Le Congrès
juillet 13th, 2013 Posted in Réalité truquée au cinéma(Attention, je raconte une bonne partie du film).
Le Congrès, d’Ari Folman1, est un film assez ambitieux, avec une partie filmée et une autre animée. Il se base sur l’excellent Congrès de Futurologie de Stanislaw Lem, roman publié en 1971 et que j’ai toujours soupçonné d’avoir eu une influence sur They Live, de John Carpenter, sur Vidéodrome de David Cronenberg et sur Matrix, par les frères Wachowski2.
Il faut que je relise le Congrès de Futurologie, pour démêler ce qui appartient à l’œuvre d’origine et ce qui a été ajouté par Ari Folman.
Au début du film, l’actrice Robin Wright, qui joue son propre rôle, est contrainte d’accepter les conditions du studio Miramount, qui lui propose de devenir une actrice virtuelle : ses expressions, son corps, sont scannés, et désormais elle ne devra plus jamais jouer aucun rôle au cinéma, à la télévision ou au théâtre. Elle sera remplacée par un double éternellement jeune. Tous les acteurs sont confrontés au même choix, mais Robin Wright, dont la carrière est un peu erratique depuis son rôle de la princesse Bouton d’or dans le film Princess Bride, n’est même pas vraiment en mesure de négocier favorablement ce qui constituera son « dernier contrat ». Robin Wright s’est impliquée dans la production du film et on notera un certain courage dans la manière dont elle maltraite son personnage, qui affronte, comme elle l’a fait elle-même, la cruauté du métier d’actrice3. L’actrice vit avec ses deux enfants dans un ancien hangar aéronautique réaménagé. Son fils, Aaron, est progressivement en train de devenir sourd et aveugle.
Vingt ans plus tard, la Robin Wright virtuelle est une actrice à succès, la dernière avec Tom Cruise (qui n’est jamais nommé mais que l’on reconnaît sans peine), car même l’industrie du cinéma disparaît, l’avenir est à la chimie : la société Miramount, devenue Miramount-Nagasaki, s’apprête à remplacer la fiction traditionnelle par des sensations pharmaceutiques : chacun pourra devenir ce qu’il veut, comme il veut, et Miramount demande à Robin Wright de signer un avenant à son contrat, dans lequel elle renonce à tout contrôle sur ce qui pourra être fait de ses personnages.
Invitée d’honneur d’un Congrès de Futurologie où Miramount s’apprête à faire des annonces à ce sujet, Robin Wright doit accepter d’ingérer un produit qui la fait passer en mode « animé » : le monde qui l’entoure a l’apparence d’un cartoon trash inspiré du surréalisme, des frères Fleischer ou encore de Tex Avery4. Cette partie dessinée est visuellement assez intéressante, riche d’une foultitude de détails, mais son animation, malheureusement, est un peu pauvre.
Alors qu’elle se trouve dans l’hôtel où a lieu le congrès, Robin est témoin de l’irruption de rebelles, puis atterrit dans les égouts et est finalement cryogénisée. À son réveil, encore deux décennies plus tard, elle découvre un monde qui a définitivement basculé dans la fantaisie et la déraison, sauf pour ceux qui l’organisent. On lui fournit une gélule qui permet de voir le monde tel qu’il est réellement…
Je ne raconte pas la suite.
Publié dans la Pologne communiste d’il y a quarante ans, le Congrès de Futurologie avait sans doute un propos politique sur la question du déni de réalité des dictatures du Pacte de Varsovie où les sources d’informations étaient particulièrement contrôlées, mais sans doute autant sur le bloc Atlantique Nord et son goût pour l’artifice, le spectacle, au sens de Guy Debord, et le consumérisme6.
Je trouve intelligent de la part d’Ari Folman d’avoir utilisé ce roman de Lem, vieux de quarante ans, comme prétexte à une réflexion sur des sujets très contemporains tels que les mutations des fictions de divertissement et l’altération de notre perception du réel, autant que des questions plus anciennes, comme le métier d’acteur ou la vie de famille. C’est peut-être sur cette dernière thématique que le film parvient à quelque chose et installe un climat fortement émouvant qui aurait mérité d’être développé. Les acteurs sont bons, la partie « live » a vraiment quelque chose.
Il est difficile de soutenir le film d’un bout à l’autre, malheureusement. L’alternance de séquences animées, qui relèvent parfois du rêve pur et parfois de la réalité altérée, rend toute la seconde partie du film assez confuse. L’apparence du monde « réel », tel qu’il se présente à ceux qui ont choisi de refuser de vivre dans une hallucination permanente, est un peu factice à mon goût, et l’ensemble a le tort de passer après pléthore de films consacrés au réel et à sa manipulation, y compris dans le domaine du film animé (Ghost in the Shell: Innocence, A Scanner Darkly). Le choix de recourir au dessin animé loufoque plus qu’aux effets spéciaux illusionnistes est un parti-pris fort, mais qui fait un peu perdre de sa crédibilité à l’ensemble : on imagine mal l’ensemble de l’humanité faire le choix délibéré de ne plus avoir d’autre réalité qu’un dessin animé de Tex Avery.
La première partie, avec la question de la digitalisation d’une actrice, m’a rappelé les films S1m0ne (Andrew Niccol, 2002), et surtout Looker (Michael Crichton, 1981)7.
La suite évoque des œuvres citées plus haut et qui me semblent avoir été influencées par le livre de Stanislaw Lem, comme Matrix (avec la pilule qui permet de voir le monde autrement), Vidéodrome (et ses combattants pour la réalité et contre l’illusion — on peut aussi cite eXistenZ, du même Cronenberg), They Live (où le monde n’est pas ce qu’il paraît être).
Le résultat est foutraque, le film n’est pas une réussite totale, loin de là, mais ce Congrès mérite d’être vu et dégage quelque chose de plutôt attachant et sympathique, parce qu’il ne se contente pas de nous parler de réalité truquée, d’illusion volontaire, ou encore de l’évolution du cinéma, mais qu’il parle aussi — le terme peut sembler pompeux, mais je l’assume —, de la vie.
- Ari Folman est l’auteur de Valse avec Bachir, un film d’animation plusieurs fois primé qui traitait du massacre de Sabra et Chatila au Liban, en 1982. [↩]
- Larry Wachowski étant devenu une femme, on ne devrait plus parler des « frêres » Wachowski, mais ils l’étaient à la sortie de Matrix. [↩]
- La carrière véritable de Robin Wright est un peu moins tragique que celle de de son personnage, mais il est vrai que cette actrice, que l’on considérait comme une des plus importantes de sa génération au milieu des années 1980, n’a finalement jamais connu les énormes succès qui lui avaient été prédits. [↩]
- Je dois dire que j’ai été étonné de ne pas voir apparaître le nom de John Kricfalusi (Spumco) au générique pour la partie animée, car la ressemblance est assez frappante. [↩]
- Mise à jour du 29/08 : on me signale ailleurs que le dispositif montré existe bel et bien, il s’agit du Light Stage de l’Université de Berkeley. Mais je maintiens que l’usage du dispositif, tel qu’il est montré dans le film, est absurde, puisque la captation est réalisée à l’aide d’une rafale de flashs qui rappellent ceux des paparazzis lors des « shootings ». La captation utilise bien des flashs lumineux, mais à une cadence imperceptible à l’œil nu, comme le montre la vidéo que l’on peut visionner sur cette page. [↩]
- Ce n’est pour rien que Stanislaw Lem était admiré de gens tels que Gunther Anders. Lem lui-même n’aimait qu’un auteur de science-fiction : Philip K. Dick, lequel ne le lui rendait pas car il était persuadé que sous le nom du géant de science-fiction polonaise se cachaient les plumes de plusieurs personnes et a même adressé une lettre au FBI pour les avertir que le but de Stanislaw Lem était de diffuser des idées communistes de l’autre côté du rideau de fer en utilisant la science-fiction comme marchepied. cf. cette page du site officiel de Stanislaw Lem. [↩]
- J’ai même eu peur un temps que cette partie du film ne soit très proche d’une nouvelle que j’ai écrite il y a quelque temps et que je n’ai pour l’instant pas publiée. Vous pouvez la lire au format PDF en cliquant ici. [↩]
2 Responses to “Le Congrès”
By Bishop on Juil 15, 2013
Pas une réussite totale, clairement, surtout comme tu le soulignes le retour à la réalité à la fin est assez risible.
J’aime bien m’attacher aux détails inutiles, mais les gens sous drogues font comment pour ne pas se blesser ou tout simplement se nourrir…
Bref, à ce niveau là ce n’est pas très cohérent. Pour autant le choix graphique est une réussite, il y a une certaine puissance qui se d&gage des plans colorés et foutraques surtout opposés à l’image chirurgicale, froide et ultra réaliste des passages filmés.
Dommage donc qu’on se perd un peu et que les métaphores servent parfois de cache misère à un manque de narration.
By Jean-no on Juil 15, 2013
@Bishop : oui le genre de détails dont tu parles sont clairement ce qui manque d’explications. Dans le roman, je me rappelle surtout que les gens étaient dans un état lamentable, ils n’avaient pas un look de clodos de comédies musicales, mais des dents en moins, etc.