Profitez-en, après celui là c'est fini

Les yeux du mannequin

mai 23rd, 2013 Posted in Filmer autrement, Parano

La société Almax, qui construit des mannequins pour le prêt-à-porter, développe depuis trois ans un mannequin-espion nommé EyeSee. Le mannequin équipé d’une caméra, située à l’intérieur de la tête, derrière les yeux, pour compter le nombre de gens qui défilent sur le point de vente mais aussi pour effectuer des statistiques diverses : « Il vous révélera des détails importants concernant les clients qui s’arrêtent devant votre vitrine: âge; sexe; ethnie; nombre de personnes et temps passé devant la vitrine ».

mannequin_almax

Dans ces images issues du dossier de presse, le mannequin est associé au logiciel d’analyse statistique des clientèles Cognos, développé par IBM, d’où la mention IBM for fashion.

Ce produit, commercialisé pour plusieurs milliers d’euros, est réalisé en collaboration avec Selea, une société spécialisée dans la surveillance et la sécurité, et Key Square, une émanation de l’école Polytechnique de Milan, spécialisée dans le développement de produits liés à la perception mécanique, visuelle ou sonore. Le mannequin EyeSee utilise un logiciel d’analyse du public développé par Key Square, comme le Morpheus AI1 SDK, qui détermine le genre (homme, femme), la classe d’âge (enfant, jeune, adulte, personne âgée), l’origine ethnique (africain, caucasien2, asiatique), et évalue la durée pendant laquelle la personne se montre attentive.

audience_intelligence_key_square

De nombreuses sociétés, notamment françaises, proposent des logiciels d’analyse anonyme3 des chalands et des simples passants.
Ce qui me fascine, ici, c’est l’idée à la fois logique et démente de placer le dispositif de surveillance à l’intérieur de mannequins d’apparence humanoïde. Nous connaissons tous le trouble que peuvent susciter les mannequins lorsque, du coin de l’œil, nous hallucinons une présence vivante. Depuis l’antiquité, on est fasciné et effrayé par l’idée par l’objet de forme humaine qui s’anime4. Les yeux sont un élément très important dans l’illusion de vie que l’on confère aux statues.

J’ai cherché (en me faisant aider chez moi et sur Twitter) des références dans le domaine : la statue du commandeur qui vient dîner chez le matérialiste Don Juan, les objets animés des dessins animés, chez Jean Cocteau, Marcel Carné, Federico Fellini, dans Blade Runner, dans Belphégor, dans des films de divertissement comme Ghostbusters ou Une nuit au musée,… Hors cinéma, on peut mentionner les horripilants « hommes statues » qui encombrent les lieux touristiques.

statues_prisonnier

J’ai fini par me rappeler une des premières images qui m’ait effrayé dans le domaine. Ce sont ces statues, dans le village du Prisonnier, qui tournent sur leur socle, les yeux clignotants, pour suivre l’évasion du « numéro six ». J’ai aussi le souvenir extrêmement vague d’un téléfilm français qui se terminait sur l’image d’une personne emprisonnée dans un tableau, dont les yeux continuaient à bouger.

J’ai l’intuition que la motivation technologique et mercantile qui a abouti à la création des mannequins EyeSee n’est qu’un prétexte, une manière de nous rassurer — ce n’est que de l’informatique, ce n’est que pour vendre des vêtements — sur la santé mentale de ceux qui en ont eu l’idée et dont le projet est, à mon avis, d’une toute autre nature, poétique ou névrotique, qu’il est plutôt mû par l’envie de donner une réalité effective, matérielle, à la magie, de donner des yeux à des statues.

  1. AI pour « Audience Intelligence » et non pour « Artificial Intelligence », semble-t-il. []
  2. Le mot « caucasien » n’a pas grand sens. Selon Wikipédia : « Aux États-Unis, Caucasians peut désigner les personnes blanches. Pour des raisons essentiellement historiques et politiques ce terme y est préféré à celui d’Europoïde qui fait référence à une origine européenne de manière trop marquée. Le terme caucasien se base sur une ancienne théorie raciale du xixe siècle qui prétend que toutes les personnes blanches auraient une origine commune située dans le Caucase ». []
  3. En théorie ces produits ne conservent pas les images captées et ne les comparent pas à une base de données de visages connus. En France, ce serait d’ailleurs légalement difficile. Cependant, Key Square développe aussi des logiciels d’identification biométrique, on peut tout à fait imaginer, dans les pays où ça n’est pas encadré, la création de systèmes qui traquent les clients en fonction de leur visage, comme elles le font déjà avec d’autres informations personnelles, ou avec leur adresse IP… Ou avec l’intervention de vendeurs humains qui reconnaissent les gens. []
  4. C’est le principe de l’Uncanny Valley, la « vallée de l’étrangeté » théorisée par le roboticien Masahiro Mori : plus l’illusion d’humanité est forte et plus l’androïde nous dérange, []
  1. 6 Responses to “Les yeux du mannequin”

  2. By Rama on Mai 23, 2013

    Ah oui, je me souviens de l’effet que m’avaient fait, tout gosse, les torchères animées dans « La Belle et la Bête » de Cocteau.

  3. By jyrille on Mai 23, 2013

    Ca me rappelle la fable que j’ai lue récemment de Eric-Emmanuel Schmidt qui abordait des thèmes très intéressants (mais je ne suis pas fan du style d’écriture, ça me tempère tout de suite dans mon plaisir de lecture).

  4. By Reynald Drouhin on Mai 24, 2013

    Tu connais le projet « Rara Avis » de Eduardo Kac
    Un point de vue différent
    http://www.ekac.org/raraavis.html

  5. By Gallorum on Mai 24, 2013

    C’est complètement HS, puisque c’est l’exact opposé du cas traité : les statues qui vous empêchent de fermer les yeux.

    Blink, un des meilleurs épisodes du Doctor Who depuis le reboot de 2005.
    http://en.wikipedia.org/wiki/Blink_%28Doctor_Who%29

  6. By djails on Mai 26, 2013

    Le téléfilm dont tu parles, ce ne serait pas le passe-muraille?
    A la fin il reste dans le mur et pourquoi pas dans un tableau?
    Il y a aussi une série française « les voyageurs du temps » des années 60 il me semble où le rapport aux miroirs et aux tableaux est présent, faudrait que je rejette un œil à l’occasion.
    Comme Gallorum dans la série des statues inquiétantes je pensais aussi à Doctor Who (et il y a aussi des mannequins tueurs), je ne sais pas en fait si c’est vraiment hors sujet, dans la série le danger est mortel et immédiat, dans l’exemple ici il n’y a pas de péril vital « juste » une observation non signalée.

  7. By Jean-no on Mai 26, 2013

    @djails : non, c’était une histoire de sorcières, ça se passait dans le marais poitevin, au XVIIe siècle je pense.
    Docteur Who est une grosse lacune pour moi. J’ai juste un DVD avec les histoires récentes de Daleks, j’ai trouvé ça très drôle et assez futé, mais je ne connais pas du tout le reste de la série. Exterminaaaate.

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