Barbarie de l’Internet civilisé
janvier 18th, 2012 Posted in indices, Parano, Pas gaiCe n’est pas la première grève de sites Internet. Il y a trois ans (déjà !), de nombreux sites français arboraient un bandeau noir, en signe de protestation contre la loi Hadopi. Il a existé des actions de ce genre dès la fin des années 19901.
Aujourd’hui, ce sont des acteurs parfois importants du web américain qui interrompent leur service ou effectuent des actions pour protester contre les lois SOPA (Stop online piracy act) et PIPA (Protect intellectual property act), qui sous le prétexte vertueux de protéger les ayant-droits autorisent la fermeture de sites web, l’application de sanctions économiques (interdiction de diffuser des publicités par exemple) ou l’interdiction technique d’accéder à certains sites. Une disposition particulièrement vicieuse garantit aux hébergeurs ou aux fournisseurs d’accès qu’ils ne seront pas poursuivis s’ils se montrent vigilants et bloquent ou suppriment spontanément les sites qui peuvent poser problème. Trouvaille ahurissante qui récompense la censure en amont et le fait, pour des hébergeurs ou des fournisseurs d’accès de mal faire leur travail2. Enfin, tout site qui contiendrait des informations susceptibles de permettre d’utiliser des services diffusant des œuvres illégalement est lui aussi visé par ces lois : même si ce n’est sans doute pas le cas prévu, un guide d’utilisation de Youtube pourrait être potentiellement illégal ! Ne parlons pas des moteurs de recherche dont la neutralité serait totalement remise en question et qui auraient donc à charge de retirer préventivement de leur base de données tout lien pointant vers un service susceptible d’être illégal. C’est pourquoi le logo de Google est caché pour les américains aujourd’hui (Merci à Nicolas qui m’a fourni une capture d’écran) :
Ces lois SOPA et PIPA sont bien dans la philosophie du traité ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement), traité mondial, longtemps négocié de manière occulte3 et dont le contenu serait resté secret si son existence n’avait pas été révélée par Wikileaks, et dans la continuité des dispositifs prévus ou effectivement mis en place dans de plusieurs pays réputés démocratiques, comme la France (Hadopi, Lopsi) ; l’Italie (avec un décret qui interdisait la diffusion de vidéos par les blogs) ; l’Australie (où la lutte contre la pédo-pornographie4 a abouti au blocage de dizaines de milliers de sites sans rapport) ; en Grande-Bretagne (où le gouvernement a envisagé une forme de cyber-couvre-feu en période d’émeutes)… Chaque fois, une censure administrative est justifiée par un prétexte lié à la sensibilité locale (ou parfois à la mécompréhension des enjeux, de l’histoire et des causalités par le public) et qui est pourtant déjà encadré juridiquement : droit d’auteur, crimes affreux, peur du terrorisme ou du désordre,… Peu à peu, comme prévu, un verrouillage global nivelle les libertés par le bas et les pays qui se pensent libres s’équipent de dispositifs qui ne se distinguent de ce qui se a cours en Syrie, en Iran ou en Chine que par une couche d’hypocrisie juridique. Même si le sujet est de plus en plus banal, il faut tout de même continuer à en parler.
La liberté sur Internet a beaucoup d’ennemis, et je fais le pari facile que les choses ne feront qu’empirer, au profit d’un verrouillage politique et économique. Ce que les multinationales du médicament et du divertissement (notamment) protègent, ce n’est pas la qualité ou la création, c’est d’abord leur pouvoir. Ce que les états protègent, c’est aussi leur pouvoir. Des pouvoirs extrêmement liés, du reste, même s’ils ne sont pas attentifs aux mêmes questions : la maison-blanche a pris parti contre la loi lobbyiste SOPA, par exemple, mais persiste de manière totalement illégale à peser sur Paypal ou Mastercard pour asphyxier Wikileaks financièrement.
Je n’ai jamais fait mystère de mon inquiétude concernant la dégradation des libertés publiques, notamment sur Internet, lieu qui est de moins en moins distinct du reste du monde : le réseau ne concerne plus une poignée de passionnés d’informatique, c’est devenu le troisième poumon de beaucoup d’entre nous, et qui en sommes sans doute de moins en moins conscients — en disant ça, je pense notamment à tous les services de téléphonie qui s’appuient sur le réseau Internet.

Quelques réactions d’utilisateurs de Wikipédia pris au dépourvu par les 24 heures de fermeture du site. Certains sont à prendre au second degré, mais pas tous.
Ce que je remarque aujourd’hui, c’est que, en travaillant, j’ai tenté au moins six ou sept fois d’accéder à des articles de la Wikipédia anglophone (que j’utilise plus volontiers que son homologue francophone, puisqu’il y a plus d’articles et ceux-ci sont souvent meilleurs). Or chaque fois, j’aurais pu prévoir ce qui allait m’arriver : l’article était remplacé par une page qui, de manière un peu mélodramatique, nous rappelle les menaces que les lois SOPA et PIPA font peser sur la liberté de l’information sur Internet. Il a fallu cette action pour que je constate que je me rends très souvent sur Wikipédia, presque mécaniquement, non en tant que contributeur mais bien en tant qu’utilisateur. Wikipédia, comme tout le réseau Internet, est bien une annexe de ma mémoire.
Je trouve assez belle l’idée d’une encyclopédie en grève, d’une base de connaissance qui décide ponctuellement de faire comprendre ce que serait le monde sans elle.
Ce qui est attendrissant, c’est que l’action est loin d’être radicale : la page noire ne vient pas à la place de l’article, elle ne fait que le masquer et il existe plusieurs moyens de contourner cette limitation, dont certains sont même explicitement fournis sur la page où la fondation Wikimedia détaille ses motivations. Je me demande s’il s’agit de moins punir les utilisateurs avertis que les autres — ceux qui utilisent Internet sans rien savoir de son fonctionnement et sans avoir conscience des enjeux politiques qui l’entourent —, ou s’il s’agit juste d’une preuve qu’il est difficile d’aller contre ses propres principes de généreuse diffusion de la connaissance.
À propos de Wikipédia et de liberté, je ne peux pas m’empêcher de fanfaronner ici (après l’avoir fait sur Twitter et Facebook) avec la citation par Frédéric Joignot dans le supplément Culture du Monde, vendredi dernier, d’une de mes réflexions publiée sur le présent blog l’an dernier.
- par exemple la grève européenne de l’Internet, en décembre 1998, suivie par des usagers et par des auteurs de sites (mais peu ou pas relayée par la presse, dans mon souvenir) et dont le but était de protester contre la mauvaise qualité et le coût de l’accès au réseau [↩]
- On se souviendra que les pires totalitarismes du siècle précédent ont systématiquement recouru à l’intimidation de ceux à qui elle n’avait rien à reprocher afin d’établir une terreur générale qui pousse chacun à dénoncer son voisin. À bon entendeur, salut. [↩]
- Les affaires publiques sont une choses trop sérieuse pour que l’on consulte et que l’on informe les citoyens. Telle semble être le dogme actuel, par exemple en Europe avec le célèbre Traité de Lisbonne qui impose aux peuples des dispositions partiellement rejetées par référendum… Personnellement j’avais voté « oui » au traité constitutionnel, mais cet épilogue m’a plus que déçu sur la nature profondément anti-démocratique de la Commission Européennes et de nos gouvernants. [↩]
- La pédo-pornographie est un crime dont l’idée est si répugnante, si odieuse, que le sujet court-circuite la réflexion et qu’on ne pense pas à se poser la question de son importance véritable sur Internet. Est-elle anecdotique ? Relève-t-elle du mythe urbain ? Le seul fait tangible à ma connaissance au sujet de la pédo-pornographie, c’est que l’on vote des lois en son nom. Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais je n’ai pas l’impression qu’il s’agisse d’un phénomène en augmentation, ni qu’il soit typiquement lié au réseau, où un crime lié à l’échange d’images est certes plus facile à commettre qu’ailleurs, mais aussi infiniment plus facile à traquer. De plus, il faut le répéter, des lois existent déjà pour combattre la pédo-pornographie ou la pédophilie. [↩]
7 Responses to “Barbarie de l’Internet civilisé”
By jyrille on Jan 18, 2012
Merci de faire toutes ces piqûres de rappel nécessaires.
By Jean-no on Jan 18, 2012
C’est le genre d’article que j’écris pour moi, aussi, pour me rappeler des évènements deux ans plus tard. Mon blog est une extension de ma mémoire.
By TiboQorl on Jan 19, 2012
Hélas, les Français semblent bien peu préoccupés par ce qui se passe outre-Atlantique.
Pire encore, les utilisateurs de la Wikipédia francophone, pour la plupart, semblent même considérer l’action de la Wikipédia anglophone comme un lobby ou une forme de chantage contre la démocratie américaine. Ne comprennent-ils pas que le lobby vient justement du « camp d’en face » ?
Je suis très attristé par l’absence d’esprit solidaire de notre part. Nos trois principes « liberté, égalité, fraternité » arrivent à être enterrés en même temps, sur le même événement, avec nos propres pelles.
By Jean-no on Jan 19, 2012
@TiboQorl : tout le principe de la mondialisation, en tant qu’impérialisme économique, c’est de faire croire aux gens de chaque pays que leur situation est unique alors qu’on leur impose des contraintes globales. Internet permet justement de lutter en partie contre cette illusion… J’ai vu beaucoup de gens sur Twitter ou sur Facebook qui étaient très intéressés par l’affaire Sopa/pipa, et c’est le cas aussi des journalistes « techno » (écrans, numérama, etc.). Tout ça n’est pas beaucoup sorti des rubriques spécialisées, c’est certain.
By pièce détachée on Jan 20, 2012
Quant à la note 4 de ce billet : un informaticien expert judiciaire en parle très bien sur son blog, mais je ne retrouve pas où. Contactez-le, il vous dira tout.
By France on Jan 27, 2012
« Hélas, les Français semblent bien peu préoccupés par ce qui se passe outre-Atlantique. »
Ou mais bon, quand ça bouge chez nous la réciproque se confirme aussi.
By TiboQorl on Jan 27, 2012
Le problème, c’est que ce qui arrive aux Etats-Unis finit toujours par arriver en France, la réciproque est bien moins vérifiée. ;) Les EUA sont le centre du monde, que cela nous plaise ou non, ce sont eux qui font la loi mondiale.