déferlement des smartphones et les grognements des habitués du forum sont intéressants à suivre.]
By Jean-no on Oct 4, 2013
@G.L. : c’est l’argumentaire commercial pour l’iPhone qui me faisait bondir, mais pas la réalité de son appareil photo dont je ne sais rien.