Profitez-en, après celui là c'est fini

La grande aventure

juin 11th, 2012 Posted in Au cinéma, Fictionosphère, Lecture

Ça fait quelques années que Wes Anderson fait partie de mes cinéastes préférés. Son Darjeeling limited m’avait un peu déçu, il était presque trop esthétisant, trop contemplatif, mais avec Moonrise Kingdom, je retrouve le réalisateur de Rushmore, The Life Aquatic et La Famille Tannenbaum. Dans ce film, on trouve même de plaisants relents du Fantastic Mr. Fox, film d’animation adapté d’un livre pour enfants en 2009.

Je ne vais pas raconter Moonrise Kingdom, allez donc le voir. Je peux vous dire que vous y trouverez une Scarlett Johansson miniature, Bruce Willis en policier déprimé (ce qui finit par être le rôle de sa vie), un excellent Edward Norton en chef scout, et tout le reste du casting à l’avenant (Frances McDormand, Bill Murray, Tilda Swinton, Harvey Keitel, Jason Schwartzman), sans compter une troupe d’enfants exceptionnels en scouts et en petits frères de l’héroïne. Le motif du Déluge, qui revient en permanence, fonctionne très bien aussi. La caméra connaît plusieurs moments de grâce : le travelling dans le décor en ouverture du film ou la circulation du héros dans les coulisses d’un spectacle paroissial, notamment. Comme à son habitude, Wes Anderson (ici associé à Roman Coppola — fils de Francis, frère de Sofia, auteur d’un beau clip pour Daft Punk et de l’étonnant film CQ, notamment) parle très bien de la vie, des échecs amoureux, de la solitude, et il le fait ici en mettant en parallèle l’enfant de douze ans, pour qui tout semble possible, et l’adulte, qui ne peut plus y croire, et qui se trompent sans doute l’un comme l’autre.

Au sortir du film m’est venue une amorce de théorie que j’aimerais éprouver ici et qui concerne la littérature destinée aux enfants. En effet, Moonrise Kingdom est un très bel hommage aux récits que beaucoup, à commencer par Nathalie et moi-même, ont aimé enfant (sous forme de romans ou de séries télévisées), les Club des Cinq, Fifi Brindacier, Deux ans de vacances ou encore Belle et Sébastien. J’ai à peu près le même âge que Wes Anderson, je ne suis donc pas surpris qu’il ait aimé le même genre d’histoires dont les héros sont des gamins autonomes, orphelins de manière permanente ou temporaire, qui vivent de grandes aventures ou même des aventures de grands : enquêtes policières, découverte de trésors, etc.

Ce qui m’a frappé en y pensant, c’est que je ne vois plus de récits actuels dans ce registre précis de l’enfant autonome, de l’enfant libre. Et je me demande ce que ça signifie.
Je dois admettre que je ne lis pas de littérature actuelle destinée aux enfants ou adolescents, et je connais mal les séries télévisées qui leur sont destinées, donc il est possible que je me trompe, mais les titres dont j’entends parler me semblent orientés vers l’imaginaire fantastique. On me citera forcément des contre-exemples, mais ce qui vient à l’esprit, ce qui se trouve en tête de gondole dans les librairies en tout cas, ce sont des histoires de vampires romantiques, des récits de Fantasy, des histoires dans lesquelles des jeunes gens apparemment normaux sont en fait des dieux ou des sorciers. Je suis certain qu’il y a de la très bonne littérature dans tous ces registres, et dans d’autres qui n’existaient absolument pas en » Biblliothèque verte » de mon temps, comme les récits dystopiques ou post-apocalyptiques. Je me demande si les récits un peu durs et se voulant réalistes (ou étant carrément autobiographiques) ont toujours du succès : Le journal d’Anne Frank, Mon bel oranger, Oliver Twist, Sans famille, Poil de carotte, etc.
Si je dois distinguer les thèmes évoqués selon les époques, je dirais que la littérature du type Club des cinq montrait des enfants avec suffisamment de maturité pour devenir autonomes, tandis que la littérature correspondante d’aujourd’hui parle avant tout d’évasion par l’imaginaire et le surnaturel, et de puissance. Ces questions ne sont pas nouvelles, on les rencontrait dans les comic-books, la nouveauté est plutôt la disparition apparente de cette littérature fantaisiste mais rationnelle et évoquant des rêves non pas accessibles (dans la vraie vie les enfants de 12 ans ne démantèlent aucun réseau de contrebandiers installés dans le phare de l’île où ils passent leurs vacances) mais qui pourraient presque l’être.

Dans les fictions actuelles, nous avons donc  le surnaturel (puissance, évasion ou encore beauté éternelle), c’est à dire l’impossible, et de l’autre, la vie de tous les jours qui se transforme en aventure, c’est à dire l’improbable. Il me semble que ce sont deux visions du monde extrêmement différentes. Je note que si Moonrise Kingdom rappelle les récits presque « réalistes » pour enfants, les livres (inventés) qui apparaissent au cours du film appartiennent plutôt au registre fantastique. Difficile d’en tirer des conclusions, il faudrait maîtriser tous les paramètres de la question : qui (éditeurs, lecteurs, auteurs ?) suscite ces thématiques ? Quel est le vecteur d’évasion chez les enfants d’aujourd’hui ? Est-ce qu’il s’en trouve encore pour passer des jours enfermés à lire, alors qu’il fait grand soleil dehors ? Quelle est la place du Jeu vidéo, quelle est la place de la sociabilité électronique ? Et il y a autre chose : les enfants de 2012 ne traînent plus ou presque plus dans les rues, parce que leurs parents s’inquiètent de ce qu’il peut s’y passer, parce qu’ils en perdent l’habitude à force d’être transportés d’un lieu « sûr » (maison, école, centre commercial) à un autre en voiture. L’autre jour j’ai vu une pré-adolescente se plaindre d’avoir suivi sa mère au marché à pied, alors qu’elle réside, sans exagérer, à deux cent mètres de là.
Beaucoup de choses ont changé en vingt, trente ou quarante ans, alors il me semble impossible de juger rapidement les raisons qui expliquent les différences que j’évoque, mais j’ai l’intuition qu’il y a quelque chose d’intéressant à creuser dans ce qui distingue les fictions destinées à la jeunesse d’il y a quelques décennies de celles d’aujourd’hui.

  1. 6 Responses to “La grande aventure”

  2. By Stéphane Deschamps on Juin 11, 2012

    Je n’ai pas un gros échantillon, mais ma gamine de 7 ans lit pas mal de trucs avec des enfants assez autonomes dans un monde réaliste. Elle y passe effectivement des plombes, donc elle nous ressemble assez à son âge.

    Mais elle est dans un milieu très bibliophile, avec des parents qui font un très gros travail de prosélytisme, donc sans doute non révélatrice.

    Son frère (5 ans et demie) est impatient de prendre le même chemin, il en est à s’accaparer les rudiments de la lecture.

    (je ne sais pas si ça aide, il faudrait un corpus plus grand) ;)

    Télérama il y a quelques mois citait une étude sur le sujet qui disait qu’on ne lit plus en moyenne que (je vais dire une bêtise) quelque chose comme 3 livres par personne et par an (il faudrait retrouver l’article).

  3. By Lays on Juin 11, 2012

    Je pense que c’est surtout un changement de lectures et d’habitude de lecture dans la génération actuelle (sans vouloir faire le vieux con qui chiale que les gamins font rien qu’à regarder la télé) il n’y a plus vraiment de bibliothèque verte, ni de Signes de Piste.. J’ai la vingtaine, mais encore enfant, tout le monde avait de vieux Club des Cinq qui traînaient en lambeaux et avec lesquels on apprenait à lire. Pourtant c’était déjà extrêmement vieillot, même à mes yeux. Je trouvais que les personnages manquaient de naturel, et ce que je pouvais excuser dans les Trois Mousquetaires – le ton un peu plat, ou qui tend au cliché – me paraissait déplacé de la part d’enfants comme moi. Dans mes souvenirs – vagues – le club des cinq n’était qu’un archétype parmi d’autres de « la bande de potes qui va faire des tas de trucs ensemble » et je les avait en tête mais avec le Petit Nicolas et autres modèles ou il ne s’agissait pas tant de faire fuir les méchants contrebandiers (pourquoi on se rappelle toujours des contrebandiers ? Il devait bien y avoir d’autres histoires, non ?) mais bien de faire des blagues et des jeux en groupe et de bien rigoler.
    Pour ce qui est du désir d’évasion et de l’enfant indépendant je m’y étais plus fondamentalement confronté avec des « romans scouts » du type de la collection « signe de piste »* avec dans un autre registre assez dur, les années Spoutnik de Baru [BD] ou, dans un registre fantasy, avec les livres dont vous êtes le héros de Steve Jackson. Je dois admettre que le thème de l’enfant libre a un peu changé, mais je crois le voir assez souvent resurgir, certes modifié, dans la figure du gosse de 12 ans qui finit par sauver le monde…
    Côté enfant libre, j’avais beaucoup lu de « préadolescent/adolescent libre » en fait. C’est sans doute plus politiquement correct, ou plus crédible. Je pense par exemple à La Dernière Chance (kirk’s law) où un jeune citadin va vivre avec un trappeur dans la forêt. Je pensais aussi à ce que faisait Moka, avec « Sorcier! », où le héros a seize ans.
    Depuis, il y a clairement eu des changements, mais c’est sans doute également lié à la baisse de la pratique de la lecture en général. Les séries « pour enfant » sont beaucoup plus rares, en effet, et on manque de Tom Sawyer…
    Sinon j’agrée extrêmement avec ce billet au sujet de Moonrise Kingdom, même si j’avoue avoir trouvé une légère déficience en termes de dialogues dans ce film (Typiquement « –C’est une menace ? – Non, c’est un avertissement. » qui tient vraiment trop du cliché pour moi)

    J’avais d’ailleurs fait une critique audio de Moonrise Kingdom [spoiler] ici, pour une émission scoute, et je le mettais, confusément en relation avec les Années Spoutnik. http://soundcloud.com/bmnews/critique-de-moon-rise-kingdom/s-p4NiY
    (qualité son vraiment fucked up, l’erreur de débutant dans le branchage des micros)
    Dans la même, je parlais ici des livres de Foncine (signes de piste) et de la bizarrerie de leur lecture, après des années et la prise de recul (28’50 -> 44’40) http://soundcloud.com/bmnews/bm-news-n-1/s-AnunU
    (J’ai une diction pourrie je dis « et tout » tout le temps, c’est insupportable, je sais. Et y’a un moment de sexisme flagrant de Foncine recouvert par du piano.)

  4. By sylvette on Juin 11, 2012

    rhazut! J’ai pas aimé Rushmore et adoré Mr Fox… que faire alors? Ton post m’a donné envie de voir son dernier film en tout cas… ne serait-ce qu’à cause de tes arguments littéraires.

  5. By Jean-no on Juin 11, 2012

    @sylvette : est-ce que tu as aimé Life aquatic ? C’est marrant, tout le monde ne marche pas aux mêmes choses avec Wes Anderson, mais j’ai l’impression que Moonrise kingdom est sont film qui plait le plus.

  6. By nautilebleu on Juin 13, 2012

    Ton propos me ramène à une discussion que j’avais eu il y a quelques années à l’époque de la sortie du Seigneur des Anneaux au cinéma, où l’on se faisait un peu la même remarque : il sortait beaucoup de films/romans/BD de Fantaisy (et le succès du SdA a encore amplifié le phénomène, les éditeurs essayant de tirer au maximum sur la corde).
    C’était aussi l’époque de Second Life etc, et un ami m’avait à l’époque dit que, selon lui, c’était parce que les gens préféraient oublier le réel au profit d’univers où le chômage n’existait pas (par contre ces univers parallèles ne sont pas forcément moins violents, mais sans doute pas de la même façon.) D’un autre côté, est-ce que le monde des années 50/60 qui vivaient sous la peur du nucléaire ou celui des années 70/80 avec déjà le chômage était beaucoup moins stressant à vivre ? Pas sûr, alors les gens auraient sans doute eu autant de raison de se réfugier dans l’imaginaire.

    C’était aussi le sens de ma remarque il y a quelques semaines sur Twitter à propos des uchronies, avec une subtile différence : ces mondes là, bien que différents, sont tout de même ancrés dans le nôtre, quoique plutôt dans son passé que dans son présent.

  7. By Jyrille on Août 6, 2012

    Le rapport s’est inversé chez moi : mon fils me fait connaître des oeuvres nouvelles pour enfants ou pré-ados. Là, il est accro à la série de romans Cherub, où des enfants de 10 à 17 ans sont utilisés comme agents secrets. Ca se passe en Angleterre, ça peut sans doute se rapprocher un peu plus de ce que tu cherches.

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