Mass-media interactif
mai 26th, 2008 Posted in Interactivité au cinémaDans Fahrenheit 451, de Ray Bradbury, le livre imprimé est devenu un objet défendu, au mieux inutile, au pire dangereux et déroutant, puisque, nous explique-t-on, chaque philosophe contredit les autres, puisque les romans parlent de personnes qui n’existent pas réellement, puisqu’un roman peut faire pleurer. Dans le monde de Fahrenheit 451, les pompiers n’éteignent plus les incendies – les maisons sont ignifugées – ils brûlent les livres. La citation placée en exergue explique le titre : 451 degrés Fahrenheit, la température à laquelle les ouvrages en papier prennent feu et se consument.
La société, privée de lecture autres qu’utilitaires, est en revanche saturée d’images et de son, des téléviseurs géants diffusent en permanence des messages plus ou moins dénués de sens et racontant au jour le jour l’existence de la « famille », terme qui définit à la fois la société entière et les personnages qui figurent à l’écran, appelés « cousins » et « cousines ». Le récit est focalisé sur le personnage de Guy Montag, un pompier modèle qui prend conscience de son désespoir, constate le fonctionnement aberrant de la société et, peu à peu, subtilise des livres au feu pour les lire.
Face au livre, nous avons le loisir de penser, c’est un peu le message de Ray Bradbury. Du reste, libre, livre, libertaire et libertin (libre-penseur au XVIe siècle mais l’église s’est empressée de donner au mot la connotation de « débauché »), ces mots ont tous la même racine.
Vibrant plaidoyer pour la littérature, Fahrenheit 451 est souvent étudié au lycée, c’est un des trois classiques populaires de la science-fiction dystopique, les deux autres étant le 1984 de George Orwell et Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Les trois livres ont au moins un thème commun : l’abolition de la connaissance de l’histoire, la privation de toute mémoire – qui prend ici un tour tangible lorsque l’épouse du héros est incapable de se remémorer leur toute première rencontre.
Puisque Fahrenheit 451 est un classique, je ne vais pas raconter le livre, ça n’intéressera pas ceux qui l’ont lu, et ceux qui ne l’ont pas lu seraient bien inspirés de le faire, d’autant que la prose de Ray Bradbury est toujours plaisante (publicité : quatre euros et quelques, port compris).
Ce qui m’intéresse ici n’est pas extrait du livre, mais de l’adaptation qu’en a fait François Truffaut en 1966.
On peut s’amuser de l’idée incongrue qu’il y a à mettre en images un récit qui porte sur la lutte entre le texte et les images (lutte plus fine et plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord, voir par ex. l’analyse qu’en fait Jessi Bi sur le site Du9), et ce d’autant plus que les adaptations filmées causent parfois beaucoup de tort aux livres, soit en les trahissant purement et simplement soit en laissant croire qu’on peut se dispenser de les lire puisqu’on les a vus.
L’esthétique générale du film est en tout cas cohérente et étrange, notamment grâce à la bande son de Bernard Hermann et au futurisme sixties qui nimbent l’ensemble.
Dans la version littéraire, Mildred, l’épouse du pompier Montag, participe à une « dramatique » télévisée. Elle doit apprendre un rôle et donner la répartie aux acteurs filmés.
Les émissions diffusées sont complètement absurdes, puisque les acteurs ne font que discuter dans le vide sans que l’on sache ce que sont leurs rapports et ce dont ils parlent : « Il faut faire quelque chose ! » – « Oui, il faut absolument faire quelque chose ! » – « Eh bien ne restons pas là à causer ! » – « C’est ça, agissons » – « Je suis dans une de ces rages ! ». Quand Montag demande à son épouse de quoi ces personnes parlent et qui elles sont, celle-ci est incapable de répondre.
Certains feuilletons diffusés en continu depuis des décénies comme The Young and the restless (Les feux de l’amour) ou Guiding Light (Haine et passion) me semblent fonctionner exactement sur ce mode complètement absurde : des scènes de dialogues conflictuels mais dénués de contexte s’alternent, les personnages ne sont pas présentés et ils changent d’ailleurs parfois d’interprète d’une semaine sur l’autre. Peut-être que l’on voit les choses différemment si l’on parvient à en supporter plus d’un quart d’heure d’affilée et à suivre véritablement la série, mais je me suis toujours dit pour ma part que ces séries interminables constituent une angoissante simulation de ce que l’on doit vivre en étant atteint de la maladie d’Alzheimer.
Dans la version Truffaut de Fahrenheit 451, l’épouse de Montag s’appelle Linda (Julie Christie). Cette fois, elle n’a pas reçu un scénario à lire, elle joue son propre rôle dans une « dramatique » interactive (le mot « interactif » n’est pas prononcé bien entendu) : au milieu du récit, les acteurs se tournent vers elle et lui posent des questions : « qu’en penses-tu Linda ? » (une petite lumière rouge clignote alors durant l’attente d’une réponse), « Linda, dans quelle chambre doit-on placer les enfants ? ».
Complètement abrutie par les cachets dont elle se gave, Linda ne se rend pas compte qu’on l’a remerciée de sa première réponse avant qu’elle ait seulement réussi à ouvrir la bouche. Elle ne se rend pas compte non plus que sa troisième réponse n’a aucune importance puisque les acteurs qui lui font face se contentent de la féliciter : « Linda a raison ! Linda, tu es absolument fantastique ! » .
Après l’émission, Linda espère que ses amies l’ont toutes vue et se dit qu’elle pourrait faire une excellente actrice.
L’idée d’une télévision qui fait croire à son public qu’elle les prend en compte, qui donne une importance factice à ce public, est aussi présente chez Bradbury mais de manière moins claire qu’ici.
Montag n’est pas dupe et dit à Linda qu’elle doit être une des 200 000 Linda du pays qui ont été appelées en même temps pour participer à l’émission. Peut-être pas si dupe non plus, finalement, Linda lui répond que même si c’est vrai, il est méchant de le lui faire remarquer.
En voyant cette séquence, mes enfants m’ont appris que le dessin animé Dora l’exploratrice fonctionnait exactement sur ce principe (je crois que je ne me lève pas assez tôt pour le voir) : l’héroïne du dessin animé éducatif pose des questions aux téléspectateurs (pour éteindre l’incendie, faut-il utiliser un jet d’eau, un lance-flammes ou un lapin ?) et les remercie de leurs réponses, elle le ferait même s’il n’y avait qu’un chat assoupi devant le poste ou si les enfants (et il semble qu’ils le fassent) choisissaient expressément les mauvaises réponses.
Je me rappelle de travaux télévisuels qui simulaient une forme d’interactivité, par exemple Papivolle (années 1970) qui imposait qu’on pose du papier découpé sur l’écran (tenu par l’électricité statique), ou, plus récemment, des émissions pour enfants réalisés par la jeune artiste Atsuko Uda pour la NHK qui demandait au public de toucher l’écran à des endroits précis. Les uns et les autres reposent sur la connivence du spectateur.
Au fond, cette scène imaginée par Truffaut n’est-elle pas surtout une simple exagération de ce qu’est la télévision ? J’entends par là un objet quasi-vivant, constamment bruyant, qui nous impose sa temporalité et ses préoccupations, qui fait mine de prendre en compte chacun des individus qui composent son public (et qui pour cela utilise notamment la banalisation : La télévision désavantage les personnalités trop nettes, écrivait Marshall McLuhan en 1964.
La télévision nous refuse toute solitude, donc toute distance, contrairement au livre, en tout cas depuis Saint-Ambroise de Milan qui étonnait Saint-Augustin en lisant les livres in silentio, c’est à dire sans les dire à haute voix (ainsi que le racontait Marina Bakic récemment).
La télévision refuse aussi toute participation véritable du spectateur, à qui l’on fait pourtant régulièrement penser le contraire. « Appelez vite pour sauver votre candidat préféré, c’est très important ! » , dit chaque semaine la présentatrice de La Nouvelle Star. Important, dit-elle, sans avoir la moindre idée du candidat que nous préférons.
Cela me rappelle toujours une page de Daniel Goossens, dans son Encyclopédie des bébés, où, après avoir lu un emballage qui affirme que son contenu est « Votre petit-déjeuner préféré », un bébé se rend chez son épicière pour lui demander avec émotion : « comment avez-vous deviné ? comment saviez-vous que c’était mon petit-déjeuner préféré ? ».
5 Responses to “Mass-media interactif”
By Wood on Mai 26, 2008
Rhhhooo, et voilà, tu fais de la promo pour Amazon, maintenant ?
By Jean-no on Mai 26, 2008
C’est une question difficile, Amazon : ils sont en partie malhonnêtes puisqu’ils contournent le prix unique du livre, mais en même temps, le fait de pouvoir accéder à un fonds aussi gigantesque (notamment des livres étrangers) sans frais de port est un vrai service public, et pas que si on habite un trou perdu. Je ne peux pas décemment renvoyer vers le site de la fnac, et je ne peux pas non plus renvoyer vers priceminister ou 2xmoinscher qui vendent des livres de seconde main, puisque les auteurs ne profitent pas de ces ventes. Alors j’ai choisi de faire des liens vers Amazon (liens dont théoriquement je profite financièrement, mais dans la pratique je n’y gagne rien).
By Hobopok on Sep 15, 2008
Après avoir lu cette chronique, j’ai enfin vu ce film mythique. Quelques remarques complémentaires.
Truffaut s’était pris le chou avec Hermann sur la musique. Hermann, compositeur attitré d’Hitchcock, a pondu une musique assez pompière (ah ben justement), pleine d’emphase, qui ne satisfit pas Truffaut. C’est vrai qu’il y a un contraste parfois gênant entre l’atmosphère de l’image souvent glaciale et ces grandes envolées symphoniques.
Ceci dit, les deux scènes en transport en commun (le monorail) sont très hitchcockiennes, échanges de ragrd, tension palpable. On trouve des scènes similaires, en bus ou en tram, dans Marinie et Le Rideau déchiré, contemporains de Fahrenheit 451.
Et puis si les livres sont bannis, Montag se délasse chez lui en lisant des bandes dessinées muettes, sans phylactères, sans aucun texte. Truffaut veut-il dire que la BD participe comme la TV à l’entreprise de décérébration sociale ? On peut en douter (ouf) quand on voit un exemplaire de Mad brûler avec la bibliothèque clandestine.
Le film oppose une société urbaine répressive, et une frange rurale libertaire, tolérée par la première car repoussée au delà des limites de la conscience de la « vraie » civilisation, et considérée comme inexistante. Curieusement, si des décors plus ou moins futuristes, faits de béton, et de maisonnettes de style très contemporain, donnent un bonne idée de ville du futur, en fait de ville, à chaque sortie, le camion de pompier traverse des hectares de verdure en pimponnant. Coquetterie visuelle : Truffaut n’a pas résisté à l’effet graphique de cette tache rouge dans un océan de verdure.
Enfin la vision esthétique que Truffaut donne de ce futur proche est très intéressante. Sa vision d’une télé du futur à écrans plats géants est validée par l’histoire, et pour d’autres objets moins cruciaux dans le récit, comme le téléphone, un look rétro a été choisi, ce qui paradoxalement permet au film de mieux vieillir, tout en suggérant des limites technologiques à cette société immobile. Je veux dire par là que souvent des SF des années 60 à 90 nous décrivent un futur avec des vaisseaux spatiaux bourrés d’écrans… à tube ! Ah, pas de bol, Samsung est passé par là, le futur est plat !
By Jean-no on Sep 15, 2008
Bernard Hermann c’était pas la forme, il s’était aussi engueulé avec Hitchcock parce que la BO de Marnie était trop mielleuse. J’ai trouvé Farenheit 451 très hitchcockien pour les scènes dont tu parles.
Sur la BD, je me suis fait la même réflexion : ouf! Il y a Mad Magazine, donc ce n’est pas la bd qui était visée (lire ce qu’en dit de son côté Jessi Bi sur Du9).
Sur l’opposition ville/campagne, note que c’est une production très britannique, contexte ou le rapport ville/campagne est bien différent de celui de beaucoup de pays.
Sur les écrans plats : je crois que Truffaut rêvait d’un avenir avec le cinéma à la maison… Et effectivement on y est plus ou moins.