Profitez-en, après celui là c'est fini

The cat, the reverend and the slave

octobre 8th, 2012 Posted in Interactivité au cinéma

Alain Della Negra et Kaori Kinoshita ont réalisé quelques excellents films dont le long-métrage The Cat, The Reverend and The Slave (2010), un documentaire dont le principe était d’aller rencontrer des américains vivant une deuxième vie sur la plate-forme pertinemment nommée second life, « seconde vie ».
Il ne s’agit pas d’un documentaire lourdaud façon « envoyé spécial » ou « zone interdite » qui impose au spectateur un point de vue asséné par une voix off péremptoire qui fait s’exclamer au spectateur des « oh! » et des « ah! » devant des phénomènes de société ou des évènements d’actualité. Ici pas de commentaire, une caméra sage, avec des plans fixes et bien composés, devant laquelle les interviewés ont tout le temps de raconter ce qu’ils font, ce qu’ils vivent, ce qu’ils sont. Souvent, ils ne parlent pas à la caméra, mais discutent entre eux. L’émission Strip-Tease a suffisamment prouvé que le fait de ne pas commenter ne suffit pas à se retenir de porter un jugement, mais là, aucune moquerie, pas de piège, si la caméra a un point de vue, il est bienveillant, jusqu’à dérouter une partie du public, comme j’ai pu le remarquer (et je ne suis pas le seul) en le présentant à des étudiants. Il faut dire que le sujet de fond est plutôt dérangeant, puisqu’il ne s’agit pas vraiment du rapport entre le virtuel et le réel — l’intention de départ des auteurs, je pense —, mais que l’on se retrouve face au sujet le plus universellement douloureux qui soit : la quête de l’amour, de l’affection, du bonheur.

Devant la caméra défilent des âmes perdues, des « invisibles », comme les nommait Will Eisner, des gens qui ont une vie solitaire, en marge, sans l’avoir choisi. Et tous ces gens, grâce au monde virtuel, se font des amis, s’aiment, se marient ou inventent une vie affective atypique, comme un géant maigrichon, employé d’une station-service et qui, chez lui, s’habille en femme et est l’esclave par webcam interposée d’un motard père-noël sado-masochiste, et en même temps le maître de ses quatre compagnes, comme lui adeptes du mode de vie « goréen », inspiré par les romans de l’écrivain de science-fiction John Norman. Depuis chez lui, il leur donne des instructions sur la manière dont elles doivent se vêtir et leur donne ou non la permission d’avoir une vie sexuelle. Il y a aussi un couple pour lequel second life est clairement devenu un terrain de combat sexuel : elle ne voulant plus se souvenir qu’elle a guidé son futur compagnon dans des « lieux de sexe gratuit », lui qui n’explique pas clairement pour quelle raison il est d’abord apparu sur le réseau avec un avatar féminin, et les deux se disputant pour savoir s’il est normal d’installer un club érotique au dessus d’une boutique d’articles pour enfants. Il y a des cas plus légers, comme ce jeune homme, à l’étroit dans son mobile-home, qui passe une grande partie de sa vie sur l’île qu’il s’est aménagée dans le monde virtuel et où son lit est immense, comme des activistes écologistes qui plantent des arbres sur second life, guidées par une femme qui a y eu une aventure avec un homme marié qui est mort subitement avant qu’elle ait une chance de le rencontrer dans le monde tangible.

On découvre ensuite un pasteur et son épouse qui dépensent une énergie fervente à prêcher la parole évangélique dans une église virtuelle où traînent des personnages déguisés en super-héros, en anges ailés ou en animaux. L’effet du prêche accompagné à l’orgue qui est asséné à ces avatars fantaisistes en 3D est assez comique. Le pasteur et son épouse vivent chichement et on les voit quémander une subvention à une grosse paroisse pentecôtiste dirigée par un pasteur-playboy visiblement richissime qui roule en voiture de sport et dont le monde n’est pas spécialement virtuel.
Suit une séquence plutôt distrayante sur des « furries », des gens qui ont décidé de vivre une identité de bête (à poils, souvent, d’où le nom de « furries » — poilus) : chats, ratons-laveurs, zèbres. Ils le font sur le réseau ou lors de rencontres « live » qui peuvent, semble-t-il, tourner à l’orgie, version Disneyland. On voit ainsi un brave homme avec de fausses oreilles poilues qui explique qu’il est furtif comme un chat, hyperactif comme un chat, et qui semble avoir des difficultés financières liées à un divorce, ce qui n’arrive pas aux chats.

Le film s’achève sur Burning Man, festival artistique destroy ou des dizaines de milliers de personnes se réunissent chaque été pour réaliser une utopie de société libertaire où toutes les folies sont acceptées dans une ambiance à mi-chemin entre Mad Max et le Gros temps de Bruce Sterling. Cette séquence, qui ne cadre pas tout à fait avec le reste du film, en est en quelque sorte la clef : les gens que l’on a rencontré sur les routes américaines ne sont pas des anomalies, ce sont des gens qui ne font de mal à personne et qui ont décidé de rêver leur existence, peut-être parce qu’ils n’ont rien trouvé de mieux, peut-être parce que c’est ce qui leur convenait, peut-être parce qu’ils refusent de faire semblant d’avoir trouvé le mode d’emploi du bonheur.
Le film ne laisse pas indifférent, comme on dit. Plusieurs spectateurs et plusieurs critiques ont jugé ses protagonistes avec sévérité : pas normal, tout ça ! Et il est certain que plusieurs cas sont pathétiques, mais ils ne le sont pas à cause de Second Life, c’est le réseau, au contraire, qui leur permet de s’inventer une vie sociale, d’aimer et d’être aimés. Au delà de l’angoisse qu’ils peuvent provoquer, tous ces personnages sont finalement plutôt attendrissants. The Cat, The Reverend and The Slave est peut-être une version moderne du Freaks (1932) de Tod Browning, sauf qu’ici, le spectateur peut plus aisément choisir de se reconnaître : nous avons tous un pied dans un monde imaginaire.

L’édition DVD de The Cat, the Reverend and the Slave, éditée par Capprici, contient en bonus deux courts-métrages. Tout d’abord l’hilarant Neighborhood (2005), que j’avais pour ma part déjà visionné lors de l’exposition Muséo Games, où des personnes racontent leur vie dans les Sims comme s’il s’agissait de leur existence véritable. Ensuite La Tanière (2008), qui traite spécifiquement des furries.

  1. 4 Responses to “The cat, the reverend and the slave”

  2. By Vidéo en Poche on Oct 10, 2012

    Le film est également disponible en Video en Poche (en HD)

  3. By el_reg on Oct 10, 2012

    Un très bon post, sur un très bon documentaire. Je vais complètement dans ton sens.

    Nous l’avions diffusé en public il y a un an à Rennes et il était étonnant de constater à quel point une partie du public se sentait mal à l’aise avec ces personnages. Alors même que Alain Della Negra ne cherche jamais à porter de jugement dans le documentaire, ce que nous avions encore pu constater dans la rencontre qui avait suivi.

    Il faut également remarquer que les personnages vivent principalement dans des zones rurales du midwest, que Second Life leur offre ainsi un espace de liberté dans des micro-sociétés où tout le monde se connaît, où la norme et le contrôle social sont important.

    C’est d’ailleurs peut-être cette même notion de « norme » qui mettait mal à l’aise le public, pourtant constitué essentiellement de « bobos » (ou assimilés) théoriquement ouverts d’esprit.

    Alain Della Negra doit bientôt présenter son nouveau documentaire, Les Mutants, que j’attends pour ma part avec impatience.

  4. By el_reg on Oct 10, 2012

    rectificatif : « Alain Della Negra et Kaori Kinoshita »

    mais nous n’avions reçu qu’Alain Della Negra pour la rencontre.

  5. By alain on Oct 10, 2012

    Neighborhood est dispo là https://vimeo.com/35742771

Postez un commentaire


Veuillez noter que l'auteur de ce blog s'autorise à modifier vos commentaires afin d'améliorer leur mise en forme (liens, orthographe) si cela est nécessaire.
En ajoutant un commentaire à cette page, vous acceptez implicitement que celui-ci soit diffusé non seulement ici-même mais aussi sous une autre forme, électronique ou imprimée par exemple.